«Il nous fallait absolument une opération-commando de ce genre, que nous voulions surtout spectaculaire et psychologique, pour démontrer à la population médéenne musulmane autant qu'aux forces coloniales françaises que l'Armée de libération nationale (ALN) et, à travers elle, le Front de libération nationale (FLN) étaient toujours présents sur le terrain, contrairement à ce que faisait croire l'ennemi en utilisant une propagande basée sur le mensonge.» C'est ainsi que commence le récit, très détaillé et empreint d'une grande émotion, de l'attaque surprise dont fut l'objet, le 14 août 1961 (il y a donc 48 ans) aux environs de 20h15, juste après la prière du Maghreb, le célèbre bar «La Crémaillère» situé dans une rue (l'ex-rue Jean Richepin) du centre-ville de Médéa. Une rue qui porte aujourd'hui justement le nom d'un des six commandos-chocs auteurs de cette célèbre opération militaire: le chahid Ahmed Ferrache (ou Ferrah) dit «Si Ahmed Ellouhi». Et celui qui nous parle n'est autre que M. Mahmoud Toubal-Seghir dit «Tcheknoun», à qui Dieu a prêté longue vie, le responsable politico-militaire de l'époque, chargé de la région locale de Médéa englobant Draâ Smar (ex-Lodi), Tamezguida (ex-Mouzaïa Les Mines), Aïn D'heb (ex-Damiette), Oued Lahrèche et Ghezaghza. Une région appartenant à la zone II de la wilaya IV historique. Un récit-évocation que nous présentons à nos lecteurs à l'occasion de la célébration de la journée du Moudjahid le 20 août de chaque année. En effet, avec ses 70 grandes batailles, 272 accrochages, 205 embuscades, 223 opérations de sabotage, 65 attaques contre des postes ou casernes et 173 opérations de fidayins, dont justement celle du bar «La Crémaillère», cette zone II de la wilaya IV historique aura écrit en lettres d'or sa participation à la guerre de libération nationale. Une participation qui s'est soldée par la mort au champ d'honneur de plus de 9.743 chouhada, 32 cimetières où reposent désormais les restes de 3.083 chahids, en plus des 30 stèles érigées, un peu partout, à la mémoire de ceux dont les corps n'ont jamais été retrouvés à l'exemple de celui du Colonel Si M'hamed Bouguerra, commandant de la wilaya IV historique, tombé au champ d'honneur le 5 mai 1959 dans la région d'Ouled Bouachra, une commune relevant actuellement de la daïra de Si Mahdjoub, située à 37 km au sud-ouest de Médéa. Une zone qui avait connu une importante concentration des forces d'occupation, caractérisée par 107 centres de torture, 3 grandes prisons, 22 camps de concentration, 132 centres d'observation et 17 casernes militaires. Tout un arsenal humain, matériel et infrastructurel qui n'avait rien pu faire contre la volonté farouche d'une population, un peuple, qui voulait son indépendance et sa liberté quel qu'ait pu être le prix à payer. Pour en revenir à cette attaque surprise du bar «La Crémaillère», M. Mahmoud Toubal-Seghir dit «Tcheknoun» nous dira: «De grosses difficultés commençaient à se faire sentir dans les maquis avec, entre autres, le nombre en diminution constante des djounoud, le manque ou l'insuffisance de l'armement et de l'habillement, la lassitude qui commençait à gagner, quelque peu, certains djounoud... D'où la décision prise par les responsables politico-militaires de la wilaya IV historique de transporter la guerre des maquis vers les villes, c'est-à-dire renforcer la guérilla. Et de laisser la liberté d'action pour chaque responsable politico-militaire zonal. Partant de là, j'ai pris la décision d'attaquer ce fameux bar «La Crémaillère» pour deux raisons essentielles: d'abord, il se situait à une cinquantaine de mètres seulement du commissariat de police de l'époque (aujourd'hui transformé en centre médico-social - CMS - de la sûreté de wilaya), dont une rue très fréquentée par les Français surtout. Ensuite, ce bar était le lieu de rencontres et de rendez-vous privilégié des gendarmes tortionnaires, des agents de renseignements du deuxième bureau, de beaucoup de soldats et