Mardi, premier du mois. Il est huit heures du matin, les voitures et les scooters ont repris le contrôle de Paris. De gros nuages noirs venus de l'ouest roulent dans le ciel pour célébrer l'arrivée de septembre. C'est l'automne qui s'annonce avec trois bonnes semaines d'avance; un temps pourri qui signifie à celles et ceux à qui cela aurait échappé que c'est bel et bien la rentrée. Les bornes de velib' sont vides à l'exception des deux ou trois habituelles machines vandalisées: c'est sûr, «ils» sont de retour, ces ennemis invisibles qui sortent plus tôt pour rafler les derniers vélos disponibles. Marchons alors sous la pluie et observons la foule qui se presse vers les abribus ou les bouches de métro. Il y a un trait commun entre tous ces gens; une caractéristique facilement repérable qu'accentue une lumière blafarde aussi triste que l'éclairage d'une supérette de banlieue. Presque tous font la gueule. Mille excuses pour la vulgarité de ce qui précède mais c'est la seule expression qui convienne. On pourrait dire qu'ils font la tête ou bien qu'ils affichent une mine aussi sombre que l'eau qui court dans le caniveau mais cela ne suffirait pas à restituer le spectacle qu'ils offrent à celui qui a décidé de les scruter pour s'éviter de ruminer quelques grises pensées. Prenons cette femme, la quarantaine, blonde, bien bronzée, des habits d'un rouge flamboyant, un collier de pierres bleues autour du cou et un gros bracelet doré à chaque poignet. Elle foudroie du regard quiconque croise le sien et ses incisives pincent sa lèvre inférieure. Elle semble bouillir de colère et on se demande si elle ne va pas se mettre à hurler. «Je ne veux pas ! Je ne veux pas y aller», crierait-elle soudain. «Je n'ai pas envie de revoir la tête de Monique ni celle de François-Xavier. Je n'ai pas envie de les entendre me parler de leurs vacances et des rumeurs de plan social. Non, je ne veux pas ! Et puis, j'ai reçu ma feuille d'impôts !» A peine se mettrait-elle à hurler que, c'est certain, d'autres se mettraient à faire de même. Et n'allez pas croire que ces mines maussades sont une scène banale. Bien au contraire, c'est un instant rare, celui qui fait frontière entre l'exceptionnel et la routine, entre les vacances et le train-train professionnel (quand il existe). C'est bien de cela qu'il s'agit: un moment de brève transition où la réalité frappe à la porte en disant tranquillement qu'il est temps qu'elle reprenne ses droits. La veille encore, le bleu du ciel était conquérant, le thermomètre affichait au moins dix degrés de plus et les sourires étaient nombreux dans la rue. Il flottait comme un morceau de juin, les visages et les corps hâlés en sus. Car voilà le point essentiel: le bronzage. Toutes ces peaux brunies, parfois peut-être un peu trop, ou du moins de manière visiblement forcenée ou artificielle (ou les deux à la fois) donnaient l'impression que l'été et les vacances allaient se poursuivre et résister aux assauts du dégoûtage', pour reprendre une expression de chez nous. Mais ce mardi matin, le bronzage a comme disparu. Bien sûr, il est toujours présent physiquement, ce genre de trace ne s'effaçant pas aussi rapidement, mais le fait est qu'il ne compte plus. Terminé le temps des robes légères et des jupons épanouis. Tout ce qui encourageait à la bonne humeur - malgré l'estomac vide - est devenu soudainement décalé, hors de propos. La rentrée sait toujours comment nous signifier qu'elle est une affaire à prendre au sérieux. Poursuivons notre observation. Examinons ce frêle jeune homme, au costume vraisemblablement trop épais pour la saison et qui se penche sur la pile des quotidiens gratuits dont la réapparition sur les trottoirs et les présentoirs est une autre manière de clamer au bon peuple que la pause estivale est terminée. Pause durant laquelle, il faut le signaler au passage, tous les journaux ou presque, magazines compris, ont escroqué leurs abonnés et lecteurs avec force paginations réduites et pseudo-suppléments qui reviennent chaque été avec les mêmes thèmes et illustrations («les philosophes de l'amour», «Marx», «les grandes enquêtes de l'histoire» sans oublier l'inévitable et insupportable «spécial immobilier»). Revenons au jeune homme. Sa mine, sa posture trahissent celui qui n'est pas parti (ou alors vraiment pas longtemps). Ce n'est pas une exception puisqu'il appartient à un gros tiers statistique qui, crise du pouvoir d'achat et chômage obligent, fait tranquillement son chemin pour se transformer en bonne moitié. Pour autant, rester à Paris au mois d'août n'est pas une punition, cela peut même être un bonheur. Rues vides, voisins bruyants partis à Palavas-les-Flots, terrasses peu encombrées, rythme lent, bons plans pour petits malins, la liste des avantages est longue. Mais chaque médaille a son revers. Pour celui qui est resté, le plus dur est le retour des aoûtiens. Diantre ! C'est parti, ça réapparaît tout bronzé et ça vient réinvestir la ville et reprendre sa place comme si de rien n'était, sans un minimum de discrétion ! Ça cavale les épaules droites et le ventre rentré dans les allées du parc, ça encombre les allées du supermarché et les librairies et, pire encore, ça finit par tirer la tête le jour même de la reprise oubliant qu'il n'y a rien de plus déprimant pour celui qui n'a pas pris de vacances que d'avoir en face de lui un visage hâlé qui fait la tronche. C'est ce que doit se dire ce jeune homme en observant la blonde en rouge. Si on venait à l'interroger, il expliquerait, peut-être, qu'il existe une autre chose qui pèse sur ses épaules et ses nerfs. Il s'agit, dirait-il en soupirant, de celles et ceux qui, à peine rentrés, veulent signifier au monde entier que tout repart, qu'ils ont de l'énergie à revendre et que, c'est décidé, il va falloir compter avec eux. C'est ce genre d'olibrius qui vous appelle un premier septembre aux aurores pour vous demander où vous en êtes dans tel ou tel dossier ou projet (ou article...). L'air de rien, ils vous sous-entendent qu'il est temps de vous remettre à courir avec la foule, faisant mine d'ignorer que vous êtes en mouvement depuis bien longtemps et que votre trot de diesel vous satisfait pleinement. Et comme on ne peut éviter ces énergumènes-à moins de partir en vacances en septembre pour laisser passer la folie (un rêve) ou de se cacher (autre rêve)-il n'est pas d'autre choix que de sortir le matin et de se fondre dans la cohorte de celles et ceux qui, bronzés ou non, se laissent envelopper par le «dégoûtage» en se convainquant que, par la force de l'habitude, cela finira par aller mieux dans quelques semaines.