Le kharaj et le système archaïque des impôts dans sa globalité, le pouvoir indiscutable et indiscuté de l'autorité religieuse, l'action déstructurante et destructive des assabiate adaptables et adaptées aux différents contextes de la politique ont fait des wajibate (obligations) une «seconde religion» qui habite les esprits. Le fakih et ses madahib, qui sont en fait une production de la pensée des hommes, a dépossédé la raison collective de ses facultés critiques et s'est imposé alors comme une vérité absolue qui échappe à la critique. Alors qu'il est en réalité une production normative fondée sur la différence. Ibn Khaldoun, dont la structure de la pensée et les sens de son action politique tournent essentiellement autour de l'ijtimaâ et ses exigences, avait explicitement annoncé en son temps que la liberté et non la contrainte fonde el-oumran qui ne peut progresser que par l'apport toujours renouvelé de la politique rationnelle (siassa âqlia) et de l'action normative (el-amal el-kholouki). Il avait appelé à légiférer sur l'indépendance de la monnaie vis-à-vis des pouvoirs sultaniens et averti des conséquences néfastes trop importantes de l'intervention de l'Etat dans les affaires économiques et commerciales (privatisation de l'Etat à des fins occultes). Seulement, cette pensée n'a pas toujours réussi à conceptualiser ses approches et à vulgariser les idées. En effet, si les cercles des élites arabes ont fleuri et essaimé l'espace et les institutions, cet élan n'a pas abouti, comme cela a été le cas en Europe dès le XVIe siècle, enclenchant une osmose entre l'évolution de la pensée et le développement des sociétés, menacées qu'elles étaient par un démantèlement structurel de ses ordres et de ses idées. Cette tendance régressive s'est soldée par la dilapidation de tout l'héritage relatif à l'urbanité et à l'esthétique arabes pour finir coincée dans une politique fondée sur le rudimentaire qui a engendré toutes les âssabiate. C'est le commencement des logiques perverses qui n'ont fait, au-delà de l'agitation idéologiques de certains foukaha, que creuser davantage les fractures et anéanti les chances d'une compétition raisonnée avec l'Occident. Mais dire que la gouvernance, surtout celle de la bonne gouvernance, est une météorite venant de la galaxie de la Banque mondiale qui vient de tomber, c'est faire l'impasse sur une tradition intellectuelle riche et profonde qui a alimenté les mouvements sociaux. La tradition arabe a produit, en effet, un patrimoine intellectuel divers sur la question de la gouvernance qui renvoie essentiellement à la légitimité khilafienne puis sultanienne et aussi à la question de la bonne gouvernance avec ses discours et ses structures. Les logiques des contrats politiques ne concernent pas le modèle sultanien et ses pratiques, comme le suggèrent le fikh sultanienre et ses prolongements dans la pensée politique arabe. C'est surtout de la gouvernance, particulièrement de la bonne gouvernance, qu'il s'agit. Du contrat de la médiation prophétique au contrat politique républicain contemporain (basé sur le droit positif) en passant successivement par le contrat khilafien (rachidien), le contrat du moulk sultanien (ommeyade et abbasside) et ses différentes variantes doctrinales, le fond des débats théologiques (sunnisme, chiisme, kharijisme et muatazilisme) et philosophiques (Ibn Rochd et Ibn Khaldoun en l'occurrence), l'imaginaire social arabe était et reste accroché non à l'identité institutionnelle du modèle politique, mais surtout à ses capacités adliennes, ses compétences à gérer les intérêts de la Nation (umma) et à protéger les gouvernés du despotique des gouvernants. La culture arabe, tous genres confondus (littérature, mythes, légendes et historiographie, satires), a marqué l'imaginaire par ses apports esthétiques et idéologiques concentrés sur la bonne gouvernance, devenue, face aux despotismes et devant l'hégémonisme assabien, un mythe inaccessible. Et toutes les frustrations de la conscience proviennent de la perversion de la norme politique, posant le statut de la légitimité du pouvoir dans le monde arabe qui n'est pas seulement d'ordre méthodologique, mais particulièrement d'ordre culturel. 4) Mondialisation et bonne gouvernance : où en est l'Algérie ? La planète politique de notre temps et les modèles politiques qui l'ont caractérisée amorcent, semble-t-il, une mue qui ne tardera pas à changer sa fonction. D'un côté, des Etats puissants qui se liguent pour prendre en main les destinées du monde et, d'un autre, des Etats chétifs, souvent ruinés et qui deviennent alors un danger pour la paix, la sécurité dans le monde. Apparaissent alors l'importance et l'efficacité des institutions internationales et des organisations non gouvernementales comme structures organisationnelles animées par de nouveaux acteurs sociaux et capables de remédier aux handicaps des gouvernements. Dans le système des relations internationales, la gouvernance apparaît alors comme une gouvernance sans gouvernement. Le principe de la souveraineté est mis à rude épreuve et apparaît alors comme une vieille recette politique. Les constituants juridiques et anthropologiques de la nationalité et les structures idéologiques et subjectives des nationalismes céderont progressivement devant l'avancée d'une nouvelle citoyenneté sans odeur et sans couleur. Les identités religieuses ou écologiques se dissolvent et se désagrègent dans les matrices de la nouvelle culture médiatique. L'universel serait le creuset où se construisent, dans le cadre d'un fonctionnalisme à l'américaine, les normes et les valeurs qui fondent les relations sociales. C'est cette tendance philosophique et politique qui glorifie le rôle des ONG pour les placer alors comme armatures du nouvel ordre politique international. Le résultat serait, comme le suggère avec ironie Anne Marie Slaughter, «un ordre mondial dans lequel les réseaux de gouvernance globale relieraient Microsoft, l'Eglise catholique, Amnesty International avec l'Union européenne, les Nations unies et la Catalogne». Or, devant cette tendance lourde qui se dessine au XXIe siècle — et il faut le reconnaître —, dans le monde arabe, la complexité des tâches politiques et les exigences accrues du contrat politique demandent de plus en plus un apport conséquent en termes d'intelligence et de compétence, et la qualité des élites fait aujourd'hui que les hommes d'Etat dépendent de l'Etat des hommes. Face à cette situation, aujourd'hui, l'Algérie, après des ruptures et les agressions qui ont ravagé la mémoire et provoqué des déboires, négocie avec elle-même les virages de ses modernisations socio-économiques et politiques solidaires, en un mot la construction de l'économie de marché concurrentielle et de la démocratie. L'espace sociologique et la tradition politique algérienne ont une histoire particulière tant en ce qui concerne le rapport avec l'Occident que celui avec le patrimoine politico-religieux de l'islam. (A suivre)