En devenant le onzième président de la République turque, Abdullah Gül nous place en tout cas face à une épreuve qui démontrera à quel point la démocratie s'est enracinée en Turquie. Un coup de tonnerre dans un ciel serein. C'est ainsi que l'on peut qualifier la victoire nette suite à l'élection propre et honnête, en tant que président, de Abdullah Gül, islamiste modéré dans la nouvelle terminologie occidentale. Pour la première fois, en effet, depuis l'abolition du califat en 1923 - une légende avait prédit que le califat serait rétabli là où il a été aboli - un musulman devient président de la République. Le fait n'est pas anodin. Car le gouvernement est lui-même issu d'une mouvance dite islamique. Qui est Abdullah Gül, l'homme par qui les anciens clichés sur l'incompatibilité de l'Islam avec la démocratie sont tombés? Abdullah Gül âgé de 57 ans est un homme politique turc du Parti pour la justice et le développement (AKP). Il a obtenu une maîtrise ès Sciences économiques de l'Université d'Istanbul en 1971 et un doctorat de la même université en 1983. De 1983 à 1991, il travaille comme économiste à l'Islamic Development Bank, Djeddah (Arabie Saoudite) et devient professeur associé d'économie internationale en 1991. Elu député en 1991 pour le Parti du bien-être (en turc, Refah Partisi) réélu député en 1995, il crée alors le Parti de la vertu (en turc, Fazilet Partisi) en 1999 et à sa dissolution, il adhère à l'AKP (‘Adalet ve Kalkýnma Partisi). De 1992 à 2001, il est membre de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. En 2001, il est décoré de la Médaille pour le Mérite du Conseil de l'Europe et devient associé honoraire de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. Apprécié pour ses positions modérées et peu enclines aux extrémismes. Il fait partie des signataires de la Constitution pour l'Europe en tant que représentant d'un pays candidat. Abdullah Gül est le candidat de l'AKP lors de l'élection présidentielle de 2007, Le dimanche 6 mai 2007, après l'échec du deuxième tour de scrutin, car l'opposition a boycotté le vote, il décide de se retirer. Après la victoire de l'AKP, le 28 août 2007, suite au troisième tour du scrutin réalisé au Parlement, Abdullah Gül est déclaré 11e président de la République avec 339 voix. «Le onzième président de la République, écrit Okay Gonensim, est parmi les rares chefs d'Etat turcs à n'être pas issus de l'armée et à n'avoir pas pris le pouvoir après un coup d'Etat. En devenant le onzième président de la République turque, Abdullah Gül nous place en tout cas face à une épreuve qui démontrera à quel point la démocratie s'est enracinée en Turquie. Dans ce contexte, Abdullah Gül n'est pas le seul à être mis à l'épreuve. Celle-ci implique, en effet, chacun d'entre nous, tant celui qui a voté pour lui que celui qui ne le supporte pas. Si nous réussissons cet examen avec brio, nous aurons accompli un geste qui contribuera à mener la Turquie vers le progrès».(1) La polémique du foulard Naturellement, les adversaires de Gül n'ont pu attaquer la gestion de l'AKP qui a fait que la Turquie, forte de près de 80 millions de personnes, a un taux de croissance de 6% sans pétrole... On réchauffe des propos tenus il y a une dizaine d'années par Abullah Gül; le journal Courrier international rapporte les propos d'un journaliste turc de Cumhuriyet qui écrit: «L'AKP entend ainsi mener la conquête de la ´´Colline de 864 mètres´´ où se trouve la présidence de la République qui est le dernier rempart contre un coup d'Etat civil de l'AKP et la marche vers une république islamique sur le modèle iranien. Deniz Baykal, le chef du CHP [parti de l'opposition kémaliste, 152 sièges], s'est félicité d'avoir empêché Erdogan d'accéder à la présidence. Mais il se trompe quand il croit que le visage souriant de Gül garantira la paix civile. Il