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Une mort nommée suicide
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 20 - 01 - 2010

Tout a commencé le jour où une luxueuse voiture s'est garée le long du trottoir qui longe sa maison.
Il était debout à quelques pas du seuil, essayant de calmer un voisin qui crachait sa colère au sujet d'une bouche d'égout qui regorgeait sa matière pestilentielle et l'étalait sur la rue. L'homme maudissait le maire, le visage ravagé par la fureur, les yeux jetant des étincelles, des filets de salive aux coins des lèvres, balafrant l'air avec des mains frénétiques. Depuis des jours, une puanteur maléfique et bourdonnante de mouches échappait aux entrailles de la terre, et envahissait les demeures, imprégnant profondement les êtres et les objets. C'était l'été, il faisait une chaleur épouvantable, et l'on était forcé de barricader les fenêtres afin de pouvoir respirer et vaquer aux occupations quotidiennes. La nuit, l'odeur devenait lourde et intolérable, suffocante. Des bataillons de moustiques zonzonnantes fonçaient sur les corps éreintés des dormeurs, et, méprisant insecticides et diffuseurs branchés aux prises, perçaient la chair et plantaient dedans leur trombe pour pomper leur dose de sang, la criblant ainsi de blessures cuisantes. On s'en était plaint au maire à plusieurs reprises, qui avait promis d'envoyer des ouvriers s'en charger, mais rien n'avait été fait jusqu'à ce jour-là.
C'était justement la raison pour laquelle le voisin l'avait accosté alors qu'il revenait du travail. L'homme était fou de rage. « Le salopard ! Tu te rappelles ! Pour se faire élire, il s'est transformé en gonzese mielleuse, se tortillant de la queue, donnant des baisers à tout le monde, la gueule dégoulinante de promesses ! Je vais aller le démolir ! Je vais aller lui casser ses dents et les lui faire avaler pour lui montrer qui je suis ! Dès qu'ils ont les fesses bien calées sur un fauteuil, ils se débarrassent de leurs masques, crachent sur les électeurs et montrent leur vrai visage, une viande affamée et gonflée de frustrations. Qu'attendent-ils pour venir s'occuper de ce trou qui n'arrête pas de déverser sa merde sur nous ? Nous pataugeons dans la fange comme des sangliers depuis des jours ! Le salopard ! Le chien !... » C'est à ce moment précis, que les deux hommes ont vu la superbe automobile arriver dans leur direction, manœuvrer et s'arrêter le long du trottoir, à quelques mètres du lieu où ils se trouvaient. La curiosité pulvérisa la rage du voisin et dirigea leurs yeux sur le véhicule étranger. Muets, ils virent les portières s'ouvrir puis descendre, un homme portant des lunettes de soleil noires, une femme, deux garçons et une fille.
« C'est mon frère et sa famille, dit-il au voisin. Nous reparlerons plus tard de tout ça. Au revoir. » Ce dernier le salua et s'éloigna hativement, pour lui permettre d'accueillir ses visiteurs. Il s'avança vers son frère et l'embrassa longuement, en s'excusant, intimidé par le costume neuf que portait celui-ci, et honteux d'avoir été surpris en vêtements de travail couverts de poussière. Puis, avec la même gêne, craignant de les salir, il embrassa ses neveux et sa belle sœur. Entendant du bruit sur le seuil de la maison, son épouse avait déjà ouvert la porte. Ils entrèrent. C'est ce jour-là que tout a commencé.
Les deux familles s'étaient installées dans le salon, et comme les autres fois, il avait remarqué que son frère avait très vite accaparé de la parole, claironnant, la voix sonore, le geste large, jonglant avec les mots comme un magicien, jetant en l'air des noms de personnes dont il mentionnait la fonction, des noms d'hôtels et de pays, mine de rien. C'étaient alors des ministres ; c'étaient des walis ; c'étaient des sénateurs et des députés ; c'étaient des hommes d'affaires assis sur des fortunes fabuleuses ; c'étaient de hauts responsables au pouvoir illimité. Mais cette fois-là, il y avait quelque chose de nouveau par rapport aux autres visites.
