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La vie à Zahraniya !
Livre : Hassan Daoud publie Cent quatre-vingts crépuscules
Publié dans La Nouvelle République le 13 - 06 - 2010

Zahraniya ! Une ville ? Une entité péri-urbaine ? Un bourg ? Un village ? Une bourgade ? Un peu de tout cela. Et pour être plus précis, Zahraniya se présente comme un lieu situé entre la colline et la mer, crée dans l'urgence, par nécessité, à cause de la guerre, ce drame humain qui ronge le pays et n'épargne aucune communauté.
Zahraniya !
Un endroit sans histoire, sans passé, végétant dans un présent qui ne finit pas de s'enfoncer dans les sables mouvants de l'attente et de la violence. Inévitablement !
Comment pourrait-il en être autrement dans un pays rongé par la guerre et son lot de blessures et de souffrances ?
Dans cet espace-refuge, où l'ennui rôde tel un chien errant, l'écrivain libanais Hassan Daoud (1) nous livre l'histoire de quatre personnages : Walid, son frère, Salma et Teyssir à qui il fait jouer le rôle de narrateurs. Ces protagonistes sont des personnages clé de ce lieu sans couleur et sans odeur. Et chacun à son tour, ils nous livrent leur regard, leur représentation, leurs sentiments, leurs impressions, leurs fantasmes de Zahraniya et de ses habitants tout en adoptant un ton détaché trahissant l'absence d'attachement à ce territoire où vivent deux catégories de populations : celles qui sont venues dans cet endroit pour y vivre et celles qui y ont élu domicile en attendant de retourner chez elles.
Il n'y a pas de cimetière à Zahraniya
«Il n'y a pas une seule tombe» à Zahraniya confie aux lecteurs/trices le premier narrateur qui raconte ce lieu et ses occupant-e- s vingt ans après son arrivée dans cet endroit sans âme.
Il avait alors seize ans. Ce personnage parle très peu de lui. Les quelques éléments qu'il livre permettent de comprendre qu'il est plutôt de nature timide notamment à cause de son corps énorme et obèse. A partir d'observations qu'il accumule de son magasin où il vend des jouets, il présente une vision générale de la vie à Zahraniya, ses habitants, ses problèmes, ses malheurs...
C'est ainsi que les lecteurs/trices peuvent avoir accès à des informations relatives à la population qui réside à Zahraniya et établir une classification géographique et sociologique.
En effet, plusieurs catégories de populations peuplent à Zahraniya : celles qui vivent dans les immeubles de trois ou quatre étages élevés sur la colline qui ont ouvert des magasins qui donnent sur la route vendant du charbon, des carafes en terre cuite, des animaux et oiseaux empaillés, des peaux de mouton… ; celles qui habitent les maisons voisines de la mer; celles qui travaillent, quittent leur maison tôt et reviennent tard; celles qui ne travaillent pas, en l'occurrence des retraités, des rentiers qui ne sortent de chez eux que pour faire des courses...
Dans ce tas de réminiscences, le narrateur évoque les jeux de son frère avec ses amis, Mikha, Tony, Bernadette, Milad... , les jeux de Salma sur le balcon montrant ses seins à Teysir, le vendeur d'oiseaux dont la famille habite dans une maison située sur la première montée à Zahraniya ; la vie de Abou Atef et sa famille dont les portes de l'appartement et du balcon sont constamment ouverts, «laissant les gens les lorgner».
La vie est fade à Zahraniya
Walid passait son temps à faire l'école buissonnière car il n'aimait pas l'école. Qu'aimait-il d'ailleurs dans cet espace d'infortune qui ne finissait pas de s'agrandir au fur et à mesure que de nouvelles familles arrivaient dans ce lieu à l'avenir incertain et au présent bricolé dans la hâte et dans l'urgence Selon son témoignage ? Rien ! Le ton de son récit laisse transparaître un sentiment de non-appartenance à Zahraniya où il a élu domicile avec son frère, il y a quelques années, dans un appartement situé au rez-de-chaussée d'un immeuble.
Walid est un jeune homme pourtant sociable. Contrairement à son frère qui est foncièrement casanier, il ose entreprendre, sortir, fréquenter des jeunes qui ont son âge ou presque. Il ose même rencontrer dans le secret le plus total sa voisine Salma, cette jeune fille qui passe son temps à exhiber sa poitrine sur le rebord du balcon faisant l'objet de toutes les convoitises, notamment de la part de Teysir, ce jeune homme que les autres qualifient d'idiot de Zahraniya.
Si Walid décrit avec minutie les détails des moments de joie et de bonheur passés avec la bande de copains, il n'en demeure pas moins qu'il n'omet pas de nous faire des confidences relatives à ses difficultés de se faire une place parmi «ses camarades de là bas». «Je savais que je devais rester celui qui parlait le moins (…) Je ne devais jamais oublier que j'étais seul parmi eux», confie-t-il aux lecteurs/trices comme s'il cherchait à obtenir leur empathie.
Loin de Zahraniya...