ne faut pas oublier que c'est l'épouse de ce dernier qui a agité l'un des sujets les plus polémiques qui soient en Turquie, à savoir le foulard. Et voici ce que pense Abdullah Gül à ce sujet: «Les militaires et les élites laïques ont interdit le port du voile dans l'administration publique. En fait, ce ne sont pas des élites laïques, mais simplement des ennemis de la religion qui cherchent à créer une autre religion: l'athéisme. Ce sont eux qui sont intolérants et cherchent à imposer leur mode de vie, simplement pour plaire à l'Occident» (ces propos ont été publiés le 20 avril 1998 dans le journal américain The Christian Science Monitor). L'AKP cherche à remplacer l'Etat de droit laïc par quelque chose qui ressemblerait à l'Iran, dominé par la loi religieuse. Son coup d'Etat ne sera pas le fait des armes, de soulèvements violents ou d'actions spectaculaires; il est civil et procède de la contrainte morale».(2) L'affaire du foulard islamique qui voile la vraie réalité il se trouve pourtant des journalistes qui pensent qu'il faut donner une chance au président et ne pas le condamner à l'avance. Güngör Mengi, du journal Vatan, écrit: «Pour rassurer l'opinion, Gül frappe à toutes les portes pour souligner sa fidélité à la Constitution. Il prétend qu'il sera un président de la République qui étonnera. «J'embrasserai tout le monde», a-t-il dit... La présidence de la République est une institution qui se doit d'être du côté de la laïcité et de l'Etat de droit... De toute façon, Gül aura du mal à gagner la confiance des milieux qui se sentent liés aux principes républicains. Dans ces conditions, il faut encourager Gül et lui donner un minimum de crédit. Le bon sens recommande ainsi de protéger Gül afin qu'il ne succombe pas à des tentations communautaristes et partisanes. Cela passe certainement par d'autres méthodes que le boycott.» (3) Cette question du foulard n'en est pas une comme l'écrivent plusieurs autres journaux. Européens. Kai Strittmatter du Süddeutsche Zeitung (Allemagne) revient sur la polémique entourant Abdullah Gül et sa femme Hayrünnisa Gül, connue pour son port du voile... «L'armée n'a laissé passer aucune occasion de déclarer qu'elle considérait cela comme un problème majeur. Mais qu'en est-il du pays? C'est pour lui un pas de plus vers la normalité. Dans un sondage réalisé par le journal libéral Milliyet, 70% des Turcs ont déclaré que cela leur était égal que l'épouse du président porte le voile. Une proportion presque équivalente n'a rien à redire au fait que le président soit religieux. Malgré tout, ils le croient capable de préserver la Constitution laïque de la Turquie». (4). «En Turquie, écrit, à juste titre, un rédacteur du journal espagnol El Pais, c'est le pouvoir des militaires qui constitue la véritable anomalie. Cette élection reflète la réalité sociale d'un pays peu préoccupé, selon les sondages, par le voile de la femme du président.» La nouvelle situation en Turquie constitue un grand défi pour l'Europe. L'UE ne peut pas claquer la porte face à son désir d'adhésion, qui est aussi un désir de modernisation. (...) L'expérience du plein exercice du pouvoir par des islamistes modérés, qui disent accepter les règles constitutionnelles laïques, est non seulement cruciale pour la Turquie, mais aussi pour l'ensemble du monde musulman et l'Europe.» (4) Selon Petr Kucera, du jounal Respekt (tchèque) le nouveau président de Turquie, Abdullah Gül, est un «brave islamiste» et un «démocrate islamique». Abdullah Gül et ses collègues se sont bien plus démenés en faveur des réformes proeuropéennes et démocratiques au cours des cinq années passées au gouvernement que tous les autres partis laïcs en une dizaine d'années. L'éminent journaliste turc Mehmet Ali Birand critique à raison les laïcs radicaux, qui se préoccupent bien plus du foulard de la