Suite et fin Ce qui est analysé comme une liberté prise par les autorités américaines en matière de normes comptables applicables peut être une solution dynamique, mais le choix retenu pose de sérieux problèmes : - Il introduit une distorsion de concurrence entre banques américaines et les banques d'autres pays, sauf pour leurs activités aux USA. Deux situations sont à envisager : i) les autres pays suivent les USA dans les normes comptables et le biais de concurrence disparaît ; ii) ces pays-là ne le font pas et leurs banques resteront lestées par les produits toxiques évalués à la fair value ; dans ce cas, leurs besoins de soutien par les Etats demeureront importants. - Une condition nécessaire à la sortie de la crise a été remplie par le biais des normes comptables : les banques retrouvent une apparence d'équilibre. S'il a permis de détoxiciser les actifs dépréciés par le marché ou par l'absence de marché, le procédé est un pari sur l'avenir. L'issue sera fonction de la durée de la crise : si la crise se résorbe rapidement, les débiteurs seront en principe en mesure d'honorer les échéances ; si elle perdure, les défauts de paiement devront donner lieu à court terme à des écritures de dépréciation d'actifs. Entretemps, les banques disposent d'un répit. - Les aménagements apportés aux normes comptables sont-ils définitifs ou doivent-ils permettre de sortir de la crise seulement ? Que devient la logique de marché et des prix de marché pour tous ces produits de négoce qui bénéficient des normes comptables plus douces ? Le reclassement, en prêts et créances, d'actifs évalués auparavant aux prix du marché implique une requalification définitive des actifs en question. Les produits similaires qui viendraient à être acquis par les banques doivent normalement recevoir le même traitement comptable. N'était-il pas plus indiqué de soutenir les ménages américains dont l'endettement est non performant ? Ce qui les aurait rendus solvables et évité les dépréciations d'actifs surtout sur l'immobilier. Cette approche aurait, bien évidemment, bénéficié à toutes les banques impliquées dans ces actifs. Elle aurait eu le mérite de canaliser l'aide publique vers les ménages (l'opération s'analysant comme redistribution de ressources publiques vers les ménages démunis) et permis de séparer le bon grain de l'ivraie : les autres produits structurés auraient été, alors, identifiés en tant que produits de spéculation pure. Cette voie était préférable même si les dettes des ménages ne constituent qu'une part congrue des produits toxiques. CRISE DE CONFIANCE GENERALISEE : COMMENT DEVEROUILLER LA SITUATION ? Les autorités nationales demeurent, ailleurs, prêtes pour de nouvelles interventions afin de sauver leurs banques avec des formules variées d'un pays à l'autre. Elles doivent lutter dans le même temps contre l'effondrement de l'activité économique qui a pour effet d'assombrir l'horizon des acteurs. Les plans de relance de l'économie mis en œuvre risquent de devoir se répéter. Les mesures prises simultanément sur les deux fronts nécessitent des moyens publics qui lestent beaucoup trop la barque budgétaire. Ces pays-là se résigneront-ils à devoir injecter des ressources de la collectivité pour sauver les banques là où des jeux d'écritures comptables permettent de régler, au moins pour un temps, le problème ? L'option permettrait de limiter les efforts de l'Etat à la relance économique et à la liquidité des banques. Economistes et hommes politiques restent partagés sur les médications à administrer à la crise financière mais aussi à la crise économique violente qui en a résulté. Pour lutter contre cette dernière, les plans de relance successifs visent à soutenir l'investissement et/ou la consommation avec des dosages qui diffèrent d'un pays à l'autre. Le monstre de Loch Ness que constitue la crise financière est autrement plus difficile à vaincre. Baisses des taux d'intérêt et alimentations des marchés en liquidités abondantes sont des débuts de réponses qui ajoutent du feu sur le feu. Elles ont constitué jusqu'ici la part consensuelle des remèdes. Mais suffit-il d'inonder le marché de liquidités ? Il faut trouver une solution globale aux actifs toxiques : si elle devait être limitée aux USA, la parade comptable ne permet pas le rétablissement de la confiance dans les banques américaines, le potentiel de dépréciations futures d'actifs y étant très élevé. La confiance interne au système bancaire doit, de plus, trouver son prolongement au niveau du public. S'ils étaient généralisés, les aménagements comptables aideraient à surmonter au moins pour un temps l'obligation de résorber le « trou noir » de la finance liée aux transactions sur les produits dérivés. Si la reprise intervient rapidement, les banques qui en auront bénéficié retrouveront la confiance des marchés. Dans le cas contraire, ces banques-là seront rattrapées par les échéances des actifs qui ont bénéficié des aménagements de normes comptables et les « acquis » d'aujourd'hui s'avèreront fragiles. Il ne resterait, à ce moment-là, aux irréductibles défenseurs du capitalisme financier qu'à se résoudre au suicide doctrinal : la nationalisation des banques. La stabilisation des bilans des banques est un préalable sine qua non au recouvrement par les banques de leur rôle privilégié dans l'intermédiation financière quelle que soit leur part dans le financement direct des agents économiques