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Le bruit que font les mots
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 18 - 09 - 2010

Vous avez entendu les paroles qui sortaient de la bouche de ces deux gosses pommadés qui se sont bagarrés dans la gare, mon frère ? Vous avez vu ! Mais dans quel dépotoir vont-ils chercher ces ordures ?
Tout ce que leur langue contient de pourriture, ils nous l'ont vomi dans les oreilles, se tortillant et frissonnant de plaisir, les yeux brillants et le visage rayonnant comme s'ils étaient en train de prêcher la parole de Dieu ! Ah ! si les hommes d'hier étaient encore de ce monde ! Ces voyous seraient en ce moment en train de gigoter dans une flaque de sang, la gorge tranchée !...
Je vous jure qu'à un certain moment, mon frère, j'ai cru qu'ils allaient se dépouiller de tous leurs vêtements, les jeter à la figure des voyageurs, et s'entre-déchirer comme des singes atteints de folie ! Louanges à Dieu ! ils ne sont pas allés jusqu'à cette extrémité !... Mais le temps est proche où ces gamins se démeneront dans la rue sans un bout de tissu sur le corps ! Des millions de sangliers enfiévrés, grouillant partout à longueur de journée, fascinés jusqu'au délire par les organes répugnants qui logent sous la ceinture, les nommant sans répit, en poussant des grognements de volupté. Et ce troupeau piétinera sans pitié tous ceux qui essayeront de l'empêcher de nourrir les innombrables bêtes dégoutantes et affamées qui boursouflent sa chair...
Peut-être que mes paroles vous paraissent dures et exagérées, mon frère ? Dans ce cas, pendant que cet autocar qui nous a réunis par hasard nous mène vers la ville, laissez-moi vous raconter ce qui est arrivé à un de mes amis il y a un quelques années ? Vous verrez alors que ces mots sombres qui coulent de ma bouche sont celles d'un homme qui ne lâche pas la bride à sa langue.
C'est un homme dont on a n'a jamais vu les pieds traîner en dehors des champs cloturés par les préceptes de Dieu. Une conscience en cuir ligote ses actes et ses paroles. Il fait partie de ces gens qu'aucune langue ne peut médire d'eux sans provoquer aussitôt la colère de notre Seigneur. Son épouse est faite de la même pâte bénie.
Cet ami avait une fille qu'il se jura de protéger de toutes ses forces contre les chuchotements charmeurs du Diable. C'est pourquoi un jour il appelle sa femme et lui dit : « La fille a grandi. Il y a longtemps qu'elle ne joue plus avec ses jouets. Même la poupée aux yeux bleus qu'elle adorait et qu'elle trimbalait partout avec elle la laisse maintenant indifférente. Elle ne la regarde plus. Elle ne lui parle plus. Tu vois de quelle poupée je te parle. De celle que lui a offerte ta sœur. Souviens-toi, c'était un jeudi. Il faisait beau. Le jouet était joliment enveloppé, et c'est toi qui as ouvert le paquet. Doucement, pour ne pas abîmer le joli papier à fleurs rouges et jaunes. Tu te rappelles de la joie qui a innondé ses yeux quand tu as déballé le jouet et du nom bizarre qu'elle lui a donné ? Les yeux illuminés, elle nous a dit : « Je vais lui donner un nom ! Je l'appellerai Dilmène ! » Tu as éclaté de rire. Eh bien, tu l'as sûrement remarqué : cette jolie poupée a disparu de ses mains. N'est-ce pas un signe que la fille a grandi ? »
Mon ami s'est interrompu un instant pour s'éclaircir la voix, après quoi, il a ajouté : « Oui, la fille a grandi. Son corps s'est alourdi. Sa démarche a changé. C'est presque une femme maintenant. Mes rêves sont peuplés de voyous qui jaillissent de la nuit et envahissent ma maison, qui veulent s'emparer d'un pain encore chaud, croustillant et parfumé, que tu viens de me préparer... Elle a des distractions qui m'inquiètent. Souvent, ses yeux errent pendant un bon moment et ne s'accrochent à rien, voilés. Elle s'attarde de plus en plus devant le miroir. D'un autre côté, des signes montrent qu'elle comprend ce qui se passe autour d'elle, et peut donc être empoisonnée par les paroles et les gestes dangereux qui n'épargnent aucun lieu. Ô femme, c'est le moment pour nous d'ouvrir l'œil jour et nuit, si nous ne voulons pas qu'un jour son âme pure ne soit contaminée. Je sais de quoi je parle. Je suis un homme. Je passe le plus clair de mon temps à l'extérieur de la maison.
