Qu'éprouvez-vous en lisant qu'un harrag a été intercepté par des gardes-côtes et que le plus spectaculaire est qu'il avait 67 ans ? Rien. Cela n'a rien de spectaculaire même si les journaux tentent d'en faire un titre d'appel, capable de provoquer la curiosité. Des harraga de cinq ans d'âge, de 70, des femmes enceintes ou pas, cela n'a rien de curieux pour les Algériens. Ils savent et ce mot est à lire en italique. La harga algérienne est une contradiction du mythe fondateur de toutes les migrations humaines: on est plus sûr de quitter une terre brûlée que d'arriver à une terre promise. D'où la futilité de détails biologiques comme l'âge ou la situation alimentaire ou le sexe. Cela n'a rien à voir avec le temps car il s'agit d'espoir, ni avec la situation professionnelle car on va vers l'Occident non pour y gagner plus mais pour perdre moins. Il s'agit d'une sorte d'appel de la forêt pour échapper à la forêt. Car la véritable question n'est pas ce qui séduit les partants mais ce qui motive les fuyants. «Que fuit-on ?» est une question dont la réponse est dans la question «Où fuir ?». Résumons en effet: où aller sinon vers l'Occident ? En Tunisie ? Un pays trop «frère» pour être sincère et où on est libre d'avoir des yeux mais pas libre d'avoir une bouche. Au Maroc ? Qu'y faire et quoi vendre ? Dans le reste des pays arabes ? C'est changer la fièvre par le tremblement. En Afrique profonde ? Il faut être un saumon musclé pour remonter seul le courant contraire des migrations vers le Nord. Mais pourquoi parler encore de la harga aujourd'hui alors que le sujet n'est plus qu'un objet ? C'est par défaut. C'est peut-être la plus grande action de désobéissance civile depuis le FIS, selon une dernière définition enfin heureuse aux yeux du chroniqueur. C'est le seul spectacle intéressent à commenter comme une sorte de bateau qui passe pour un peuple de Robinson Crusoé piégé en masse dans une île. Que dire d'autre en effet ? Commenter le nouveau SNMG ? La pomme de terre céleste ? Le Salon du livre contre les livres ? L'autoroute Est-Ouest et le scandale de ses mamelles ? Le renouvellement du Sénat comme emploi de vieux, version mieux payée que l'emploi de jeunes ? Tout cela a été frappé d'une banalité cinématographique sans appel. Alors pourquoi parler de harraga aujourd'hui ? Par solidarité avec un livre sur les harraga sous le titre de «Poutakhine, journal presque intime d'un naufragé». Un livre recherché par la police, dont l'auteur a pris la mer qui l'a pris. En attendant de lire ce livre indisponible, on peut au moins faire ce constat bête: l'auteur est un harrag qui a réussi, le livre est une chaloupe recherchée sur la terre ferme, la police se comporte comme des gardes-côtes piétons pour une politique qui veut vider la mer avec des perquisitions. Qui est le plus ridicule ? Qui est le plus naufragé ? Peut-on noyer un livre qui parle de la mer ?