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Kader Djeghloul, l'héritier de Fanon, nous a quittés
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 24 - 04 - 2010

J'ai appris hier soir une triste nouvelle. Un de ses amis les plus proches, Tewfiq Guerroudj, connaissant les liens personnels que nous avions avec Kader Djeghloul nous annonçait son décès à Rabat à la suite d'une grave maladie.
Kader a été pour moi comme pour de nombreux amis celui qui très tôt, plus exactement en 1966, alors que nous étions encore au lycée, nous avait initié aux premiers fondamentaux du marxisme et du socialisme. Nous avions créé sous son impulsion - nous qui fréquentions un lycée français (le lycée Pasteur d'Oran) - un petit groupe de jeunes Algériens (composé de son frère Hamidet, de Omar Brixi, du regretté Mohammed Naït Zerrad - décédé en 1972 -, de moi-même et j'oublie d'autres amis sans doute). L'objectif explicite fixé par le Comité d'action de la jeunesse algérienne (CAJA), nom que l'on a accolé au petit comité : l'étude de la Charte d'Alger de 1964, l'étude de notre histoire algérienne qui n'était pas dans les programmes français, de la littérature algérienne. Il nous a aidés à découvrir Kateb Yacine et «Nedjma», Malek Haddad et sa poésie («Les zéros tournent en rond»...), Fanon (dont il fut l'un des spécialistes). Il nous initiait, je l'ai dit au début, à l'économie politique et à la philosophie marxiste, etc. Deux «ambitions» majeures fixées par le CAJA : nous approprier la culture algérienne (en complément des textes français et des auteurs universels) et nous lancer dans l'action politique (puisqu'il s'agissait pour nous de rejoindre la JFLN et lutter à l'intérieur pour l'option socialiste que nous jugions avoir été fragilisée par le coup d'Etat du 19 juin 1965). Kader nous a accompagnés intellectuellement à l'occasion de chacun de ses séjours à Oran, lui qui avait rejoint Alger pour des études de philosophie et de sociologie : l'exposé sur la plus-value de K.Marx et la théorie de l'exploitation du travail par le Capital fut pour nous tous une «révélation» (au sens où l'on découvrait la logique et les sens cachés de la réalité sociale et économique de l'exploitation de l'homme par l'homme). La pédagogie déployée par Kader était servie par une intelligence et une culture exceptionnelles. On admirait déjà Kader qui raflait tous les premiers prix dans ce lycée français; c'était notre fierté, notre faire-valoir et c'était aussi une superbe représentation de cette Algérie nouvelle, indépendante, intelligente, debout et à la conquête du savoir qu'elle mettrait au service du peuple.
Kader valorisait ce peuple, «véritable conquérant de l'indépendance nationale», selon son expression. Nous avions compris à son contact une chose absolument fondamentale à notre âge: l'indépendance politique ne pouvait être complète sans l'indépendance économique (le développement) et sans construction d'une élite culturelle et scientifique nationale. Kader était un «sur-actif» au plan intellectuel et son exemple nous inspirait : nous lui empruntions tous les livres qu'il achetait à Oran, qu'il dévorait avec un plaisir qu'il nous faisait partager: je me rappelle avoir lu en 67-68, grâce à lui, dans la collection la Pléiade (qu'il avait à la maison) tout Sartre et tout Camus, mais aussi le théâtre de Yacine, le Manifeste de Marx, les discours et textes de Castro (le «castrisme» à qui il consacra une thèse de doctorat fut sa boussole à l'époque) publiés dans la petite collection de Maspéro, les textes de Fanon et ses «damnés de la terre»...