C'est pourquoi tu dois m'écouter. Ce que je vois et entends dehors pourrait te faire perdre tous tes cheveux ! Comme une plante rampante aux feuilles charnues et visqueuses, la débauche a envahi la rue ! Dieu ne nous pardonnera pas une minute d'inattention ! Alors, ouvre tes yeux et tes oreilles ! Sois vigilante ! Pense jour et nuit au déshonneur qui pourrait éclabousser ton foyer ! Ce sont là les paroles que je voulais te dire. Verse-moi une tasse de café tant qu'il est encore chaud.»
Mon frère, après avoir écouté sagement et gravement son mari, sa femme lui a dit : « Ne te tracasses pas au sujet de ta fille. Tes yeux exagèrent. Je veille. Depuis longtemps déjà, je lui raconte des histoires sur les gueules hérissées de crocs qui guettent les enfants qui osent quitter le jardin merveilleux délimité par les paroles bénies de sa maman. Mais à partir de ce moment, je serai plus attentive. Je ferai en sorte qu'elle imagine, partout où elle se trouvera, que mes yeux sont là qui la surveillent. Je sais comment remplir son corps de méfiance et de peur. Je lui apprendrai à soupçonner toutes les mains qu'on lui tendra, toutes les paroles qu'on lui adressera. Tout ce que je te demande, c'est de cesser de la gâter, de te plier à tous ses désirs. Elle sait que tu ne lui refuses rien et profite sans retenue de tes faiblesses. Cette robe rouge que tu lui as achetée il y a deux ans, à présent trop étroite pour son corps qui s'est épaissi, trop échancrée, il a fallu que je la mette en morceaux. C'est pour te plaire qu'elle la portait. Tu n'arrêtais pas de la complimenter. Eloigne-toi un peu, c'est le moment, et laisse-moi m'occuper d'elle. Ne crains rien.
Maintenant, bois ton café, il va refroidir. L'odeur de tes cigarettes est épouvantable. Je la sens dans tous les objets dont s'approche mon nez. Même sur le tapis de prière. Tu devrais fumer à l'extérieur. »...
... Et les jours passent. Comme souvent, mon frère, calmes et banals. Mais un matin, cette monotonie rassurante a été brutalement et définitivement saccagée. Car en dépit de toutes les solides barrières dressées autour de la chair de leur fille, mon frère, mon ami et sa pauvre femme n'ont pas réussi à empêcher le Diable de pondre ses minuscules œufs maléfiques dans sa tête. La femme, surtout, fouillait régulièrement toutes ses affaires, les examinait, les sentait, avec les yeux et le nez d'une mère attentive, qui ne s'arrête devant rien lorsqu'il s'agit de veiller sur sa progéniture. Parfois, elle lui faisait subir de longs interrogatoires truffés de pièges, qui l'épuisaient, qui la faisaient pleurer. « C'est pour ton bien, ma fille, lui disait alors sa mère en la tenant par les mains, c'est pour ton bien. Chaque larme qu'arrache une mère à sa fille est une braise ardente lancée sur Satan. C'est pour ton bien. C'est pour ton bien.»
Mais cette fille, mon frère, était comme ces voyous qui se sont bagarrés tout à l'heure, sans cervelle, comme ces millions de gosses qui ont tout submergé, rampant avec délices derrière tout ce qui chatouille la chair, affamés, les lèvres frémissantes et humides, brûlants, prêts à tout, débridés. Un jour, elle est montée dans la voiture d'un étranger, vers une destination inconnue... Je sais que vous imaginez sans peine, mon frère, l'enfer dans lequel cette trahison a plongé mon ami et son épouse. Vous imaginez l'horreur de ces deux créatures découvrant brusquement qu'ils ont couvé, qu'ils ont chéri, pendant des années, une vipère. L'âme en lambeaux, ils ont continué de vivre, les yeux fixés sur le sol, le dos courbé, la voix basse, priant Dieu d'abréger leur vie...
Quelques mois plus tard, on frappe à leur porte. Mon ami ouvre. Sur le seuil, il y a un petit garçon qui lui montre du doigt une jeune fille qui se tient assez loin de la maison. C'est elle. Il sent ses jambes flancher mais arrive à rester debout. Il est encore sous l'effet du choc, lorsque la voix de sa fille lui parvient et plante dans son cœur un clou rouillé.
Elle a dit : « Papa, ta fille est revenue à la maison ! Où est maman ? Pourquoi n'est-elle pas avec toi sur le seuil de la porte ? Sais-t-elle que je suis rentrée ? Papa, ta fille adorée est très fatiguée ! Une sale lassitude souille son corps. Une lourde crasse empâte sa chair. Des déchets graisseux encombrent son sang.