nouvelle première dame que des compétences de son époux.» (4) Gérald Papy de la Libre Belgique salue cette élection. «Mardi, la Turquie est sortie de sa crise existentielle par le haut. Les règles institutionnelles ont été respectées. Le candidat naturel à la présidence, qui s'imposait d'autant plus à l'aune de la victoire de l'AKP aux législatives de juillet, a été élu au troisième tour de scrutin, à la majorité simple. Il a aussitôt promis de respecter la laïcité. L'armée, enfin, malgré un ultime avertissement lundi soir et un ostensible dépit mardi, est restée au balcon. (...) Force est de reconnaître que depuis qu'ils sont au pouvoir, Tayyip Erdogan et Abdullah Gül ont favorisé le développement économique de la Turquie et le rapprochement avec l'Union européenne, démontrant ainsi que l'Islam est soluble dans la démocratie. En ces temps de radicalisation religieuse, le laboratoire turc n'est pas seulement précieux; il est vital.» (4) Un modèle pour les musulmans L'AKP un parti démocrate-musulman: Pourquoi pas? Pourquoi, s'interroge Jean-Marcel Bouguereau, n'y aurait-il pas des musulmans démocrates comme à la fin du XIXe siècle, est née dans nos pays une «démocratie chrétienne»?... Même Nicolas Sarkozy qui a modéré son opposition jusque-là radicale à la poursuite des négociations d'adhésion de la Turquie à l'Europe a dû en avoir conscience devant la large opposition que ses déclarations avaient suscitées parmi nos partenaires européens. A la veille du vote, le quotidien libéral Milliye affirmait que «l'élection de Gül constituera un tournant dans notre histoire politique qui devrait nous rapprocher encore un peu plus de la maturité démocratique». Le père de la laïcité, Atatürk, pour occidentaliser son pays, s'est appuyé sur un Etat fort, où l'armée reste, aujourd'hui encore, l'arbitre ultime. Il reste une dizaine d'années à la Turquie pour faire ses preuves démocratiques. A l'AKP comme à l'armée».(5) Frédéric Koller du journal Le Temps (Suisse) estime que «l'AKP a réussi son pari. Il est en passe de devenir ce grand parti de centre droit, respectueux des institutions, pendant musulman des partis démocrates-chrétiens européens. La Turquie peut ainsi espérer devenir un modèle pour l'ensemble du monde musulman. C'est le scénario - optimiste - auquel n'osait plus croire l'Occident replié dans des schémas culturels associant l'Islam à la terreur.» (4) Pour Denis Macshane, ancien ministre britannique des Affaires européennes, «la Turquie a vocation à rentrer dans l'Union européenne. Il écrit: «Mille quatre-cent-quatre-vingt-douze fut à la fois la meilleure et la pire des années pour l'Europe. Christophe Colomb s'embarqua pour les Amériques afin de relier les deux morceaux de terre situés de chaque côté de l'Atlantique...Mais 1492 évoque aussi les plus sombres heures de l'Europe: cette année-là, sur décision de la maison royale d'Espagne, juifs et musulmans furent bannis de la collectivité européenne. La victoire de ce fondamentalisme religieux fut néanmoins de courte durée. Les juifs et les musulmans expulsés au nom de la suprématie catholique furent plus chanceux qu'ils ne le croyaient. Le monde dans lequel ils entrèrent avait atteint l'un des degrés les plus élevés de la civilisation. Dans le monde musulman du Moyen Age, les arts, la philosophie grecque, les mathématiques et la médecine dépassaient tout ce qu'on a pu connaître dans la période florissante de la pré-Renaissance ou juste avant le siècle des Lumières en Europe. Les importantes communautés juives de Sarajevo et de Salonique vécurent de façon incomparablement plus sûre sous le régime musulman qu'elles ne l'auraient été sous domination chrétienne. Aujourd'hui, l'Europe a l'occasion de mettre à profit ses erreurs passées, en effectuant un pas décisif vers la reconnaissance de ce considérable héritage musulman. Un