Il y a actuellement un grand débat sur le niveau de rémunération des dirigeants des entreprises comparé à ceux des employés ordinaires. Mais si cette comparaison est importante à faire, la distribution des revenus entre ces dirigeants eux-mêmes mérite aussi que l'on s'y attarde. Dans un travail récent, nous avons étudié la distribution des revenus entre les principaux dirigeants de sociétés américaines cotées en Bourse - elles sont tenues de rendre public les revenus de leurs cinq dirigeants les mieux payés. Notre analyse a porté sur la part revenant au pdg. Nous avons établi qu'elle a augmenté au cours du temps. Non seulement le revenu global des cinq dirigeants les mieux payés a augmenté, mais la part relative du pdg dans ce groupe a elle-même augmenté, jusqu'à représenter en moyenne 35% de la somme globale (plus du double du revenu moyen des quatre autres dirigeants les mieux payés). Les sociétés dont le pdg a un revenu proportionnellement plus élevé par rapport aux autres hauts revenus rapportent moins à leurs investisseurs. Comparées aux autres sociétés de leur secteur, à valeur comptable identique leur capitalisation boursière est moindre. Leur taux de capitalisation par rapport à leur valeur comptable, ce que les économistes financiers appellent le quotient de Tobin, est un critère qui permet d'évaluer l'utilisation de leur capital par les entreprises. Les sociétés qui attribuent une grande part du gâteau des revenus au pdg par rapport aux autres dirigeants sont également moins rentables. Leurs revenus d'exploitation rapportés à la valeur de leurs actifs tendent à être plus faibles. Pourquoi ces sociétés rapportent-elles moins à leurs investisseurs ? Nous avons observé que la part de revenu du pdg est liée à différentes facettes de la politique et des résultats de ces sociétés, qui paraissent refléter des problèmes de gouvernance. - Elles tendent à prendre de mauvaises décisions en termes d'acquisitions. Quand elles annoncent une acquisition, leur rendement en Bourse qui traduit la manière dont le marché juge cette acquisition baisse ou devient souvent négatif. - Elles récompensent plus fréquemment que d'autres leur pdg pour des événements dus au hasard. Elles tendent à augmenter le revenu de ce dernier quand les perspectives dans leur secteur d'activité s'améliore pour des raisons qui n'ont rien à voir avec lui (par exemple lorsqu'une compagnie pétrolière bénéficie d'une montée en flèche du prix du pétrole sur les marchés mondiaux). Les économistes financiers considèrent ce surcroît de rémunération lié à un événement fortuit comme un signe de mauvaise gouvernance. - Elles ont moins tendance que les autres à considérer le pdg comme responsable en cas de mauvais résultats. Son renvoi est alors moins fréquent, du fait sans doute de la moindre volonté de leurs administrateurs de discipliner le pdg. - Enfin, ces sociétés distribuent fréquemment à leur pdg des options financières extrêmement rentables à un moment étrangement bien choisi, celui où leur prix d'exercice est au plus bas du mois de leur attribution au pdg. Ce choix de la date indique le recours à des informations d'initiés ou l'antidatage de ces options. Comment expliquer l'ensemble de ces caractéristiques ? Il arrive que la part de certains pdg par rapport aux quatre autres revenus les plus élevées soit particulièrement importante en raison de leurs compétences spécifiques, mais elle est parfois la conséquence de leur excès de pouvoir et d'influence sur le processus de décision de l'entreprise. Leur part de rémunération est alors l'expression d'un problème de gouvernance. Soulignons qu'une corrélation positive entre problèmes de gouvernance et part de revenu qui échoit au pdg n'implique pas qu'une rémunération importante de ce dernier soit nécessairement liée à un problème de gouvernance, et encore moins que sa diminution serait bénéfique à l'entreprise. Dans certaines firmes, la part importante qui revient au pdg se justifie par son talent et par l'environnement. Dans ce cas, la diminuer serait néfaste à l'entreprise et à ses actionnaires. Néanmoins notre étude montre qu'en moyenne une grosse part