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Hommage à Mohammed Arkoun (II)
Un grand penseur du monde musulman nous quitte
Publié dans La Nouvelle République le 25 - 09 - 2010

Que son esprit critique continue à inspirer les études portant sur les faits islamiques.
Cette extension du champ du sacré a engendré inévitablement des querelles : chacun revendique l'exclusivité du «label islamique» et jette l'anathème sur ceux qui veulent le lui disputer. L'observateur non averti ne sait plus «à quel saint se vouer» pour savoir où est l'islam dans tout cela ; comment et au nom de quoi attribuer ou refuser le qualificatif islamique aux différentes réalités, attitudes, façon de penser et de faire qu'on désigne comme telles ?
C'est pour dépasser cette confusion que M. Arkoun a introduit la distinction entre «des niveaux de significations» qu'il désigne par les notions de «fait islamique» et de «fait coranique» comme «homologue(s) arabe(s) (transposable(s) et d'ailleurs transposés dans d'autres langues)» de «fait juif» et «fait biblique», «fait chrétien» et «fait évangélique». De même, il distingue les notions de «religion-forces», «religion-formes» et «religion individuelle».
Quelle est la signification de ces distinctions ? Quelles correspondances peut-on établir entre la première distinction — «fait coranique» (biblique ou évangélique) et «fait islamique» (juif ou chrétien) — et la seconde : «religion-forces», «religion-formes» et «religion individuelle» ? Dans quelle
mesure ces catégories peuvent-elles aider à l'approche d'autres faits religieux que les monothéismes sémitiques référant à la Bible, aux Évangiles et au Coran ?
Ce sont là les questions auxquelles se limitera cet hommage critique pour mesurer l'apport de M. Arkoun à la compréhension et à l'étude scientifique des faits religieux.
Il semble, d'après l'étude des écrits de M. Arkoun, que la distinction entre «fait coranique» et «fait islamique» — et son équivalent pour les deux autres monothéismes sémitiques — est antérieure à la distinction «religion-forces», «religion-formes» et «religion individuelle». Elle est, par ailleurs, plus simple et plus facile à saisir puisqu'elle oppose le fait-livre (Coran, Evangile, Bible) aux réalités multiples et diverses (pratiques, institutions, doctrines, etc.) qui se sont constituées à travers l'histoire par référence à l'esprit, à la lettre, ou aux deux à la fois, des Livres en question. Nous avons d'un côté les «Livres», les «Ecritures saintes», à l'état «brut» si l'on peut dire, non interprétés ; et, de l'autre, les interprétations, les lectures que leurs adeptes en font, les réalités sociales, politiques, culturelles... qui s'y réfèrent ou qui s'en réclament.
La deuxième distinction est plus complexe. D'une part, c'est une distinction en trois termes, alors que la première est binaire ; d'autre part, elle se pose en termes «universaux». Il s'agit de religion en général et non de faits spécifiques aux trois monothéismes sémitiques. Par ailleurs, parce qu'elle est plus complexe, elle semble moins précise que la première.
Ainsi, pour la «religion-forces»,
M. Arkoun semblait confondre deux niveaux de signification :
- le premier niveau l'a fait correspondre à ce qu'il appelait — pour les monothéismes sémitiques — le «fait biblique», «évangélique» et «coranique» en tant qu'ils sont porteurs d'une «visée dynamique incitant l'homme à prendre conscience de ses situations limites en tant qu'être vivant, mortel, parlant, intelligent, politique, historique» ; en tant qu'ils sont porteurs d'une «Intention (...) essentiellement dynamisante qui «n'impose pas de solution définitive aux problèmes pratiques de l'existence humaine», qui «vise à susciter un type de regard de l'homme sur soi-même, le monde, les signes ('âyât) qui constituent pour tous les hommes (...) un horizon métaphysique».
M. Arkoun précisait que «c'est à ce niveau de signification que se perpétue l'action de la religion-forces ; mais pour y accéder, il faut traverser les couches sédimentées de l'histoire exégétique, des usages mythologiques et idéologiques dans les milieux sociaux les plus divers».
