Je m'appelle Bachir de Sid El-Bachir, une excroissance urbanistique à la porte d'Oran. Epoux de Sara, fille de chahid, j'ai l'âge de l'indépendance mais, officiellement, je suis toujours mineur, assisté de l'Etat. A trois ans, la photo de celui que je croyais être mon père était enlevée du mur de notre masure pour être remplacée par celle d'un moustachu au regard d'acier. A côté de l'école coranique, on nous a appris, à moi et à mes six frères et trois sœurs, que le socialisme était une bénédiction pour le pays et que la révolution agraire était une révolution tout bonnement. A six ans, l'école était obligatoire et je me suis retrouvé derrière une table d'écolier à lire Zina et Malik avec un accent oriental. J'appris par cœur l'histoire de l'Algérie, de ses martyrs et de sa révolution immaculée. Un pays, arabo-musulman, né en 1830 avec l'occupation française. Du coup, nos voisins venus de la lointaine Kabylie me parurent suspects, anti-révolutionnaires puisqu'ils parlaient mal la langue officielle. On regardait la télévision, il n'y avait qu'une chaîne qui, de l'après-midi au soir, faisait l'éloge du président au burnous et de l'Etat. Une constante qui existe toujours de nos jours. Les gens travaillaient, paraissaient heureux, voyageaient à l'étranger mais n'avaient pas le droit d'avoir une opinion autre que celle vendue dans les souks El-Fellah. L'Algérie était alors divisée en trois paliers, les pauvres, la classe moyenne et les gens du Pouvoir. Le système tout-puissant qui voyait tout, entendait tout derrière ses lunettes noires. Les années passaient sans que rien ne change, le Président veillait sur son peuple comme le clamait la propagande officielle et les Algériens étaient heureux comme le chantait Deriassa. On avait grandi à l'ombre de beaucoup de révolutions qui oublièrent les déshérités de l'indépendance. On n'était pas rentré par effraction dans les maisons des colons pour prétendre à un toit ou une villa, ni pris les habits des marsiens, un couteau à la main. On était resté sagement à la lisière de la porte pour voir la suite. Et la suite est passée sans nous attendre. On était toujours une grande tribu dans un réduit sans adresse. Puis le moustachu s'en alla. On entendit dire qu'il a été assassiné par la main de l'impérialisme ou de celle du sérail ou encore que c'est Dieu qui le rappela à lui. Puis nous changeâmes sa photo par celle d'un uniforme aux cheveux blancs. On mangea des bananes et des devises et peu à peu le paysage social du pays se métamorphosa. Le fossé grandit aussi vite que les privilèges du Parti unique et la classe moyenne disparut dans l'import-import. Les gens n'avaient plus peur de dire et de marcher mais les lunettes noires étaient toujours en service. On entendit pour la première fois des mots étranges comme démocratie, islamisme ou justice sociale. Les années passèrent, tourmentées pour beaucoup, fructueuses pour les apparatchiks, plus nombreux chaque année que les moudjahidine. Puis vint octobre et les gens moururent dans la rue et disparurent derrière les murs. Les jeunes coururent mais les balles les rattrapèrent et la torture les acheva. On vit le Président pleurer à la télévision puis, quelque temps plus tard, on lui fit lire sa démission. L'habit du pays changea et on se laissa pousser la barbe. On ouvrit les premiers maquis et l'Algérie s'arrêta de vivre et commença à compter ses morts. On enleva une nouvelle fois la photo de sur le mur et on mit celle d'un visage émacié, plein de nouvelles promesses. La photo tomba d'elle-même comme pour prévenir d'un mauvais présage. Les années passèrent encore et deux portraits vinrent orner le mur lépreux de notre abri. Moi et Sara eurent cinq enfants. Quatre garçons: un garde communal, un terroriste disparu, un repenti et un enterré dans la Méditerranée. La fille se maria avec un agent de la commune. Les cimetières furent fermés et les portes des prisons entrouvertes. La télévision passe toujours le même programme des années soixante-dix et, depuis, la dernière photo accrochée au mur se décroche chaque jour mais sans jamais tomber.