non financiers. Le commerce de l'argent qui est le métier des banques est déterminant dans les anticipations qui orientent les décisions des agents économiques. Mais, il ne suffit pas de remplir les exigences en matière de fonds propres, ce que facilitent les normes comptables ajustées pour les besoins de la cause : les banques doivent disposer de ressources ; pour cela, il faut surmonter la défiance des déposants (l'augmentation des garanties qui leur sont reconnues est de nature à les rassurer) et rétablir les mécanismes de circulation des flux entre banques (les garanties aux dépôts interbancaires annoncées officiellement en France n'ont pas permis de rétablir la confiance). Les mesures de nature financière peuvent difficilement venir à bout des obstacles qui grippent le secteur bancaire en contexte de blocage de l'économie. L'endettement des ménages est arrivé à saturation dans les principaux pays développés ; par ailleurs, l'absence de visibilité économique contraint fortement la capacité d'absorption de crédits par les entreprises. Même les dispositifs comminatoires obligeant comme en France les banques à augmenter l'offre de fonds prêtables ont toutes les chances de rester inopérants. L'économie mondiale est fondamentalement contrainte par le niveau de la demande globale. De sorte que même soulagées, aux plans de la solvabilité et de la liquidité, les banques ne pourraient accorder selon les normes des crédits suffisants pour stimuler de façon décisive la demande globale en biens et services. La demande reste d'autant plus faible que l'incertitude du lendemain bride la propension à consommer des ménages. La destruction des emplois par centaines de milliers chaque mois dans différents pays n'est tout naturellement pas propice à la reprise de la confiance. Aucun autre indicateur économique ni, a fortiori de nature financière, ne pourrait infléchir la tendance récessive, voire dépressive, de l'économie mondiale. Par conséquent, il ne faut pas attendre de l'éclaircie actuelle sur les marchés financiers qu'elle puisse être autre chose qu'un répit, et ce, aussi longtemps que ne seront pas réunies les conditions de la reprise de la demande globale. Même si la lumière est faite sur les bilans des banques, que ce soit par extirpation des mauvaises créances au titre des activités d'investissements spéculatifs, ou par aménagement des normes comptables. Le seul consensus qui semble s'être dégagé est que l'économie mondiale est handicapée par les excès financiers du modèle libéral. Les performances que la finance est censée avoir réalisées durant la dernière décennie sont surfaites et, partant, illusoires : la Chine ne pouvait réaliser ses taux de croissance que parce que l'économie américaine a absorbé ses produits au moyen de ressources monétaires créées sans mesure. La part de la croissance aux Etats Unis et en Europe qui provenait de la survalorisation de produits que le marché dopait fortement par la spéculation ne constitue pas de véritables valeurs ajoutées ; ces valeurs comptables étaient fictives, les bénéfices y attachés aussi, comme les impôts et taxes qui ont frappé et les affaires et les résultats. Les produits intérieurs bruts étaient surestimés ; la richesse créée dans le monde était, pour cette part, virtuelle. La valorisation à des prix de marchés surfaits se traduisait dans les bilans et comptes de produits des banques et des entreprises financières par des performances dont il s'est avéré, dès 2007, qu'elles devaient être revues à la baisse. La somme des corrections à apporter au niveau de chaque acteur économique, ménages compris, constitue un véritable ajustement macroéconomique. C'est peu dire que le monde a vécu au-dessus de ses moyens. C'est un ajustement structurel qui aurait dû corriger l'économie mondiale de tous ses excès encombrants résultant de la spéculation. Cet exercice de purge peut-il être évité grâce aux vertus de la comptabilité ? Les revenus correspondants aux excès de liquidités et de la spéculation se sont en partie évaporés par le dégonflement de la bulle financière en tant que pertes réelles et/ou latentes. L'astuce comptable a pour effet de gommer au moins partie de ces pertes latentes. Les bilans des banques seront sauvés si la sortie de crise est rapide et que les banques ne seront pas dans l'obligation de passer des dépréciations d'actifs importantes. Pour être rapprochée, la sortie de la crise a besoin d'une puissante stimulation de la demande globale, ce qui nécessite l'injection de liquidités massives. Si elle devait être opérée au niveau des déséquilibres actuels, la purge financière coûterait plus cher et maintiendrait la communauté internationale en situation de difficultés cumulatives. Les tensions sociales qui affectent de très nombreux pays seraient, sans doute, été exacerbées à des points tels que la stabilité politique risquait d'être gravement menacée ici et là. Les vagues de pertes d'emplois sont partout suivies dans un deuxième temps par des pertes totales de ressources pour une part croissante des populations. Le poids sur les budgets publics devient insupportable ; la dérive ne peut être poursuivie sans entamer sérieusement la capacité des Etats nationaux à conduire des politiques publiques sur le long terme. Pour dépasser le stade de la désillusion prégnante dans laquelle il est installé, le monde n'avait le choix a priori qu'entre deux scénarios