Un pari est ouvert sur l'avenir, d'autant que le processus de réconciliation n'a pas procédé de celui d'une transaction et donc d'un échange de concessions. Il en a été, d'ailleurs, de même pour le processus de la transition démocratique. Aussi, toute réflexion destinée à anticiper sur l'évolution des diverses variables liées à l'environnement de politique et de sécurité doit intégrer la donnée qu'il n'y a des engagements que du côté étatique, du moins pour ce qui ressort des déclarations de ceux qui étaient des figures de proue avant leur incarcération. Il n'y a pas bien sûr d'outils pour mesurer pour le moment le succès de la démarche entreprise et savoir si la paix est en train d'être gagnée, malgré la recrudescence des attentats à l'explosif et autres. Il est même encore top tôt pour savoir si les progrès sont décisifs, mais cela dépendrait d'abord du comportement des libérés, bien qu'il apparaisse que parmi ces derniers, certains doivent encore disposer d'une capacité d'influence à la fois sur ceux qui activent encore dans les maquis et sur ceux qui sont assez vulnérables psychologiquement pour suivre leurs recommandations. La démarche de réconciliation est amorcée dans un contexte où les variables de sécurité paraissent avoir été assez maîtrisées, suffisamment en tout cas, par rapport à la période où l'organisation de sécurité elle-même était dépassée et au bord de sa mise en péril. Les pouvoirs publics ont dû avoir estimé posséder maintenant assez d'expérience pour contenir les éventuels dérapages dans des marges qui ne pourraient pas perturber le fonctionnement des institutions ou désorganiser sérieusement la vie publique. En un mot, ils considèrent comme impossible le retour aux années 1990, et plus particulièrement au début de la décennie écoulée. Mais il faudrait, cependant, tenir compte du fait qu'il s'agit d'une expérience nouvelle dans laquelle la rationalité n'a pas toujours sa place et que tous les acteurs ne réagissent pas de façon unanime. Remarquons que les émirs de l'ancienne AIS n'ont pas occupé le devant de la scène politique en compagnie des libérés comme l'avait fait Ali Benhadj et cela mériterait bien qu'une attention particulière soit portée sur la nature des relations entre les deux catégories d'anciens responsables, c'est-à-dire entre ceux dont on dit qu'ils se sont repentis et ceux qui n'ont jamais fait de concessions. Les convictions portées durant les années de militantisme légal et les premières années de violence ne sont peut-être pas demeurées encore tout à fait intactes, mais une interprétation orientée des raisons qui ont motivé la démarche étatique pourrait susciter la lecture selon laquelle la victoire islamiste serait proche et nécessiterait encore l'exercice sur le pouvoir d'une pression armée supplémentaire. Certainement que les autorités ont intégré dans leur posture aussi bien les scénarios favorables que ceux qui sont défavorables avec la certitude que les moyens de sécurité sont prévus en format, en architecture et en capacité de renseignement pour faire face aux scénarios les plus défavorables. Il faudrait, cependant, conjurer une évolution défavorable pour la triple raison qu'un échec de la démarche ouvrirait la porte à des incertitudes redoutables, que cela provoquerait fatalement le désarmement moral des populations dans le sens où serait accréditée la thèse que la violence serait une fatalité et qu'enfin, tous les analystes savent qu'il n'y a pire stratégie que d'en changer au pire moment et sous la contrainte. Ceux qui ne sont pas d'accord avec la démarche telle qu'elle a été initiée, ou plutôt qui ne sont pas d'accord avec les limites qui sont fixées à celle-ci dans la charte, vont s'efforcer probablement à faire durer la crise et à la prolonger très au-delà de la période de validité de la charte. La prolongation de la crise aura pour implication de rendre la charte caduque et périmée, ce qui inciterait alors à la compléter par une disposition qui serait le résultat d'un ijtihad. Des incompréhensions demeureront toujours sur les approches que fait le pouvoir du traitement à appliquer au phénomène de ce qui est appelé terrorisme, lequel est défini selon le principe des oscillations stratégiques. Une amnistie pour des crimes définis comme terroristes décriminalise ces derniers et reconfère la caution politique à leur cause, alors qu'il avait été investi durant une décennie dans le retrait de la couverture politique au terrorisme. Il sera difficile à l'avenir de les contraindre, ou du moins à contraindre ceux qui avaient pris les armes par conviction, à renoncer à leur réhabilitation politique, c'est-à-dire à exercer à nouveau le droit à militer. Dans les différents comportements des pouvoirs successifs, si l'on peut bien parler de pouvoirs successifs, d'alternances au sein de ce qui est appelé «le système», on pourrait identifier deux lignes de conduite apparemment bien distinctes dans les politiques d'action qu'elles ont inspirées mais dont l'une a été au service de l'autre dans la phase terminale. La première ligne de conduite a consisté en un processus de concessions qui avait démarré par la politique de la rahma (ou plutôt de la main tendue) et qui a abouti présentement à la réconciliation nationale en passant par des étapes intermédiaires dont celle de la concorde civile. La deuxième a commencé par un discours de fermeté et des actions répressives sur le terrain pour soutenir ce qu'on appelait la lutte antiterroriste, à savoir, en résumé, l'ouverture de camps dit de sûreté dans le Sud, la dissolution du FIS, les fameuses sentences prononcées par Zeroual «traîtres, criminels et mercenaires», l'affichage «wanted, mort ou vif» des têtes des émirs des mouvements armés sur les murs d'Alger avec l'offre de centaines de millions de centimes, le passage en boucle sur l'écran de la TV des «ridjal wakifoune». Deux lignes de conduite, apparemment contradictoires, semblant évoluer l'une indépendamment de l'autre alors qu'en réalité, celles-ci évoluent en parfaite cohérence. L'action «militaire» servait à la fois à créer des situations d'impasse pour ce qu'on appelle la violence si l'on peut appeler ainsi des massacres collectifs et des embuscades et à rabattre les éléments des groupes armés vers la réconciliation. La politique de la rahma, quant à elle, était destinée à réduire la pression sur les forces de sécurité et les populations en contribuant à dégarnir les maquis, c'est-à-dire à réduire la capacité de nuisance des groupes armés. Pouvions-nous à l'époque penser que la fin de la violence viendrait certainement à l'issue de la période de validation de la durée de l'extinction des poursuites judiciaires? Concernant la démarche de la concorde civile, la menace de l'emploi du «Seif El-Hadjadj» traduisait la conviction du pouvoir «politique» que la violence ne s'éteindrait pas à la date limite du 13 janvier 2000 fixée par la loi portant concorde civile. Retournons à la démarche portant réconciliation nationale. Cette fois, également, le fait que la Charte ait donné mandat au Président de prendre toutes les mesures, à l'issue des six mois, qu'il estime les plus appropriées pour renforcer la réconciliation, signifie qu'est intégrée la donnée selon laquelle il y a une probabilité plus ou moins grande que la violence se prolonge au-delà de cette date. Le mandat supplémentaire confié au Président était probablement destiné à la fois à ne pas rendre périmée la démarche de la réconciliation par la survie à celle-ci de la crise et à ne plus recourir à un autre référendum concernant encore le même sujet, ce qui ne pouvait pas interdire l'organisation d'un nouveau référendum sur une Constitution révisée.