du gâteau des revenus allant au pdg peut traduire un problème de gouvernance qui autrement ne serait pas aussi visible. Les investisseurs et les conseils d'administration seraient donc bien inspirés d'examiner de près non seulement le montant total des revenus les plus élevés, mais aussi leur répartition entre les dirigeants. Lucian Bebchuk, Martijn Cremers et Urs Peyer enseignent respectivement à Harvard, à Yale et à l'INSEAD. Cet article résume en partie leur rapport récent intitulé The CEO Pay Slice. Traduit de l'anglais par Patrice Horovitz France : scepticisme grandissant sur les «élites» Par Pierre Morville En quelques semaines, divers sondages, réalisés en France et en Grande-Bretagne, soulignent la dégradation de l'image des élites, supposées ou autoproclamées, dans la classe politique, les médias et les milieux d'affaires. Une enquête récente du Cevipof, organisme d'étude de l'Institut des Sciences Politiques, vivier avec l'ENA des élites françaises, a sorti un nouveau baromètre de l'indice de confiance des Français. Sur les institutions : morosité, méfiance, doute, scepticisme. Au premier chef, les partis politiques se font sévèrement étriller. Qu'ils affichent des opinions de gauche, de droite, du centre ou d'ailleurs, mes concitoyens à 71% ne font plus confiance dans les formations politiques. Au PS comme à l'UMP, quasi un sympathisant sur deux (plus au PS qu'à l'UMP) se méfie de la formation politique pour laquelle il a le plus de sympathie. 67% des personnes interrogées n'ont confiance ni dans la droite ni dans la gauche pour gouverner le pays... La suspicion s'étend à tous les rouages de la démocratie : une très courte majorité des personnes interrogées (51%) estiment en effet qu'en France, la démocratie fonctionne bien, contre 49% qui pensent que nous sommes bien dans une sorte de « république bananière ». La méfiance est récurrente. Parmi les personnes interrogées, 60% préféreraient que des experts décident à la place du gouvernement de ce qui est meilleur pour le pays, et 78% considèrent que les responsables politiques ne se préoccupent pas de ce que pensent les citoyens ! Les responsables politiques n'ont pas la cote : 64% considère l'honnêteté en politique comme essentielle, mais 61% pensent qu'il y a autant de corruption qu'avant mais que l'on en parle plus. Doutes certains sur le « capitalisme » Le monde politique ne parvient pas à redorer son image auprès de la société civile, qui se replie sur elle-même et qui n'accorde finalement sa confiance qu'aux élus de proximité. Ainsi, le maire de leur commune reste la personnalité politique préférée (69%) des interviewés, devant le député (58%). Le Premier ministre, le très discret François Fillon, recueille le beau score de 40% de score favorable, mais le président de la République actuel ne recueille que 35% dans l'indice de confiance. Et ils sont deux fois plus nombreux à faire confiance à leur conseil municipal (69%) qu'à l'Assemblée nationale (35%), l'Union européenne arrivant entre les deux (44%). Mais le G20, symbole de la « gouvernance mondiale » tant vanté par une majorité de médias, est loin derrière (30%). Quand à la presse, les radios, les télés et nous autres, pauvres journalistes et chroniqueurs, les interrogés enfoncent le clou : 73% d'entre eux expriment une méfiance vis-à-vis des médias, même si dans le même temps ils recourent massivement à leurs services pour connaître l'actualité : 69% regardent les Journaux télévisés de TF1, FR3, Soir 3, 1% celui d'ARTE, 4% canal +. Nouveauté ! 