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Leïla marouane, du côté de la condition féminine
Une implacable mise à nu
Publié dans El Watan le 10 - 03 - 2005

Rachid Boudjedra a secoué la littérature algérienne avec son premier roman La Répudiation, en abordant des thèmes tabous. Trente-six ans plus tard, une romancière algérienne, Leïla Marouane, ose écrire comme l'a fait Boudjedra en 1969 en signant son troisième roman La Jeune Fille et la Mère.
Cet ouvrage est écrit avec la même veine, la même force, la même impudeur que La Répudiation. En 2005, Leila Marouane jette par-dessus bord toutes les inhibitions en créant des personnages féminins qui s'expriment crûment sur des sujets que ses consœurs ont abordé avec détermination mais avec pudeur. En cette semaine du 8 Mars qui donne aux femmes la possibilité symbolique de manifester leur révolte afin d'être reconnues en tant que personnes à part entière, il m'a semblé opportun de vous présenter ce roman de Leïla Marouane qui raconte, avec un réalisme à vous couper le souffle, les mésaventures de Djamila, cette jeune fille d'une famille modeste du Sud algérien, qui parle de sa sexualité, de sa libido, de ses blessures psychologiques, de ses rapports difficiles avec sa mère, avec lucidité et véracité. Le récit tragique de Djamila débute ainsi : son père la voit nue, en train de faire l'amour avec l'ébéniste du village dans le jardin public. Pour étouffer un éventuel scandale, il veut absolument la marier en s'assurant d'abord que sa fille est toujours vierge. Dans une scène absolument fellinienne, le père emmène sa fille à l'aube chez une ancienne accoucheuse qui habite les quartiers pauvres, pour vérifier si le précieux hymen est toujours en place. Djamila se prête sans réticence à l'examen, puisque sa mère vérifie l'état de la membrane de sa fille depuis l'âge de cinq ans, depuis que son cousin a failli la violer et Djamila raconte son calvaire, narre comment sa mère devient la gardienne la plus farouche du temple traditionnel de l'homme : « Tu la perds (elle ne prononçait jamais le mot virginité) tu la perds, et c'est la fin de nous, c'est la fin de tout, tu la perds, et ton père nous jette dans le désert, tu la perds et tes frères et sœurs seront orphelins à la merci des vampires. Tu la perds, et je t'égorge. »
Une fille rebelle
Leïla Marouane ne s'encombre pas de périphrases ni de figures de style, elle appelle un chat, un chat. Si la question de la virginité est devenue dans de nombreux milieux une affaire privée entre époux, il n'en va pas de même pour la majorité. Djamila n'échappe pas au certificat de virginité du médecin officiel avant le mariage qui n'aura pas lieu. Ces inspections répétées depuis son plus jeune âge, les mises en garde vis-à-vis des garçons, la malédiction d'être une fille... sont autant de cris de douleur de ce personnage époustouflant qui parle de ses actes les plus intimes, de ses fantasmes sexuels, comme aucune romancière algérienne ne l'a fait à ce jour, si ce n'est par allusion. La dimension fictionnelle donne au texte une épaisseur certaine : « Elle m'auscultait munie d'une loupiotte à pile, qui m'humiliait, qui me mortifiait, à laquelle je ne m'étais jamais habituée, c'est peut-être pour ça, me dira-t-on, que mes premiers poils pubiens ont poussé blancs, et le sont restés, blancs comme neige, une barbe de père Noël en verdirait de jalousie. » Les termes utilisés par Leïla Marouane sont forts, ils veulent certainement choquer, frapper l'imagination pour dénoncer la position méprisante dans laquelle se trouvent certaines jeunes filles. Exaspérée par cette fille rebelle, la mère ne l'appelle plus que « chegfet boul » (craquelure de pisse), démontrant que certaines femmes ont intégré l'automépris. Même victime, une fille est toujours responsable d'un viol. La mère réussit à faire croire à Djamila que l'épisode du cousin 'n'a eu lieu que par sa seule faute, et donc elle est traitée de « chienne en chaleur ». La mère devient bourreau. Leïla Marouane réussit le tour de force de montrer comment la femme défend l'idéologie machiste à son insu. Elle devient son propre ennemi. Au-delà de l'histoire de Djamila dont les frères disent qu'heureusement « ils ne sont pas des filles dans ce pays », la romancière campe le portrait d'une mère qui a fait la révolution, qui a cisaillé les fils électriques de la ligne Morice, qui a milité auprès de ses frères de combat. Cette femme libre pendant la révolution, pensait continuer à l'être après l'indépendance, qu'elle serait une citoyenne à part entière, respectée. Mais cela n'a pas été le cas, et elle s'est retrouvée dans une situation qu'elle ne désire pas pour sa fille à qui elle dit : « Et qu'est-ce qu'une femme mariée sinon un dépôt de spermatozoïdes ? Un nid d'avortons ? » Bafouée, battue, répudiée maintes fois, subissant le mépris de la maîtresse du mari, elle devient une « Folcoche », une machine à faire des bébés tous les dix mois. La répudiation est un traumatisme pour les enfants. Cette mère qui voulait que sa fille fasse les études qu'elle n'a pas faites, devient victime du qu'en-dira-t-on et se transforme en terreur, sombrant dans la folie. Cette moudjahida n'a connu que la douleur et la trahison après l'indépendance. Les femmes sont retournées à leurs fourneaux avec des lois indignes que Djamila dénonce. La Jeune Fille et la Mère, un ouvrage riche et fort, où cette fois c'est une fille qui règle ses comptes avec sa mère.
Leïla Marouane, La Jeune Fille et la Mère, Paris, Seuil, 2005.


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