Saisons sauvages est le quatrième roman de Kettly Mars. Venue à l'écriture tardivement (à l'âge de trente ans), cette cinquantenaire haïtienne réside dans son pays, contrairement à nombre de ses confrères et consœurs partis à l'étranger. Elle s'est imposée par ses sujets à la fois intimes et universels (passion amoureuse, droits des femmes, quête d'identité d'un peuple à la dérive) et sa narration réaliste teintée de psychologie qui met à nu l'âme des protagonistes. Le nouveau roman de cette auteure talentueuse, qui raconte une histoire d'amour, de trahison et de dislocation psychique sur fond de turbulences sociales et historiques, témoigne une fois encore de la force et de la finesse son écriture. Campé dans l'époque de la dictature «duvalérienne» Saisons sauvages est aussi une réflexion sur les ravages perpétrés dans les esprits par la violence totalitaire. On ne sort pas indemne de trois décennies de fascisme, même tropical. Dans un entretien accordé lors de la sortie de l'un de ses précédents livres, la romancière racontait combien elle reste fascinée par cette période de l'histoire de son pays. «La vie était un couvre-feu, une censure à outrance» «Je suis née, a-t-elle expliqué, à la fin des années 50, au moment où s'installait une dictature qui allait durer trente années. C'était mon quotidien. La vie était un couvre-feu, une censure à outrance. J'ai vécu cela dans une sorte d'innocence pour n'en avoir pas été victime directement, sans vraiment comprendre. Les séquelles ressortent aujourd'hui, avec l'âge et le recul. J'essaie de comprendre ce que cette époque-là a signifié et quelle incidence elle a sur ce qui se passe aujourd'hui. Ce qui se passe n'est pas spontané. C'est un enchaînement d'attitudes et d'irresponsabilités de notre part. (...) Je suis en train de comprendre et d'analyser pourquoi nous sommes ‘'zombifiés'', pourquoi nous nous laissons faire comme cela. Parce que depuis la prime jeunesse, nous vivons ce poids de la dictature sans nous en rendre compte.» Son nouveau roman est construit autour de cette idée de l'innocence perdue, de l'innocence qui n'a peut-être jamais réellement existé. Au cour du livre, la famille Leroy. Dans le Port-au-Prince des années 1960, les Leroy mènent une existence heureuse mais précaire à l'ombre d'un régime sanguinaire. Daniel Leroy est le rédacteur en chef du journal d'opposition. Homme de gauche, il tente de mobiliser les paysans et la jeunesse du pays pour renverser le régime honni de Papa Doc. Mais ses menées subversives sont découvertes par les autorités. Il est arrêté et conduit au quartier général des macoutes que dirige un certain Raoul Vincent, secrétaire d'Etat à la Sécurité publique. L'homme fait régner la terreur parmi les opposants au régime, n'hésitant pas à torturer les récalcitrants de ses propres mains. Le roman s'ouvre sur l'audience accordée par ce dernier à la belle Nirvah Leroy, l'épouse du journaliste embastillé. Elle vient demander les nouvelles de son mari que les sbires du régime ont enlevé depuis deux mois. Après avoir fait attendre sa visiteuse plus de quatre heures, quand le secrétaire d'Etat daigne la recevoir finalement, il se laisse subjuguer par sa beauté. Pourtant, Raoul Vincent est connaisseur en matière de femmes. «Mais cette femme ne ressemblait à aucune autre. Il en avait eu la conviction rien qu'en posant les yeux sur elle. Une femme pour laquelle un homme se damne. Son parfum de mangue mûre flottait encore dans l'air. Il en salivait. Elle exhalait force et fragilité, raffinement et libertinage, sérénité et vertige. Elle cachait derrière son regard innocent un monde secret de classe, de caste, de chuchotements, de rires discrets un monde hautain et inaccessible.» L'opposition des castes, un des principaux ressorts du roman Tout est dit en ces quelques mots. Cette belle femme, issue de la bourgeoisie mulâtresse, représente ce monde de richesse et de sophistication auquel Raoul Vincent, le Noir des bidonvilles, ne peut que rêver sans jamais pouvoir y pénétrer. Il veut la posséder, la soumettre à son désir tant pour sa beauté qui le fait bander «comme on bande à vingt ans», que pour se venger des humiliations de sa race, de sa caste, de son passé. Cette opposition de castes est l'un des principaux ressorts de l'action de ce roman. Les autres ressorts sont de l'ordre de l'intime et de l'individuel et se manifestent dans les pages à la première personne où l'auteur donne la parole à Nirvah Leroy. Si celle-ci, au début, donne l'impression de céder, à son corps défendant, aux avances du secrétaire d'Etat, justifiant son acquiescement par le souci de sauver son mari et de subvenir aux besoins de ses enfants dont elle a, désormais, la charge, il devient clair très vite que les choses sont plus compliquées. Elle aussi, elle désire cet «autre» qui lui permet de se réaliser en la faisant sortir de ses tabous et de ses interdits bourgeois. Ces liaisons dangereuses entre l'épouse de l'opposant au régime de Papa Doc et l'homme fort du gouvernement, posent aussi la question de la complicité de la bourgeoisie bien-pensante avec la dictature. Tout le talent de Kettly Mars réside dans cette représentation magistrale et sans manichéisme aucun des ambiguïtés du désir et du jeu social, mettant en scène le naufrage d'une famille et, au-delà, celui d'une nation toute entière. Saisons sauvages,