91% des Français veulent dorénavant réformer le capitalisme ! Deux Français sur trois déclarent qu'il faudrait prendre aux riches pour donner aux pauvres. Le monde politique et les médias ne sont en effet pas les seuls avec lesquels se concrétise un divorce. Les entreprises sont toujours aussi mal aimées des Français, suspectées par 3 personnes sur 4 de s'entendre pour maintenir leurs prix à un niveau anormalement élevé, et accusées de ne rechercher que le profit sans améliorer la qualité des produits et le service aux consommateurs. Et plus d'une personne interrogée sur deux (55%) souhaiterait que l'Etat les réglemente plus étroitement. La crise financière est passée par là et les excès du libéralisme financier sont sévèrement condamnés par le citoyen /salarié /contribuable /consommateur. Certes, nos élites pourront se réconforter en constatant que, dans cette enquête du Cevipof, une moitié des sondés pense que le système capitaliste ne doit être réformé que sur quelques points. Ouf ! Mais cela laisse tout de même 40% des personnes interrogées qui souhaitent une réforme en profondeur du système. Un autre sondage paru dans la semaine conforte ces chiffres accusateurs. Un sondage IFOPLe Monde a interrogé un panel de citoyens français et britanniques pour leur opinion croisée sur le « secteur bancaire ». Les Français, historiquement, ont toujours manifesté une certaine réticence vis-à-vis de l'entreprise. Quant au secteur financier, c'est la suspicion qui domine. Et la tradition vient de loin : la faillite des « billets à ordre », inventés par un conseiller (écossais ! Un Britannique déjà !) du Régent duc d'Orléans fut certainement une cause lointaine de la Révolution française de 1789 et du guillotinage du roi Louis XVI, petit-neveu du régent en question. Les Britanniques ne partagent pas du tout ce genre de prévention ridicule. La Grande-Bretagne fut historiquement le premier pays phare (avec les Pays-Bas) de la « libre-entreprise » et le protestantisme anglo-saxon n'a jamais trouvé indignes les « métiers de l'argent », contrairement au catholicisme romain. Le sondage était donc particulièrement passionnant. Eh bien ! On constate dans l'opinion publique française, comme chez nos voisins d'outre-Manche, la même méfiance teintée de colère ! Paradoxes et fortes attentes Les dégâts de la crise financière sont passés par là et Français et Britanniques constatent que les banquiers, sauvés par les Etats et les contribuables, n'ont décidément rien appris et rien compris : seuls 20% des sondés français et 27% des britanniques estiment que les banquiers ont dorénavant tiré les leçons de la crise et adopté des comportements « moins risqués ». 40% des Français, contre 31% seulement des Britanniques, sont persuadés que, dorénavant, on peut faire confiance à nouveau dans la solidité du système bancaire. Les deux opinions publiques louent de ce point de vue les fortes interventions étatiques, après la crise d'octobre 2008, destinées à sauver la finance internationale : 67% des Français et 70% des Britanniques approuvent le sauvetage sur fonds publics d'un capitalisme financier pris d'ivresse. Mais, à peine cette crise passée, le spectacle des traders et autres « golden boys » se gavant à nouveau de primes et autres stocks options pour des sommes faramineuses, les révulsent. Ils doutent même de toute efficacité, voire de possibilité de contrôle : 83% des Français et 81% des Britanniques approuvent la mesure d'une « taxe sur les bonus » des dirigeants, mais 25% et 27% des mêmes seulement croient à leur efficacité... Contrairement aux pouvoirs publics et à une partie des médias qui clament et répètent que « la crise est maintenant derrière nous », les opinions publiques sont beaucoup plus sceptiques : 83% de mes concitoyens et 71% des Anglais estiment « fort probable » une nouvelle crise économique et financière dans les prochaines années. Pessimisme confirmé par l'enquête du Cevipof. Pour les Français en effet, l'avenir n'est guère encourageant : seulement 19% estiment que leur situation financière va en allant s'améliorer, alors que 28% craignent une nouvelle dégradation et que la moitié espère seulement une stagnation. Cette situation ne les rend pas particulièrement combatifs. Les Français sont peureux et méfiants : 92% sont certes disposés à signer une pétition, 63% consentent à manifester mais 59% déclarent ne jamais vouloir participer à une grève, 63% à ne pas occuper leur entreprise. Et 78% se méfient des autres. Astérix et la crise mondiale Dans cet océan de marasme et de doute, il subsiste quelques bribes paradoxales d'optimisme ! Si la moitié des sondés par le Cevipof ne méconnaissent pas le risque de se retrouver au chômage, deux Français sur trois restent optimistes