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Entre légende et réalité (II)
La reine de Saba
Publié dans La Nouvelle République le 14 - 09 - 2010

Le génie des paysans de Saba et de leurs voisins consiste à utiliser la force des crues qui dévalent des montagnes à la suite des orages de mousson, deux ou trois fois par an.
Les Sabéens : des paysans ingénieux
Depuis des millénaires, ils ont appris comment retenir ces flots par de simples digues ; ils en ont fait l'expérience au débouché de petits wâdîs secondaires, là où les crues n'excèdent point quelques mètres cubes. Ils connaissent les lignes de pente où le flot se ralentit, et les méandres où ils peuvent placer une prise d'eau. Ils apprennent ainsi à faire converger les flots vers des surfaces préparées à l'avance ; ils peuvent alors assurer le détournement de la majeure partie des eaux vers les zones d'irrigation où se déposent les particules les plus fines, les limons nourriciers. Au troisième millénaire, ils entreprennent de maîtriser les crues du wâdî Dhana ; ce type de contrôle assez délicat repose sur une organisation très stricte de la masse d'eau admise sur les terres irriguées et sur une gestion précise de la crue. L'habileté des Sabéens permet chaque année de renouveler, plusieurs fois si possible, l'irrigation des champs sans destruction majeure. Là repose le problème : comment canaliser ces flots subits dans un lit à sec toute l'année ? Seuls des ouvrages en pierre peuvent y résister. On construit d'abord des seuils empierrés destinés à briser la force des flots, et de longs murs de pierre pour les diriger vers un point précis.
Les ouvrages hydrauliques
On a trouvé récemment à Mârib des ouvrages hydrauliques monumentaux situés dans le lit même du wâdî Dhana. Les plus anciens, des écluses situées à deux kilomètres environ au sud-ouest du débouché du wâdî et datées de la seconde moitié du troisième millénaire (?), se présentent de la même façon : de longs môles de pierre, au nombre de trois ou de quatre, sont disposés parallèlement à une distance de trois à quatre mètres. Leur tête dirigée face à la crue est soigneusement arrondie, et leur queue se prolonge par des massifs maçonnés. Les môles sont reliés entre eux par des seuils de pierre et comportent parfois des rainures latérales assez larges pour y faire coulisser des vannes de bois. Les levées de terre qui leur étaient associées ont disparu depuis longtemps, érodées par les crues postérieures.
Une bonne organisation de la distribution de l'eau
En arrière de ces monuments, des canaux de terre distribuent l'eau. Ce sont tout d'abord les canaux principaux, larges de sept à huit mètres, aboutissant à de grandes vannes de pierres appareillées, munies elles aussi de glissières verticales. En arrière encore, des canaux plus étroits mènent à des répartiteurs, modestes ouvrages à plusieurs entrées. L'eau doit atteindre les champs à une vitesse réduite pour ne pas éroder les levées de terre, mais suffisante néanmoins pour transporter de façon uniforme les limons fins dans tous les champs, même dans ceux qui se trouvent à l'extrémité du réseau d'irrigation.
Le bon fonctionnement d'une oasis suppose une organisation collective. Il est le signe le plus visible de l'existence d'une communauté et d'une union sociale aux contours malheureusement encore flous. Cette collectivité choisissait un « maître des eaux » qui devait diriger les opérations de partage des crues, veiller à leur répartition en volume ou en temps et arbitrer des conflits qui ne devaient pas manquer.
La digue à l'épreuve de l'archéologie
Le limon, source de richesse, est aussi à l'origine de difficultés techniques. Avec l'eau, les champs reçoivent une forte quantité de sables et de limons ; ils s'exhaussent ainsi naturellement, à la vitesse moyenne supposée de 0,7 cm par an, ce qui représente au moins 0,7 m par siècle. C'est un calcul théorique car les crues ne se ressemblent pas, et tous les périmètres ne sont pas mis en eau en même temps. Mais, inexorablement, l'ensemble du périmètre se surélève, au moins sur une trentaine de mètres à Mârib. La ville a dû constamment lutter contre ce phénomène : son rempart occidental, face à la digue, a dû être relevé plusieurs fois, malgré la présence d'un « mur de protection » situé en avant de celui-ci.
À Mârib, les ouvrages hydrauliques déjà cités sont abandonnés au profit d'autres, plus hauts, accrochés aux flancs du Jabal Balaq al-Awsat, comme cette écluse aux fondations faites de profondes rainures creusées dans la roche. Plus loin, à un niveau supérieur, on trouve encore d'autres aménagements et un canal creusé dans le roc. Mais, à cette époque, il n'est pas du tout certain que ces canaux appartenaient à un aménagement comprenant une « digue ». Celle-ci, si jamais elle barrait toute la vallée, a peut-être représenté l'ultime tentative d'amener les eaux vers les champs les plus élevés. Dans son dernier état qui date des Ve-VIe siècles de notre ère, elle se composerait d'un mur de terre empierré long de 650 m et haut d'une vingtaine de mètres, barrant le wâdî Dhana entre les deux grandes vannes nord et sud. Mais cet ouvrage inapte à résister aux crues les plus violentes sera plusieurs fois emporté. En 549, un roi éthiopien du Yémen, Abraha, consigne sur une haute stèle les travaux de réparation de grande envergure qu'il dut entreprendre à plusieurs reprises, en raison de la peste. Finalement, la digue est définitivement emportée vers 580, et sa destruction est présentée dans le Coran comme un châtiment divin (sourate 34, les Sabâ', 15-17). Mais si la ruine de la digue peut être datée avec une certaine précision, il est difficile d'en connaître les origines.
Certains supposent qu'elle remonte au VIe siècle avant notre ère : ce serait alors l'un des plus vieux ouvrages de ce type dans le monde, mais rien ne le prouve. D'autres estiment au contraire que des digues de terre barrant partiellement le lit du fleuve existaient dès le troisième millénaire, et que ce type d'ouvrage aurait été repris postérieurement à plus grande échelle. D'autres enfin, reconsidérant la notion même d'une digue continue – un ouvrage trop long et incapable de contenir la violence d'une crue de plusieurs milliers de mètres cubes d'eau – supposent plutôt que tout le cours du fleuve était canalisé sur plusieurs kilomètres par des murs de pierre. Des môles maçonnés servant de prises d'eau étant disposés en biais dans le lit, à intervalles réguliers, un barrage serait alors superflu.
(A suivre)


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