C'est du Danemark où elle habite désormais depuis son mariage avec cet homme plus âgé qu'elle de treize années qui était toujours assis sur une chaise à regarder la mer que Salma, la fille de Abou Attef, voisine de Walid et de son frère, raconte, dans une posture d'observatrice détachée, désintéressée et désabusée sa vie passée à Zahraniya et celle qu'elle mène au Danemark.
Son récit est très émouvant. Il a une fonction essentielle : il permet de livrer aux lecteurs/trices des éléments de compréhension relatifs à son histoire, à celle de sa famille, de ses jeux avec Kawthar, l'épouse que son frère a abandonnée et des séances de dévoilement de ses seins sur le balcon de leur appartement qui donnait lieu à des fantasmes de toutes sortes dans l'imaginaire de Walid, de son frère et des gens vivant à Zahraniya.
C'est ainsi qu'elle raconte dans le menu détail comment elle excitait Teysir du balcon l'incitant à lui montrer son sexe, ses relations secrètes et furtives avec Walid, ses étreintes avec Kawthar, sa haine de Zahraniya et de ses gens et par dessus tout, la vie morne et ennuyeuse qu'elle mène au Danemark auprès d'un époux qu'elle a épousé pour fuir Zahraniya où elle avait très mauvaise réputation.
Tout au long de son récit, Selma se présente comme une femme triste, malheureuse, rongée par la culpabilité. En se mettant à nu, elle émerge comme un personnage attachant forçant la sympathie des lecteurs/trices dont l'imaginaire est capté par cette histoire qui prend aux tripes.
Le vendeur d'oiseaux...
«Il ne me frappe plus», raconte Teysir, le quatrième narrateur en parlant de son père avec lequel il entretient des relations conflictuelles.
Ce personnage qui a la réputation d'être simplet est considéré par beaucoup comme l'idiot de Zahraniya. Pourtant, son témoignage est très précieux, voire très instructif car il permet aux lecteurs/ trices de comprendre qui est ce jeune homme, handicapé mental, fou amoureux de Selma ; de découvrir ses relations avec son père, ses frères ainsi que ses histoires voire ses bagarres avec le groupe de jeunes qui passaient le plus clair de leur temps à se moquer de lui et à le stigmatiser.
Teysir n'est, pourtant, pas le simplet que les gens de Zahraniya veulent bien faire croire. Car ses réflexions, ses remarques, ses observations, ses propos, ses rêves font apparaître un jeune homme profondément sensible, sensé, désireux mener une vie indépendante de son père qui le tient en laisse comme s'il s'agissait d'un animal domestique.
Teysir est celui qui a conscience que Mikha, ce jeune qui porte une veste militaire, qui le ridiculise, le bouscule, le maltraite, le dévalorise est celui qui «foutra en l'air Zahraniya».
C'est en partie pour cette raison que dans un coup de folie mêlée à de la lucidité il va ôter la vie à ce personnage qui pourrit la vie à Zahraniya, ce lieu rattrapé par la guerre et ses horreurs; cette nouvelle ville envahie par le son des canons et qui assiste impuissante à l'atterrissage de cet obus au milieu de la route.
La guerre à Zahraniya ! Zahraniya dans la guerre ! Après tout, pourquoi voudriez-vous que Zahraniya échappe au destin tragique qui frappe sans répit le reste du pays ? Pourquoi voudriez-vous que la folie meurtrière épargne Zahraniya ?
A lire cette histoire où les différents récits s'emboîtent à l'image des poupées russes ! A relire ce récit captivant de 239 pages qui raconte au travers de descriptions minutieuses l'histoire de quatre personnages émouvants, attachants, à l'âme sensible qui vivent dans un lieu où l'ennui et l'attente constituent les caractéristiques principales; des personnages qui jouent le rôle de narrateurs, à la fois témoins et acteurs d'un quotidien dans un lieu où la désolation a investi le moindre recoin, nous entraînant lentement dans les fins fonds de l'intimité de leur être laquelle vient faire écho à l'état général de délabrement qui règne suprême à Zahraniya.
Notes
1) Hassan Daoud est d'origine libanaise. Après avoir été journaliste dans la presse beyrouthine, il devient correspondant du quotidien international El- Hayat, publié à Londres. Puis, il anime les pages culturelles du journal El-Moustaqbal.
H. Daoud a publié en langue arabe sept romans et deux recueils de nouvelles. Trois romans ont été publiés par Sindbad/Actes Sud :l'Immeuble de Mathilde, Collection les littératures contemporaines, 173 p, 1998,
Des jours en trop, traduit de l'arabe (Liban) par Edwidge Lambert, Sindbad/Actes Sud, 2001, 160 p,
Le Chant du pingouin, traduit de l'arabe (Liban) par Nada Ghosn, Sindbad/Actes Sud, 180 p. 2007,
Hassan Daoud, Cent quatre-vingts crépuscules, traduit de l'arabe (Liban) par Nathalie Bontemps, Editions Actes Sud, collection Sindbad, 239 p. mai 2010, Titre original : Mi'a wa thâmânûna ghurûban.


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