La rue a explosé. Nouvelle jacquerie sans véritable perspective. Mais pas sans effets. Même si les ingrédients étaient réunis depuis longtemps, et si le rituel de la protestation violente est devenu d'une grande banalité, en Algérie, l'ampleur des émeutes de ce début janvier a surpris. Car on a beau être prudent, on ne s'attend jamais au pire. Et quelles que soient les épreuves, on ne s'habitue jamais définitivement à ce spectacle de violence aveugle et de destruction. Certes, il était visible que la colère grondait, que le gouvernement était devenu totalement autiste, et qu'il a fermé toute possibilité au pays d'organiser une contestation pacifique et structurée. Il était aussi visible que le citoyen n'avait plus de recours face à une machine infernale qui broyait rêves, projets et ambitions. De plus, la résignation qui s'était emparée d'une partie de la population, l'incapacité de la véritable opposition à s'imposer comme véritable alternative, ont fini par pousser les dirigeants à se convaincre qu'ils sont invincibles. D'où ce comportement, aussi arrogant que méprisant, à l'égard des Algériens. Les émeutes de ce début d'année ont sonné comme un rappel à l'ordre. Même s'ils restent sans effet significatif sur le long terme, ces évènements n'en ont pas moins bouleversé la donnée politique. La rue existe. A défaut d'imposer sa volonté, elle peut perturber les calculs. Mais pour l'heure, il faudra noter ce qui a compté durant ces chaudes journées de janvier 2011. En dix points, voici l'essentiel de cette crise. 1. Au départ, l'intention du gouvernement était louable. Il s'agissait de pousser le monde du commerce, dominé par l'informel, à intégrer progressivement les réseaux officiels. Le gouvernement voulait également amener les commerçants à payer leurs impôts, et permettre aux structures officielles de savoir qui vend quoi, qui gagne quoi, où va l'argent et où vont les denrées alimentaires importées et, pour certaines, subventionnées. Autre objectif visé par le gouvernement : inciter les opérateurs à recourir aux banques dans les transactions commerciales. Tous ces objectifs visent clairement à moderniser l'économie. Que fait un pouvoir bureaucratique et autoritaire en de pareilles circonstances ? Il prend des mesures bureaucratiques et autoritaires. Celles-ci étaient contenues dans la loi de finances, et devaient entrer en vigueur à partir du 1er janvier. De manière brutale, sans concertation, ni préparation. M. Ouyahia n'a-t-il pas procédé d'autorité à une ponction sur les salaires, il y a quelques années, sans que personne ne bronche ? Il pense qu'il peut recommander indéfiniment. Il l'a fait. 2. Le gouvernement a joué de malchance, cette fois-ci. Il a sous-estimé, ou négligé un certain nombre de facteurs. Il a sous-estimé la colère qui gronde au sein de la rue. Des milliers de jeunes, sans perspective ni horizon, ont accumulé une haine que M. Ouyahia ne soupçonne même pas. Cette colère ne cherche que des prétextes pour exploser. Le football ne suffit plus pour lui servir de déversoir. Il y a un trop-plein qui avait besoin d'être évacué. La hausse des prix des produits alimentaires en a été le prétexte. Un parent, regardant les jeunes barrer une route, a eu cette réflexion : ces jeunes ne connaissent même pas le prix de l'huile, a-t-il dit. 3. Les produits alimentaires ont connu une flambée sur le marché international. A court terme, cela devait se répercuter sur les prix, en Algérie. C'était donc le mauvais moment pour imposer de nouvelles règles dans les circuits commerciaux. Car si on cumule une TVA à 17% et une augmentation de 30 % des prix, cela donne une hausse des prix de 40 % pour le consommateur. C'est beaucoup. Il fallait être aveugle, pour ne pas voir le risque. 4. Le gouvernement est prêt à acheter la paix sociale à n'importe quel prix, mais comme sur de nombreux autres dossiers, il ne sait pas comment faire. Il avait la possibilité de jumeler les nouvelles règles (facturation obligatoire, utilisation du chèque, recours au système bancaire) avec une augmentation des salaires. Il aurait pu l'étaler dans le temps, pour en atténuer l'effet. Mais cela semble hors de portée de la réflexion des bureaucrates. 