F) Le FNI affirme qu'il ne pourra pas y avoir de progrès au Soudan ni de solution à ses problèmes économiques, sociaux, politiques et culturels si l'on n'y adopte pas les lois de la charia. Son argument principal est que l'Occident, à la fois chrétien et laïque, ne permettra jamais aux autres peuples de se développer de façon autonome. Par contre, la charia constitue le «choix culturel» de la société soudanaise par lequel elle pourra, grâce à une doctrine indépendante des idéologies occidentales, accéder au «développement autocentré». Ainsi, selon un dirigeant du FNI, toutes les questions touchant à la répartition des richesses, à l'accès à l'éducation et aux soins, à la protection sociale et à la culture ont été suspendues dès l'indépendance. La mise en place d'une législation pénale islamique constitue, en fait, le point de départ vers une transformation islamique totale de la société, qui reprendra «à zéro» tous ces problèmes éludés depuis l'indépendance. Mais le FNI n'en dit pas plus sur les objectifs concrets ni sur les moyens, théoriques et pratiques, d'y parvenir. C'est qu'il s'agit uniquement de faire admettre : 1) que l'islam apporte une solution à tous les problèmes que connaît la société soudanaise ; 2) que les membres du FNI qui accéderont au pouvoir auront une moralité, une piété, une bonne volonté et des compétences qui leur permettront de s'attaquer victorieusement à tous ces problèmes ; 3) qu'une société réellement (ré)islamisée verra ces problèmes disparaître d'eux-mêmes. L'on n'enregistre cependant jusque-là aucune tentative de «traduction» des principes de l'islam (selon quelle interprétation ?) en propositions de réforme constitutionnelle ou en programmes économiques, sociaux et culturels concrets. Le Front se veut le vecteur du bien public, quelles que soient les appartenances sociales, ethniques et religieuses. Ainsi, si la charia doit être appliquée dans le «Nord musulman» du Soudan, les chrétiens y jouiront de la liberté de culte et d'association. Quant aux territoires du Sud, toutes les lois de la charia y seront appliquées à l'exception des hudûd, dont la définition sera conforme à la charia, mais non le châtiment : l'adultère, par exemple, sera prouvé selon les normes de la charia, alors que le châtiment encouru sera une peine de prison. Ceux qui s'opposeront à l'application de la charia seront traités soit en comploteurs (pour ce qui est des laïcistes et des athées) soit en ignorants (pour les chrétiens, qui ne savent pas où réside leur intérêt, et les musulmans qui ne comprennent pas la nécessité d'appliquer la juste loi, telle qu'elle est définie par le FNI). La notion de bien public semble cependant souvent malmenée par certains membres du FNI, qui reconduisent, dans leurs pratiques au sein des institutions qu'ils dominent, celles qu'ils ont dénoncées et qui fleurissaient dans les partis «traditionnels» : clientélisme, favoritisme, etc. Il est certain que, dans les secteurs que contrôle le FNI, le recrutement professionnel s'est souvent limité à sa clientèle. Au cours des derniers mois, le secteur public a vu beaucoup de ses directeurs exécutifs licenciés pour être remplacés par des éléments du FNI. De même, les banques islamiques, en particulier la Banque Faysal, et leurs filiales emploient essentiellement des membres du FNI. Quant à leurs dirigeants, ils mènent des opérations financières et d'investissement lucratives, à caractère souvent spéculatif ; les «retombées» en sont visibles : transformation de leur train de vie, devenu dans ces dernières années des plus luxueux. Le travail d'«idéologisation» ne suffit cependant pas pour définir les activités du FNI. En tant que réalité proche d'un parti politique et pour mener à bien son projet de transformation de la société soudanaise selon ses valeurs et interprétations, il lui a été nécessaire de créer des institutions et de s'appuyer sur d'autres, déjà existantes. Le FNI et ses institutions La «base» économique du FNI est, on l'a vu, constituée de banques et de sociétés islamiques qui effectuent de nombreuses opérations financières et commerciales à travers le pays. Sur le plan social, le FNI a créé des organisations de jeunesse comme La jeunesse constructive et Les pionnières de la Renaissance qui, soutenues par des institutions économiques et politiques, mènent des actions sociales précises, telle la réduction des frais de mariage, en organisant ce qu'elles appellent «mariage d'al-Zahra'», une sorte de cérémonie collective. Le FNI a, par ailleurs, participé à la distribution d'aide aux sinistrés à la suite des inondations de l'été 1988 ; il a aussi déployé son activité auprès des réfugiés et des déplacés musulmans. En outre, la présence de membres du FNI est notoire, voire hégémonique, au sein de l'Agence islamique d'aide et autres institutions islamiques dont le siège est à Khartoum, par exemple le Centre islamique africain, qui s'occupe de l'éducation et de la formation des musulmans d'Afrique. Sur le plan politique, les membres du FNI poursuivent une intense activité militante, surtout en milieu étudiant où ils ont contrôlé pendant plusieurs années les Unions d'étudiants de l'Université de Khartoum, de la branche soudanaise de l'Université du Caire et de l'Université islamique d'Oum Dourmane. Ces unions et les syndicats professionnels conquis par le FNI sont considérés comme les principales pépinières où peuvent se révéler et se former de futurs chefs politiques. Par ailleurs — et on le sait —, le FNI occupe la troisième place parmi les partis politiques représentés à l'Assemblée constituante (Parlement), mais, de par ses capacités d'organisation et les effectifs de ses membres actifs, il dépasse de beaucoup ce que cette troisième place pourrait laisser supposer. Il détient des postes ministériels importants : vice-Premier ministre, Affaires étrangères, Commerce intérieur, Affaires sociales et Aumône légale (zakât), ainsi que le poste de procureur général et plusieurs autres de gouverneur et de gouverneur adjoint. Sur le plan culturel, le FNI possède un secteur d'information actif soutenu par d'importants moyens financiers et techniques et dirigé par des cadres très qualifiés, dont beaucoup ont été formés dans des universités et des institutions américaines. Ce secteur dispose notamment d'une presse quotidienne ou bi-hebdomadaire (Al-Râyât, Alwân, etc.) et hebdomadaire ou mensuelle (Sanâbil, Afkâr). Il compte également plusieurs maisons d'édition. Par ailleurs, le FNI a constitué une communauté d'artistes regroupés sous le nom de Namârek, couvrant les domaines du chant, du théâtre et des arts plastiques. Des membres du FNI exercent aussi une grande influence au sein de ce que l'on nomme l'Union des hommes de lettres soudanais, rivale de l'Union des écrivains soudanais. Toutes ces institutions, ou les membres du FNI adhérents de celles-ci, quoique autonomes, sont en liaison étroite et sont clairement les porte-parole du parti dans les différents champs de la pratique sociale. Sur la base de son idéologie, assez largement partagée par certaines catégories de la population et grâce à ses institutions spécialisées et à la présence de ses membres dans d'autres institutions, le FNI a pu mener un certain nombre d'actions qu'il reste à examiner ci-après. L'action du FNI Le FNI est intervenu à la fois par des actions sociales concrètes et par des opérations proprement politiques. Lors des catastrophes naturelles, il a fourni d'importants secours (médicaments, tentes, distribution d'allocations en numéraire, etc.). Il est passé, pour mener à bien ces actions par l'intermédiaire de ses organisations de jeunesse et par les institutions d'aide islamique dont l'efficacité a augmenté sa popularité. Il accompagnait ce travail d'assistance de campagnes d'explication des causes des catastrophes qui éveillaient, dans la population secourue, enthousiasme et frayeur tout à la fois. (A suivre)