surtout d'officiers de l'armée coloniale.» Avec une émotion de plus en plus poignante, M. Mahmoud Toubal-Seghir dit «Tcheknoun» poursuivra: «Deux mois de préparation avaient été nécessaires, comportant particulièrement l'étude du terrain, les possibilités de repli après l'attaque, le choix des hommes du groupe de commandos et de l'agent de liaison, le choix d'un domicile proche du bar car nous nous devions d'y passer la nuit du 13 et toute la journée du 14 août 1961 pour espérer pouvoir réussir l'opération... Le groupe se composait notamment de Abdelkader «Chaâbouna», Si Ahmed «Ellouhi», Moha-S'ghir de Hannacha, un certain Fodhil (le premier est décédé après l'indépendance et les trois autres durant la guerre de libération nationale), Ahmed «Hammam Elouène» (encore en vie) et moi-même. Le domicile qui avait été retenu étant celui de M. Mohamed El Mohri (aujourd'hui décédé) situé en contrebas du bar, du côté d'Aïn El-Mordj. Avec un plan d'attaque mûrement réfléchi, nous fîmes irruption dans le bar en laissant «Chaâbouna» et Moha-S'ghir au guet dehors... Nous passâmes à l'action... Le bar était bondé comme d'habitude... Et le bilan rapporté une journée après cette attaque, par le journal colonial L'Echo d'Alger, avait fait part de huit morts et quatorze blessés parmi les consommateurs de ce bar-restaurant. Alors que nous n'avions compté qu'un seul blessé léger, Fodhil, qui avait été touché à l'épaule, à partir d'une fenêtre, au moment où nous nous retirions et qu'il tirait des rafales en l'air en signe de joie. Nous avions su, par la suite, que le nombre des morts et des blessés était beaucoup plus élevé que celui reconnu par les forces d'occupation. Et ce conséquemment au grand nombre de chargeurs de nos mitraillettes Mat 49 que nous possédions et que nous avions presque tous vidés sur tout ce qui bougeait à l'intérieur du bar. Pour l'histoire et par devoir de vérité, je me dois de dire que nous avions été obligés d'éliminer physiquement un compatriote natif de Médéa et y demeurant à l'époque, qui se trouvait à l'intérieur du bar au moment de l'attaque et qui avait malheureusement beaucoup d'accointances, très condamnables car portant préjudice à la Révolution de Novembre et à notre lutte, avec les officiers de police et de gendarmerie tortionnaires.» Et M. Mahmoud Toubal-Seghir dit «Tcheknoun» d'ajouter: «A la fin de l'attaque, et au moment de quitter les lieux, nous avions lancé une grenade, à l'intérieur du bar, qui avait effectivement explosé, après avoir auparavant laissé une lettre sur les cadavres et où l'on pouvait lire notamment: à l'intention de la soldatesque française, la Révolution est toujours là, debout, grâce aux sacrifices de tous ses enfants. Nous sommes capables de vous frapper n'importe où, quand nous voulons et avec encore plus d'aisance qu'aujourd'hui. Nous reviendrons.» Et notre interlocuteur de préciser: «C'est une lettre que nous avions préparée bien à l'avance en priant Dieu de faire réussir notre opération. Et elle a réussi grâce à Dieu. Le plus grand coup psychologique réussi aura été assurément ce grand impact très positif sur la population de Médéa qui reprit confiance tout comme les moudjahidine dans les maquis. Comme elle avait porté un sérieux coup, surtout, au moral des forces coloniales, militaires et administratives, ainsi qu'aux colons civils.» A la fin du récit, l'émotion ayant atteint son paroxysme, M. Mahmoud Toubal-Seghir dit «Tcheknoun» qui profite aujourd'hui d'une paisible retraite à 70 années passées, conclura: «Nous avions réussi la gageure de parcourir, à plusieurs reprises, cette rue Jean Richepin, en aller-retour, sans avoir éveillé le moindre soupçon aussi bien des passants que des policiers de faction devant le commissariat. Et ce à environ deux heures de l'horaire prévu pour le début de l'attaque de ce bar «La Crémaillère». Nous avions, tous les six, l'air de soldats français, habillés de tenues toutes neuves et portant des armes tout aussi neuves.»