5. Quand les émeutes ont commencé, le gouvernement n'a pas su quoi faire. Pendant quarante huit heures, ce fut le silence, particulièrement visible dans les médias publics, qui ont occulté le sujet, alors que les ministres gardaient prudemment le silence. On attendait de voir : est-ce une vague de protestation spontanée ? Jusqu'où irait-elle ? Y avait-il quelque «force occulte» derrière ? Une fois rassuré, le gouvernement a commencé à agir. Il a décidé que les émeutes étaient le résultat d'une hausse des prix. Il a donc axé sa solution sur ce volet. Comment ramener les prix à des seuils acceptables ? Les bureaucrates se sont mis autour d'une table, et ont trouvé la solution : réduire la part de ce qui revient à l'Etat dans le prix des produits alimentaires. A aucun moment, on n'a parlé d'augmenter la production, d'améliorer la transparence ou d'améliorer les circuits de distribution. 6. Dans la solution adoptée, le gouvernement a commis deux grandes erreurs. Il fait machine arrière face aux émeutes, donnant raison aux promoteurs de la violence. Désormais, tout contestataire potentiel sait que seule la violence paie. Le gouvernement signifie aussi aux casseurs qu'ils avaient raison. On peut se passer des factures et de la TVA, et le pays peut très bien s'accommoder du commerce informel. 7. Seconde erreur : le gouvernement a dépouillé l'Etat algérien de ses principales prérogatives. L'Etat a abandonné son pouvoir régalien de percevoir les droits de douanes et de collecter l'impôt. En parallèle, on a noté qu'un opérateur privé, Cevital, est devenu, pour la première fois, un acteur dans une crise majeure. Le patron de Cevital, M. Issaad Rebrab, a même organisé une conférence de presse pour affirmer son innocence dans ce qui vient de se passer. 8. Au chapitre de l'improvisation, on notera que personne n'a demandé l'abolition de l'impôt sur le bénéfice et des droits de douanes. Le gouvernement a pris la décision tout seul, dans le but de faire baisser les prix, le plus possible. Au bout du compte, il a abandonné 40 % de ses recettes sur le sucre et l'huile, sans contrepartie. 9. Le gouvernement a décidé que les émeutes sont dues à la hausse des prix. Il limite donc la solution à ce seul volet. Il faut donc maîtriser les prix des produits alimentaires pour maîtriser la rue. Plus tard, les émeutes ont connu une baisse en intensité à partir de l'annonce des décisions sur la suppression des taxes. De là à ce que le gouvernement puisse croire que ses décisions ont calmé les émeutiers, il y a un pas allègrement franchi par les membres du gouvernement. Ceci est très dangereux. D'abord, cela conforte le gouvernement dans ses thèses, ce qui risque de renforcer l'aveuglement des dirigeants. Le gouvernement a apporté une fausse solution à un vrai problème. Ensuite, le gouvernement risque de considérer, définitivement, que les Algériens ne s'occupent finalement que de leur ventre, et qu'il est possible de maîtriser la rue en agissant sur ce seul volet, sans jamais aborder les questions politiques. Ce qui a poussé le sociologue Zoubir Arous à dire que le gouvernement «a perdu toute capacité de comprendre les jeunes». 0. Enfin, Les émeutes en Algérie ont été, cette fois, moins meurtrières que celles de Tunisie. Mais on ne peut occulter le parallèle entre les deux pays, avec peut-être même un effet stimulant. Le Maghreb par l'émeute ? Marocains et Tunisiens ont longtemps vécu dans une illusion d'avoir dépassé le problème, en s'engageant dans une libéralisation forcenée, labellisée par les pays occidentaux. L'illusion n'a que trop duré. Les pays maghrébins vivent les mêmes mutations socio-politiques, et font face aux mêmes blocages et aux mêmes impasses. Jusque là, ils les ont gérés par la même recette : l'autoritarisme. Ils font aujourd'hui face aux mêmes peurs. La Libye a même anticipé, en décidant de supprimer les taxes sur les produits alimentaires. Mais aucun pays ne semble désireux à la véritable solution, qui passera inévitablement par l'ouverture démocratique.