sur l'avenir. Neuf Français sur dix se disent malgré tout... heureux ! Insondables mystères de l'âme gauloise... Devant tant de paradoxes et de contradictions, on comprend mieux a posteriori le génie de Goscinny et Uderzo, les deux créateurs de la bande dessinée « Astérix le Gaulois ». Ce sympathique petit personnage, accompagné du gros Obélix, incarne la résistance farouche de l'indépendance d'un petit village normand, buveur et noceur, dans une Europe totalement dominée par César et l'impérialisme romain. C'est ainsi que les Français se voient et le succès de cette série d'albums (la meilleure vente mondiale après les aventures de Tintin) incite à croire que le reste du monde imagine également les Français sous la même représentation farfelue. Mais les images d'Epinal en général résistent mal aux duretés de la vie réelle. Ce que soulignent les résultats de ces deux sondages et de bien d'autres publiés sur le même thème, dans la même période, ce sont trois dominantes inquiétantes: - L'opinion publique française est inquiète. Ce n'est pas une nouveauté : les enquêtes d'opinion signalent le fait depuis trente ans. Mais cette inquiétude s'accroît : elle se cristallise principalement sur les questions économiques ; elle touche des catégories de plus en plus larges, comme les classes moyennes, protégées longtemps par la dureté des temps. - La mise en oeuvre d'un système de causalité. Il est surprenant qu'une très grande masse de personnes sondées créent un lien logique et concret entre leur situation et les excès du capitalisme financier et mondialisé. Karl Marx doit se retourner de joie dans sa tombe londonienne devant une prise de conscience aussi massive. Finalement, le petit peuple, les anonymes qu'on croise sur les boulevards, dans les bureaux, les supermarchés ou les bistrots, les gens, quoi, sont plus malins qu'on le croît, ou plus sages. Certes, depuis trente ans, on leur a sorti beaucoup de fadaises : « Ça va mal ? C'est parce que vous n'êtes pas assez instruit, flexible, mobile, parce que vous gagnez trop d'argent, parce que vous n'épargnez pas assez, parce que vous ne travaillez pas assez ; parce que vous n'avez pas l'esprit d'entreprise ; parce que les chômeurs ne cherchent pas vraiment du boulot, les fonctionnaires sont des feignants ; parce que les immigrés viennent manger votre pain ; parce que les femmes devraient rester à la maison ou devraient prendre votre place, etc., etc. Et bien, non : à la fin, les gens sont de plus en plus nombreux à considérer la réalité triviale que, dans un système de plus en plus inégal, les riches de moins en moins nombreux, gagnent de plus en plus d'argent et que les pauvres sont chaque jour plus nombreux. Et ce n'est pas la mondialisation qui va inverser la tendance. - Les quelques lignes ci-dessus seront immédiatement dénoncées comme une apologie archaïque d'une défunte « lutte des classes », voire un discours populiste qui ouvrirait, s'il était entendu par le bon peuple, à tous les extrémismes, des feues Brigades Rouges jusqu'aux groupuscules fascistes, en passant par l'islamisme radical. C'est la ligne de défense traditionnelle du système élitaire français. Qui sont ces élites ? Formés dans les mêmes grandes écoles, habitant les mêmes quartiers (même s'ils ne partagent pas les mêmes bulletins de vote), vivant de manière quasi identique, ces élus politiques, ces journalistes d'influence, ces intellectuels médiatiques, ces consultants et experts d'autorité, ces hauts fonctionnaires, ces grands banquiers et capitaines d'industrie se ressemblent beaucoup, ressemblent beaucoup à eux-mêmes, parfois à se confondre. Et la définition élitaire a cette particularité de se répandre à l'infini dans la société, du chef de service administratif à l'élu municipal, du prof de fac au dirigeant syndical, du brillant ingénieur au vieux notaire... Moi-même, d'ailleurs... Mais le fait persiste : la distance s'accroît entre l'opinion publique des élites ou supposées telles ou autoproclamées, et l'opinion publique tout court, l'opinion des gens. En période de crise durable, et en général sur le plan démocratique et républicain, c'est ennuyeux.