Il continua donc ses études à Alger (ENS), se maria très jeune (été 1968) avec Zozo. Son ancien directeur nommé Recteur de l'Université, séduit par son intelligence lui confia - alors qu'il avait à peine 24 ans je crois - les responsabilités de secrétaire général de l'Université d'Alger. La quasi-totalité des membres du groupe qui constituait le CAJA d'Oran milita dès l'entrée à la Sénia (centre universitaire à l'époque qui comptait à peine 2000 étudiants) ou à Alger à l'UNEA et adhéra au PAGS qui s'était constitué en 1966. Kader resta proche du FLN; il fut même un animateur de la FNEM (fédération des étudiants militants du Parti unique), et si nos chemins se sont séparés, notre amitié, notre admiration pour l'intellectuel qu'il était restaient intactes. Les discussions passionnées, soucieuses de mobiliser la pensée au service de la construction nationale, se poursuivaient chaque fois qu'il était de passage à Oran. Il a enseigné la sociologie et nombreux sont ceux qui lui sont redevables de cette formation dispensée faite de lectures «plume en main» de textes des pères fondateurs - y compris Ibn Khaldûn -, de l'exercice de la démarche «critique» et de débats contradictoires. J'ai encore en mémoire un débat organisé dans un amphithéâtre de la Sénia en 1970 avec l'agronome René Dumont où Kader fut de ceux qui lui portèrent la contradiction, notamment à propos de l'ouvrage qu'il venait d'écrire «Cuba est-il socialiste?».
De ce séjour à Oran, date l'initiative et la création du CRIDSSH (dont il fut le premier directeur), un des espaces culturels et scientifiques de discussion et d'expression les plus vivants à Oran, espace qui donne encore aujourd'hui - et autour des questions de société - des temps de respiration à la société civile et à l'intelligentsia oranaise. La famille de Kader était la nôtre. Nous étions - et de nombreux amis peuvent en témoigner - savent le lien fort qui le liait à ses parents, à son jeune frère Hamidet, Chérifa sa s_ur et Bakhita son aînée trop tôt disparue.
Son père Messaoud et sa mère étaient fiers de Kader, de ses écrits que nous conservions (et avant qu'ils ne soient rassemblés), de ses interventions publiques: ils attendaient le «retour de l'enfant prodigue» (quant il était à Alger, puis à Paris ) au domicile du 5ème étage qui surplombe le jardin du square Quayla, qui servait aussi de lieu de débats politiques et culturels, souvent animés avec ses amis, discussions qui portaient sur les derniers romans ou essais publiés à Alger, sur les dernières mesures de politiques économiques nationales, sur l'état du monde et les conflits entre la puissante Amérique, l'Occident et le monde socialiste et anti-impérialiste. Ils conservaient les articles et textes publiés dans la presse algérienne (Algérie-actualités, la République, El Moudjahid).
Kader était foncièrement honnête et la défense de l'identité nationale découlait d'un lien particulier - je dirais même subjectif - qui le rattachait à l'histoire du FLN/ALN ; en effet, il me semble que le combat armé contre le système colonial et l'impérialisme, dont il mesurait la dimension au regard de l'Histoire des nations, avait «surdéterminé» son itinéraire intellectuel et avait nourri activement des réflexions centrées sur la question nationale. Pour résumer, il était pour nous l'héritier direct de Fanon, l'historien, le sociologue, le critique littéraire et son talent n'était bridé que par une proximité et des relations «sans intérêt» avec le pouvoir en place. L'histoire du CAJA que j'ai évoqué plus haut résume en partie l'imaginaire et les préoccupations de Kader : quête d'identité et question nationale, défense des «damnés de la terre», rôle des intellectuels dans la construction nationale aux côtés du peuple. Au delà d'un itinéraire heurté, de tourmentes personnelles, de passions contrariées (avec le FLN et ses hommes), convaincu que l'on pouvait changer le système de l'intérieur ; il est resté un ami où nous reconnaissions une belle intelligence, certes parfois instrumentalisé, manipulé ou dévoyé par des hommes proches du pouvoir, mais cela a peu d'importance aujourd'hui qu'il nous a quittés. Ce que je retiens, et je crois ceux qui l'ont approché, connu ou fréquenté intellectuellement, partagerons ce sentiment, c'est qu'il aura contribué très tôt à nous faire connaître et à exhumer une bonne partie du patrimoine culturel et littéraire de l'Algérie et du Maghreb (travaux sur Ibn Khaldûn), à nous engager politiquement de façon éclairée (pour la paysannerie et la réforme agraire à qui il a consacré de nombreux travaux dès les années 1970 par exemple), à nous réapproprier une partie de notre histoire nationale, à nous construire aussi et surtout à nous armer culturellement et intellectuellement au service d'une Algérie digne, éternelle, libre et rebelle aux chaînes de l'exploitation. Adieu Kader.
* Centre International des Hautes Etudes Agronomiques de Montpellier - France


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