Aux seules familles des victimes du terrorisme qui n�oublient pas et ne pardonnent pas Tandis que s�ouvre le grand portail de la �Maison centrale�, je constate que l�angoisse qui s��tait empar�e de moi au moment o� je prenais place dans le fourgon cellulaire a disparu. La gorge nou�e, les m�choires crisp�es, j�ignore pour quelles raisons j��tais inquiet. Le court trajet allant de la maison d�arr�t de B� � la prison de T� n�a aucun secret pour moi. Le p�nitencier de T� o� je purgeai une longue peine ne m�est pas inconnu. Je peux me vanter d�en conna�tre tous les coins et recoins. La longue journ�e pass�e, hier, au tribunal criminel de B� m�a certes �puis�, mais me voici soulag�. Je n�attendrai plus leur verdict et ne serai plus contraint de r�pondre � leurs questions. N�ai-je pas raison de dire qu�il n�y a aucune explication � mon stress ? Les uns derri�re les autres, nous sommes une vingtaine � p�n�trer au greffe. Sans m�me attendre qu�on m�en intime l�ordre, je retire de ma poche les deux seuls objets qui me sont d�sormais indispensables : sa photo et sa montre-bracelet. Je les d�pose dans un casier de couleur grise en mati�re plastique que me tend un agent p�nitentiaire. Mon regard croise le sien. Soudain les images jaillissent de ma m�moire. Le pass� et le pr�sent s�entrechoquent. Pourquoi suis-je ici ? Comment ai-je abouti l� ? Je ne vois plus le visage de l�homme qui me fixe des yeux. Un autre l�a remplac�. Il s�appelle G� �El fartas� (le chauve) comme le surnomment les prisonniers. J�entends sa voix. Il hurle, il aboie : �A poil !�. �Ici personne ne ressort vivant�, il cogne sans raison. Il cogne pour le plaisir. Lorsque nous tombons � terre, il redouble de f�rocit�. La mare de sang et d�urine dans laquelle l�un ou l�autre d�entre nous se noie, l�excite et le rend fou. Nous sommes en 1956, j�ai vingtans et je suis un �fellagha� condamn� � mort. Je suis dans ma cellule et j�attends qu�on vienne me chercher. Je ne dors pas, ou plut�t je tente de m�assoupir quand est pass�e l�heure des ex�cutions. Le bruit des clefs que j�entends � nouveau. Je mets les mains sur les oreilles pour ne plus avoir mal. Que de fois m�ontils fait le coup de me faire traverser le couloir de la mort puis de me ramener dans ma cellule hilares : �Ce n�est pas pour ce soir�, disent-ils ! Supplice plus effroyable que la mort. Je ne suis pas mari�, j�ai vingt ans, je vais mourir et je n�ai pas peur. Je suis apprenti coiffeur et de notre village de M� mon p�re me transmet, � chacune de ses visites, les amiti�s de mes anciens camarades d�enfance. Parmi eux, les quatre fr�res K� dont le p�re est mort au champ d�honneur. Deux de ses fils l�ont rejoint en 1958 et 1959. Les deux autres furent emprisonn�s. Seule une petite impasse portant le nom des fr�res et du p�re K� rappelle l�histoire de cette famille h�ro�que. On ne lui a jamais d�cern� la m�daille du m�rite. Il est vrai que notre village est �loign� de la capitale. Existe-t-il seulement sur les cartes de g�ographie ? L��voque-t-on dans les manuels scolaires ? Sait-on seulement quel est le nombre d�habitants ? Lorsqu�en 1960 ma condamnation � mort fut commu�e en peine � perp�tuit�, je voulus profiter de la pr�sence de mes camarades de d�tention instruits, pour apprendre, d�couvrir, conna�tre toutes ces choses que j�ignorais parce qu�il me fallait aider mon paternel qui estima que son a�n� � moi � avait suffisamment perdu de temps � l��cole. J�avais quatorze ans et n�avais aucun avis � donner. Le jour de l�Ind�pendance j�ai chant�, dans� toute la journ�e, toute la nuit. Je n��tais pas seulement heureux d�avoir surv�cu, j��tais fou de joie de savoir lire, �crire aussi bien en fran�ais qu�en arabe. J�allais