- Le second renvoie à un niveau existentiel, celui des «pulsions fondamentales comme la crainte, l'angoisse, l'insatisfaction, la révolte, l'agressivité... corrélatives du désir d'éternité, de perfection, d'harmonie, de connaissance, de puissance... (qui) sont maîtrisées, canalisées par les formes du langage religieux, du rituel, de l'iconographie, de la musique, des institutions, de l'éthique...». M. Arkoun ajoutait : «Voilà pourquoi, dans toute tradition enracinée dans des Ecritures saintes (sic !), les formes tendent à faire oublier les forces qui sont refoulées, déviées ou utilisées à des fins contraires à l'intention religieuse initiale (sic !)».
Si la première signification paraît judicieuse et importante pour la compréhension des faits religieux, la seconde me semble à la fois inutile et source de confusion entre deux niveaux :
- a) la religion comme fait objectif interpellant la conscience des hommes et proposant «des réponses théoriques crédibles à des questions ultimes comme le signifié dernier, l'origine et la destinée de l'homme, l'autorité et l'obéissance, la justice et l'amour...» pour reprendre ses propres termes ;
- b) ce qui constitue une condition essentielle de l'humanité de l'être humain, à savoir son besoin de sens dont la satisfaction ne passe pas forcément par la religion, même si ce besoin peut être à l'origine du «pressentiment du sacré et du surnaturel», selon l'expression d'A. Anwander, dans son livre les Religions de l'humanité.
A la rigueur, le second niveau, quand la quête de sens emprunte les voies de la religion, peut être rattaché à ce qu'il appelle la «religion individuelle» en ce sens où il renvoie à la manière dont les croyants vivent leur religiosité tiraillés entre la «religion-forces», qui stimule chez eux la quête du sens, et la «religion-formes» au nom de laquelle on cherche à leur imposer un sens.
En effet, la «religion individuelle», telle que M. Arkoun la définit, semble renvoyer à cette manière dont les individus vivent leur rapport au sacré selon la capacité et les possibilités qu'ils ont, ou non, de se libérer de la tutelle des gardiens-bricoleurs du sacré, de sortir du carcan des traditions consacrée, pour faire évoluer les «formes nécessairement contingentes de la vie et de la pensée religieuses», pour réactualiser la «religion-forces» à laquelle ils adhèrent. Selon cette capacité et ces possibilités, la religion individuelle peut n'être qu'une reproduction mimétique des formes instituées, comme elle peut être vécue, individuellement ou collectivement, sous une forme libérée de toute tutelle, de toute contrainte imposée de l'extérieur, à la manière de ce qui peut se passer dans les sociétés les plus avancées sur la voie de la sécularisation.
Pour ce qui est de la «religion-formes», M. Arkoun la faisait correspondre à ce qu'il appelait «le fait juif», «le fait chrétien» ou «le fait islamique» qui renvoient aux «formes historiques arbitrairement sacralisées et transcendantalisées» de la «religion-forces». Ces «formes nécessairement contingentes de la vie et de la pensée religieuses» sont constituées, pour ce qui est de l'islam, par «l'exégèse traditionnelle et la pratique éthico-juridico-politique (qui) ont très vite réduit le Coran et l'expérience religieuse du Prophète à un ensemble de définitions, de normes dogmatiques, de conduites contraignantes».
Après avoir lié ce phénomène aux «traditions enracinées dans des Ecritures saintes», M. Arkoun réajustait son point de vue en précisant que «cette notion de passage des forces aux formes» est «manifeste dans toutes les religions», pour déplorer le fait qu'elle n'ait «guère retenu l'attention des penseurs musulmans contemporains».
De ce point de vue, les catégories avec lesquelles M. Arkoun approchait les faits islamiques sont de nature à avancer la réflexion sur les faits religieux, d'une façon générale, et ouvrent la voie vers le dépassement de l'ethnocentrisme qui a longtemps dominé — et domine encore — la recherche dans ce domaine.
Ces catégories peuvent faire l'objet d'un bilan critique qui fut amorcé de son vivant et en sa présence par d'autres comme par moi-même. Cependant, par-delà la nécessité d'un tel bilan, l'oeuvre de Mohamed Arkoun, comme celle d'autres grands maîtres des études islamologiques qui nous ont quitté cette année 2010, Nasr Hamid Abou Zayd, Mohammad Âbid Al-Jabirî et le Koweïtien Ahmad al-Baghdadi, mérite d'être saluée et poursuivie par celles et ceux qui sont habités par les mêmes soucis de faire naître les mondes de l'islam et les études islamiques aux exigences d'une culture scientifique ouverte sur l'évolution du monde et des idées.
(Suite et fin)


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