Poète engagé, journaliste et professeur de littérature, le romancier haïtien, Lyonel Trouillot, nous livre avec Yanvalou pour Charlie, (son dernier roman), une critique acerbe de la bourgeoisie haïtienne. En visite en Algérie pour présenter aujourd'hui son ouvrage au Centre culturel français d'Alger (CCF), le prix Wepler 2009 reviendra, lors d'un entretien, sur son dernier livre et sur sa passion pour l'écriture... L'Expression: Peut-on dire que votre dernier roman, Yanvalou pour Charlie, est une diatribe aiguisée contre la bourgeoisie haïtienne? Lyonel Trouillot: Oui, mais pas uniquement cela. C'est un livre que j'ai écrit avec mes yeux... avec un regard citoyen sur le comportement d'une élite économique dont Haïti n'est finalement pas le pays, mais simplement le commerce. J'aime écrire des livres qui dérangent, dans lesquels les gens pourront voir leur propre laideur en face. Certains m'ont dit que j'étais sévère envers eux, et cette remarque m'a fait énormément plaisir. Je pense que l'art a encore cette fonction de donner à voir les choses, tantôt dans leur beauté, tantôt dans leur laideur... Vos livres, Yanvalou pour Charlie y compris, témoignent d'un engagement politique et social indéfectible, pensez-vous qu'une oeuvre littéraire pourrait contribuer à faire changer les choses? Je pense que la littérature n'a pas un tel pouvoir. Un texte littéraire peut semer l'inquiétude, mais il ne peut amener à agir. Je pense que tout texte, portant les foules à agir, peut les conduire aussi à la folie collective. Je préfère un texte qui attire notre attention par rapport à des sujets sur lesquels on devrait s'interroger. Un texte qui sème le doute, le dégoût et parfois l'enthousiasme. Pour moi, l'oeuvre littéraire est avant tout une affaire personnelle entre le texte et le lecteur. Justement, la littérature peut-elle remplir ce rôle dans des pays où les populations sont à majorité analphabètes? Personnellement, j'écris parce que la chose m'est nécessaire. C'est une sorte de dialogue avec moi-même, avec le langage, et même avec le réel, car la littérature ne parle pas du réel. Il faut préciser également qu'écrire est une chose et mettre l'ouvrage en circulation en est une autre. La mise en circulation de celui-ci est un noble commerce avec chaque personne qui le lit. Qu'importe s'il y aura dix, quinze ou même trois millions de lecteurs, l'essentiel est le dialogue que le texte pourrait établir avec chaque lecteur en particulier autour de la question du langage et du rapport au réel Votre passion pour l'écriture, comment l'avez-vous découverte? Je ne sais pas! Ma mère disait que je commençais à mentir à l'âge de six ans. Je n'ai aucun souvenir de moi n'écrivant pas. En même temps, je n'ai jamais choisi d'être écrivain professionnel. J'écris les livres qui me sont nécessaires. Je peux rester deux ou trois ans sans écrire si le livre ne s'impose pas à moi. Je laisse les livres me rentrer dans la tête, et puis, à un certain moment, ils s'imposent à mes mains. Je les rédige en général très vite, parce qu'ils ont pris du temps à naître. Yanvalou pour Charlie, je l'ai écrit en deux mois! Vous êtes poète, romancier, journaliste et même professeur de littérature. Quelle est la dénomination qui vous va le plus? J'aime énormément la poésie. Pour moi, c'est quelque chose qui est de l'ordre de l'intime. Elle ne tolère pas le «ratage». Certains ont entamé leur carrière de romancier avec un premier roman qui était plutôt mauvais. Par la suite, ils ont fait un autre qui n'était pas si mauvais que le précédent. Au dixième, ils ont finalement un qui est très bon. Avec la poésie, c'est totalement différent, c'est un langage qui s'affirme dans l'immédiat dans sa plénitude, dans sa beauté. Donc, par prudence, je préfère lire et secrètement écrire de la poésie. J'ai beaucoup de mal à publier mes textes poétiques. Mais en tant qu'individu, j'ai beaucoup de plaisir à faire parler les gens. J'anime des émissions de radio, des ateliers d'écriture et j'adore voir sortir le langage de l'autre, contribuer à cette naissance. Je pourrais passer mon temps à faire cela... Pendant les années de dictature, les intellectuels et les leaders syndicaux haïtiens étaient constamment intimidés, vous, vous avez choisi de rester... Mon départ de Haïti à l'âge de 14 ans était le choix de ma mère et ce pour des raisons assez douloureuses, mes parents venaient de divorcer. Je suis revenu à 19 ans, quand j'ai atteint l'âge de la majorité. C'était assez intéressant. Au cours de cette année, Dany Laferrière avait quitté Haïti en disant que pour être écrivain il fallait partir ailleurs. Pour écrire, moi, il fallait que j'y retourne. C'était un pays que je venais de redécouvrir, à mes 14 premières années, j'étais un petit bourgeois qui allait en classe chez les curés. Je ne connaissais pas les quartiers pauvres, ni ce grouillement de vie qui fait partie de la réalité haïtienne. Cependant, c'est un mythe de croire que tout le monde a laissé Haïti pendant les dures années. Il y avait la dictature, mais il y avait parallèlement des formes de résistance. La littérature, qui n'interpellait pas directement le politique puisque c'était impossible, interpellait beaucoup le social. C'était une thérapie extrêmement expérimentale. On ne pouvait pas dire les choses directement, donc on était obligé de travailler le langage et la polysémie du langage. La littérature haïtienne, pendant les années de dictature, était assez riche, contrairement à ce qu'on peut croire à l'étranger. Justement, un écrivain peut-il parler de la réalité d'une société dont il ne fait plus partie? La question du lieu pour l'écriture n'est pas en soi une question majeure. Il y a des auteurs qui n'ont jamais quitté Haïti, mais il y a très peu de réel haïtien dans leurs oeuvres. Pour le travail d'écriture, je pense que l'ancrage langagier, l'ancrage social n'est pas directement lié au lieu où l'on se trouve. On peut écrire dans une résidence littéraire à Alger un beau roman de la réalité haïtienne, il suffit que l'on connaisse suffisamment cette réalité...En même temps, on ne peut pas prétendre écrire un réel duquel on s'est éloigné. Ce réel ne sera plus du réel, il deviendra notre fantasme. C'est ce qui est arrivé à un écrivain comme René Dupestre qui est dans un fantasme d'une Haïti de 1956, alors que le pays a tellement changé depuis. Après le tremblement de terre en janvier dernier, il a été le seule écrivain d'origine haïtienne à demander que l'on exerce une tutelle international sur Haïti. Mais à partir du moment où on reste en contact avec le réel, on peut écrire de n'importe quel lieu. Si l'on n'est pas proche du réel, il faut apprendre à se taire. C'est abominable, que des écrivains se fassent passer pour des porte-parole de certains pays dans lesquels ils n'ont pas mis les pieds depuis 30 ou 40 ans, simplement parce qu'ils sont originaires de ce pays. Je trouve qu'il y a quelque chose qui est carrément de l'ordre de la malhonnêteté intellectuelle.