extrêmes et quasiment antagoniques au regard des moyens nécessaires : - Purger les excès financiers qui ont inondé l'économie mondiale en poursuivant l'assainissement des bilans des banques par le biais des aides publiques ; - Miser sur la stimulation de la demande globale par l'injection de signes monétaires additionnels, ce qui permet de relancer l'activité économique et de rétablir l'emploi. Des questionnements majeurs interpellent les décideurs dans les deux scénarios : - La purge des excès financiers doit-elle être réelle ou peut-elle procéder de cosmétique comptable ? Mais surtout, les voies peuvent-elles être différentes d'un espace économique majeur à un autre ? La voie de la purge réelle est le chemin des impasses sociales : combien de temps la purge va-t-elle prendre et quel impact aura-t-elle sur les niveaux d'emplois et de création des richesses, et les tensions sociales pourront-elles être contenues et la cohésion sociale préservée ? - La relance au moyen d'une aggravation des niveaux de liquidités déjà excessifs peut-elle profiter aux différentes économies qui comptent ou exacerbera-t-elle la polarisation géographique dans la création des richesses et la polarisation sociale dans leur répartition ? Une redistribution majeure de la géographie des centres de création de richesses semble exclue pour l'immédiat. La demande américaine ne pourra pas jouer le rôle de locomotive au même rythme, quel que soit le degré dans l'utilisation de l'instrument monétaire. L'épargne du reste du monde ne peut retrouver rapidement ses niveaux de ces dernières années et les USA doivent l'affecter en priorité au déficit budgétaire. Que peut-on retenir de ces éléments de réflexion ? La reprise économique sera forcément lente et devra certainement s'appuyer sur la reconduction des mêmes rôles joués par les grandes économies jusqu'ici : consommer, mais un peu moins, aux Etats-Unis ce qui est produit en Asie et, accessoirement, en Europe. SORTIE ET LENDEMAINS DE CRISE Deux types de conséquences lourdes peuvent être anticipés pour l'après crise : une conséquence de caractère social majeure et une crise de nature politico-financière. Qui va payer la facture ? Le chômage massif ne pourra pas ne pas fragiliser encore davantage le monde des travailleurs salariés. La combativité de ces derniers avait, déjà, été largement entamée dans les trente dernières années, période qui correspond à la montée en puissance de l'économie néolibérale. La durée de la crise sera longue et la sortie du tunnel douloureuse pour des salariés usés par une période longue de chômage et d'absence quasi-totale de ressources. La course à l'embauche se fera naturellement au détriment des salaires. La combativité des travailleurs en sera très fortement affaiblie. Si l'impact de la crise est quasi certain pour les salariés au plan de la répartition de la valeur ajoutée entre rémunération du capital et rémunération du travail, les effets de la crise sur les Etats et la qualité des finances publiques restent à explorer. Le souci est de parer au plus pressé : les efforts des Etats pour conjurer la crise financière et pour relancer l'économie vont continuer sans compter. Tous les verrous ont sauté : les règles du pacte de stabilité ne sont plus de mise dans les pays de l'Euro ; la FED ne rechigne pas à utiliser les billets qu'elle imprime pour l'achat des obligations qu'imprime le Trésor américain : nécessité fait loi dès lors que les besoins du Trésor en argent frais ne peuvent être couverts totalement par les pays à excédents (Chine, Japon et pays arabes pétroliers). Même si ces pays-là restaient aussi disposés à l'égard des Etats Unis, les flux de leurs recettes ont tari. La BCE s'est résolue à accepter des titres privés en garantie de ses financements. Certaines voix s'inquiètent pour la qualité de la signature des Etats : les petits d'entre eux ont des soucis à se faire ; les plus grands continueront à attirer des capitaux parce qu'ils constitueront le dernier rempart contre l'effondrement généralisé mais aussi parce que les obligations d'Etats restent pour les titulaires de ressources l'emploi le moins risqué. La question fait débat en Europe. Dans la zone Euro, des pays sont plus fragilisés par les déséquilibres de leurs finances publiques que d'autres. Le rempart que constitue l'Euro suffira-t-il pour sauver les Etats de la banqueroute ? N'ayant plus la latitude de recourir à l'ajustement par le taux de change, les pays de la zone Euro doivent faire face au renchérissement de la dette publique par le biais du seul taux d'intérêt. Mais, qui continuera à acheter des obligations souveraines émises par des Etats en faillite même à des rendements élevés ? Les finances publiques sont massivement sollicitées dans tous les pays de sorte qu'il restera difficilement place pour la solidarité entre nations de la zone Euro ; la monnaie unique finira, alors, par étouffer les pays les plus exposés. Combien seront-ils ? Et si le nombre des pays en difficulté augmente, la monnaie survivra-t-elle ? Si les pays les plus importants résistent à la tourmente des finances publiques, la zone peut se réduire à cet espace-là. Ou alors, l'ajustement se fera-t-il globalement par le cours de l'Euro ? Les deux scénarios ne sont pas exclusifs. La cacophonie des politiques publiques menace la zone monétaire. *Directeur Général de la Banque Algérienne du Commerce Extérieur - Zurich - Suisse.