premier geste consisterait à encourager la Turquie dans ses aspirations à devenir membre de l'UE». (6) Pour l'ancien ministre, il n'y a pas d'ambiguïté, une démocratie musulmane est possible et compatible avec l'Europe.: «La démocratie chrétienne est l'une des grandes inventions de l'Europe du XXe siècle... Quelle avancée si la Turquie pouvait être soutenue dans l'élaboration d'une démocratie musulmane pleinement opérationnelle! Un système capable de satisfaire aux exigences de l'identification religieuse, tout en étant inscrit dans un contexte de droit démocratique laïque. L'Europe devra clairement indiquer à la Turquie que la porte de l'Union lui est grande ouverte... Il se passera des années avant que la Turquie ne rejoigne l'Union européenne, mais l'Europe ne devrait montrer aucune ambiguïté sur le fait qu'une démocratie islamique turque serait la bienvenue. Ceci a toujours été bien compris par le général De Gaulle qui réclamait une Europe allant de l'Atlantique à l'Oural, et entrevoyait pour la Turquie un avenir européen. Ankara, sans parler de cette ville phare de la civilisation européenne qu'est Constantinople (aujourd'hui Istanbul), se situe précisément à l'ouest de l'Oural, et il est triste de constater qu'un des successeurs de de Gaulle ait récemment cherché à faire de l'Europe un club exclusivement réservé aux chrétiens. L'Europe a besoin de s'assumer pleinement comme héritière de toutes les religions abrahamiques: chrétienne, juive et musulmane. Il y a 15 millions de musulmans en Europe, et ils sont là pour y rester tout comme les autres communautés ethniques et religieuses qui la composent. L'UE ne pourra jamais sombrer dans la constitution d'une entité monoreligieuse. La Constitution européenne devrait affirmer la liberté de (tous les) culte(s), et ne tolérer la suprématie politique d'aucun d'entre eux. Une démocratie islamique en Turquie offrirait à l'Europe une passerelle à l'Est, vers le monde musulman. Ce qui lui permettrait de traiter le problème de l'islamophobie qui alimente la politique de la nouvelle extrême droite, hostile à tout ce qui vient de l'étranger. Cela devrait aussi encourager les principales nations de l'Union à ancrer davantage les 15 millions de musulmans européens dans la collectivité. Pour que la démocratie islamique fonctionne, elle doit accepter les devoirs inhérents au régime démocratique autant qu'elle fait valoir son droit d'être considérée avec honneur et respect dans ses convictions religieuses. Pour l'Europe moderne, c'est un devoir historique et un défi». (6) Déjà en 2003, la victoire de l'AKP avait donné lieu à des interprétations et à des craintes. «Pour le chercheur Semih Vaner, la victoire de l'AKP rappelle que l'identité musulmane peut s'inscrire dans un projet politique... Si l'AKP réussit cette expérience de l'exercice d'un pouvoir que beaucoup qualifient d'islamiste constituera une étape inéluctable, voire salutaire de la clarification du débat sur la laïcité en Turquie. Elle pourrait aussi trouver un écho dans l'ensemble du monde musulman et donner un sens à un vocable jusqu'à présent inconnu: musulman-démocrate comme l'on a coutume de dire en Italie ou en Allemagne, démorate-chrétien».(7) Amen. 1.Okay Gönensin Vatan Courrier international du 29 aout 2007 2.Ali Sirmen Cumhuriyet: Abdullah Gül, visage souriant du coup d'Etat civil Courrier international hebdo n° 861 - 3 mai 2007 3.Güngör Mengi: Vatan. Plaidoyer laïc pour Abdullah Gül. Courrier international 21 août 2007 4. L'élection de Abdullah Gül rassure l'Europe. Courrier international 30 août 2007. 5.J.M.Bouguereau: Faut-il avoir peur du nouveau président turc? Nouvel.Obs. 30 08 2007 6.Denis Macshane.Turquie, modèle démocrate-musulman? Libération 10 décembre 2002 7.Semih Vaner: Musulmans démocrates? CERI/Alternatives internationales mars avril 2003