Il venait juste d'être nommé à un poste très élevé, et ils avaient décidé, lui et sa famille, de partager avec eux la joie et le bonheur qu'ils avaient ressentis lorsqu'un ami influent leur avait téléphoné de la capitale pour leur annoncer la nouvelle. Il avait remarqué que sa belle-sœur remplissait les temps morts en apportant des détails, fidèle à ses manies, comme pour permettre à son mari de reprendre haleine, ou comme si elle avait peur du silence. Ils possédaient chacun un téléphone portable, son frère en exhibait deux de sa poche, et ces engins n'arrêtaient pas de sonner. Sa propre épouse et ses enfants avaient également attiré son attention : ils avaient dans les yeux une lumière qui l'avait troublé, qui l'avait inquiété. Ils étaient fascinés, absorbant avidement les histoires de son frère ! « Non, il ne changera jamais, songea-t-il, en observant son frère. Aussi loin que je me souvienne, il a toujours été un parleur, une machine qui produit des paroles. Quand il est lancé, rien ne peut endiguer le flot brûlant et ému des mots qui jaillissent de sa bouche. Il sait instinctivement ce que les gens aiment entendre, et il leur sert généreusement la nourriture qu'ils désirent, amplifiant et chamarrant la vérité de détails inventés de toutes pièces, ou mentant effrontément. Et c'est comme ça qu'il s'est tracé un chemin dans la vie. En parlant. En radotant. »
Non, il ne l'a jamais aimé ! Cette clique de discoureurs qui vivent, non par la sueur du front, mais par le baratin, le dégoûtait. Il en connaissait beaucoup autour de lui, et en voyait beaucoup sur l'écran de télévision, qui étaient payés pour faire du bruit, pour empêcher le silence de s'installer. Il remerciait souvent le Seigneur d'avoir fait de lui un paysan. Le travail de la terre et le silence de la compagne lui avaient enseigné le sens de la mesure. La paresse et le bavardage le mettaient hors de lui...
La voix tonitruante de son frère l'avait arraché à ses pensées. « Cesse de rêver et viens ! je vais emmener les gosses faire un tour en voiture. » Mais il avait refusé, disant qu'il profiterait de leur absence pour se changer et se laver. Ils étaient rentrés environ une heure plus tard. Le visage de ses enfants exprimait un bonheur si intense qu'il avait encore une fois éprouvé un sentiment d'inquiétude, un malaise. Quelques minutes plus tard, son frère et sa belle-soeur s'étaient excusés de ne pas pouvoir rester plus longtemps, et avaient promis de revenir bientôt. Ils vivaient dans une ville située à plus de deux heures de route.
Une fois les visiteurs partis, les enfants étaient allés explorer les victuailles et les cadeaux que leur mère avait rangé dans le placard de la cuisine. Il les avait entendus s'émerveiller comme jamais ils ne l'avaient fait auparavant, fouinant dans les paquets, et s'arrachant des objets. À un certain moment, la voix de sa femme lui était parvenue, remplie d'émotion : « N'oubliez pas les enfants que votre oncle va passer demain à la télévision ! »
Cette visite bouleversa la vie de son foyer. L'oncle était souvent évoqué et régnait sur la plupart des conversations. Son nom remplissait la maison. Les enfants se mirent à surveiller le poste de télévision pour le voir, et quand son image apparaissait sur l'écran, c'était une explosion de cris et de joie. Sa femme délaissait aussitôt ses occupations et se précipitait vers le salon. Les yeux braqués sur l'appareil, ravis, ils jubilaient. C'était alors une longue suite de commentaires émus et passionnés, qui les occupaient parfois pendant des jours. Et petit à petit, il remarquait que les rêves qui naguère les réunissaient tous autour de lui, les intéressaient à peine maintenant. Quand il parlait de ses brebis ou de ses plants de tomate, un silence indifférent, ponctué de mots neutres et quelconques, accueillait ses projets. Pire, il décelait sur leurs visages des grimaces d'impatience, ou peut-être même de mépris, comme si les choses qui hier encore les grisaient, les agaçaient et les déprimaient aujourd'hui. Son épouse et ses enfants lui avaient été volés par le bavardage bariolé et éblouissant de son frère. Comme un troupeau de sangliers enragés, les histoires clinquantes de ce frère avaient dévasté tout ce qu'il avait bâti pendant des années à la sueur de son front. Accablé, il contemplait ces décombres et ces dégâts, l'âme ruinée, malheureux. Au fil des jours, une profonde tristesse s'était emparée de lui. Maintenant, il rentrait tard du travail, ne supportant plus l'atmosphère étouffante qui régnait sur son foyer. Personne ne semblait avoir remarqué la chose. Alors, jour après jour, un sentiment pénible d'inutilité s'était développé en lui, comme une tumeur maligne, ravageant sa vie, vidant doucement son corps de l'ardeur et de la vitalité qui le remplissaient naguère. Le poison du dégoût colonisa son sang. Les êtres chers pour lesquels il vivait, lui avaient été ravis par un menteur. Mais il ne pouvait pas révéler à sa famille la vérité sur cet oncle qu'ils admiraient. Il s'agissait de son frère, de son honneur. Personne ne lui aurait pardonné.
Une année plus tard, son frère qui venait de sortir d'une réunion qui avait duré cinq heures, dans une salle empestant la fumée de cigarette et le café, entendit la sonnette de son téléphone portable. Il colla l'engin contre son oreille et demanda qui était à l'appareil. Une voix enfantine lui répondit : « C'est moi mon oncle ! Mon père a été retrouvé pendu à un arbre ! »


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