Elle désire se purifier dans la maison de son père et de sa mère ! Papa, il faut que tu pardonnes à ta fille ! C'est une effroyable angoisse qui l'a poussée à quitter la maison... Elle a eu peur de commettre quelque chose d'irréparable... Papa, ta petite fille chérie a envie de dormir dans son lit. Elle a envie de jouer avec sa jolie poupée aux yeux bleus. Elle ne veut pas revenir là-bas. Elle avait tout le temps peur. Là-bas, dans ce vacarme puant et enfumé, gluant et visqueux. Les effroyables nuits. Des touffeurs moites hachurées de traits de lumière oranges. Des herbes carnivores qui enlacent en grognant. Des larmes charriant une pourriture noirâtre. Qui coulent. Qui coulent. Des plaintes acides giclant de chairs striées de fissures. Des vomissures. Des bruits répugnants... Papa, ta fille est très fatiguée ! Laisse-la rentrer à la maison. Ne la chasse pas ! Ne la renvoie pas vers eux ! Frappe-la ! Traîne-la par les cheveux ! Autant que tu voudras ! Tranche-lui la gorge !
Elle t'appartient ! De son corps tu feras ce que tu voudras ! Mais elle a besoin de toi !... Papa, je préparerai ton café. Je te laverai les pieds. Je repasserai ton linge. Tu m'offriras une autre robe rouge. J'étoufferai la timidité qui me faisait fuir quand tu désirais m'embrasser. Je me blottirai dans tes bras. Papa, ouvre la porte et laisse moi entrer. Que Dieu te garde pour moi !» Oui, mon frère, c'est avec ces paroles mielleuses que la fille a voulu apitoyer son père, lui faire oublier la boue avec laquelle elle l'avait éclaboussé, la vipère. Mais mon ami a craché sur cette voix traîtresse qui n'avait pas cessé de lui chuchoter d'ouvrir ses bras au serpent et de le serrer contre son cœur. Voici ce qu'il a répondu: « Suis-je sans raison pour ouvrir la porte de ma demeure à une saleté qui m'a trahi ? Pourquoi es-tu revenue ? Pour encore une fois cracher sur mon honneur ? Regarde ce que tu as fait ! De plus en plus de gens se rassemblent autour de ma maison. Encore une fois, pendant des mois et des mois, je serai sur toutes les langues ! Pourquoi es-tu revenue ? Pour remuer le couteau dans la blessureJe ne permettrai jamais à ton corps souillé de franchir le seuil de mon foyer ! Tu retourneras là-bas ! Tu seras déchiquetée par les horribles bêtes que tu m'as préférées ! Que veux-tu ? Empuantir les derniers jours qui me restent à vivre ?... Tu désires te purifier, dis-tu ? Mais quelle eau pourrait ôter les taches noires qui te couvrent la chair à présent ? Quelle eau pourrait effacer les empreintes de leurs pattes ? Va ! Retourne chez eux ! Plus rien ne t'appartient ici ! J'ai brulé toutes tes affaires ! Le carton jaune contenant tes jouets. Tes livres et tes cahiers. Tes robes. Tes photos. J'ai tout détruit ! Ta poupée aux yeux bleus, je l'ai piétinée, ensuite je l'ai arrosée d'essence et je l'ai enflammée. Maintenant, rien absolument ne rappelle que tu as vécu dans cette maison. »
Comprenant qu'elle ne pourrait jamais obtenir le pardon de son père, la fille est repartie, le visage en larmes. Avant même qu'elle ne disparaisse de sa vue, mon ami est rentré chez lui. Assise sur le sol du couloir, sa femme pleurait. Alors pour ne pas mollir, pour ne pas entendre ses sanglots, il s'est enfermé dans la pièce qui leur sert de chambre à coucher. La voix traîtresse le lancinait toujours, lui murmurant de courir derrière sa fille et de la ramener à la maison. Mais il est resté de marbre...
Mon frère, vous voyez maintenant que mes propos sur ces sangliers qui se sont bagarrés dans la gare étaient mesurés. Cette fille qui a craché sur les mains pures de son père est une image de ce que fera demain cette mauvaise graine qui pullule dans notre pays... Mais je crois que nous sommes arrivés à destination...
Voici la gare... De longues randonnées m'attendent dans cette ville, mon frère... J'ai besoin de marcher...de battre le pavé...loin de chez moi... poussé par un désir vague mais douloureux... et tyrannique... Une absence, un vide épouvantable emplit ma demeure... Et les yeux accusateurs de ma femme...qui me vrillent... gonflés de larmes qui me pénètrent et empoisonnent ma vie... Mais il faut que je me taise... Le bruit que font les mots me donne parfois de terribles migraines nauséeuses... Je foisonne de mots qui crissent comme une cave qui grouille de rats qui couinent… Que la paix soit sur vous, mon frère...


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