pouvoir me rendre utile et mon plaisir d��tudier augmentait chaque jour. Que d�examens ai-je subi avec succ�s, que de feuilles ai-je noircies pour �tre enseignant ! Il fallait absolument que les enfants de M� soient les meilleurs. Une m�chante dysenterie bacillaire contract�e en prison et mon corps perclus de rhumatismes me causaient � et me causent � de s�rieux soucis mais je parvenais � oublier les douleurs et la fi�vre, en me noyant totalement dans mes cours. A vingt-sept ans, j�ai �pous� Alya, ma cousine. Ce n��tait pas mon choix mais celui de mes parents. �Le patrimoine familial ne devra jamais appartenir aux �trangers�, se plaisait � r�p�ter mon p�re. Sans doute faisait-il allusion � l�h�ritage g�n�tique, sa seule richesse, son unique bien immobilier. Nous avons eu sept enfants, six filles et un gar�on. Mon fils, mon unique fils. Lorsque je me r�veille, je constate que je suis � l�infirmerie. Je regarde autour de moi, les m�mes lits, les m�mes lieux. Rien n�a chang�. J�interroge l�homme en blouse blanche qui se tient pr�s de moi : � Que s�est-il pass� ? � Vous vous �tes �vanoui. Il me chuchota � l�oreille : �Hadj, moi aussi ils ont assassin� mon fils. Je vais demander notre transfert ici. Vous serez plus tranquille.� A l�instant pr�cis o� il me parle, je retrouve mes esprits, la m�moire me revient. Je n�ai plus vingt ans mais soixantequatre ans, nous ne sommes plus en 1956 mais en l�an 2000. les gardiens ne s�appellent plus G�, S� et autres, mais Mohame- Ahmed, Kaddour � J�ai pour num�ro d��crou le �1297� et j�ai tu� deux hommes. Pour cela, je resterai dans ce trou � rats, vingt ans. Vingt longues ann�es o� je devrai jour apr�s jour, nuit apr�s nuit ne plus confondre le �patriote� d�hier et �l�assassin� d�aujourd�hui, m�a-t-on dit au tribunal. En attendant que l�infirmier proc�de aux formalit�s de mon affectation chez lui, je dois rejoindre la salle n�24. Je trouve une minuscule place au bout de la rang�e. Je m�installe sur la paillasse dos contre le mur. L�humidit� et le froid glacial de l�hiver particuli�rement rigoureux dans cette r�gion r�veillent � nouveau la sensation du d�j� vu, du d�j� v�cu. Nous sommes au moins une cinquantaine � peut-�tre plus � � nous tenir entass�s dans cette pi�ce lugubre. Un jeune, la trentaine � peine prend place. C�est mon voisin. � Combien ? demande-til. � 20 ans � Bienvenue au club Hadj ! Nous avons encore de longs moments � passer ensemble. Qu�as-tu fait ? � J�ai tu� deux terroristes � Comment cela ? � Je te raconterai cela un autre jour. Ce soir je suis fatigu�. En v�rit�, je n�ai pas envie de lui parler, d�expliquer. Je n�ai m�me pas envie de le conna�tre. Ni lui, ni ses compagnons. L�emprisonnement rapproche ceux qui se ressemblent. Moi je suis contraint de vivre avec eux, de partager mon espace vital, mon temps avec eux. Dans peu de temps je m�attirerai leurs foudres � si ce n�est d�j� fait �, en prison, on d�teste les arrogants et ceux qu�on dit hautains. Ils ne peuvent pas comprendre que je ne suis pas comme eux. Un marginal et un paum�. Que pouvais-je faire d�autre le jour o� je les ai vus tous deux attabl�s au caf� du village ? C��tait en f�vrier 2000. Quelques jours auparavant, � la pri�re du vendredi, l�imam nous avait exhort�s � pardonner aux �enfants revenus chez eux�. J�avais jur� en mon for int�rieur que j�accomplirai d�sormais ma pri�re � la maison et ne mettrai plus les pieds � la mosqu�e. Pardonner� pardonner� tous ceux que je rencontrais n�avaient que ce mot � la bouche. J��tais vraiment le seul � n�en point conna�tre les subtilit�s et la beaut�. Je ferme les yeux ; Bachir vient de na�tre. C�est une tr�s belle journ�e printani�re. En cette ann�e 1973, je me sens l�homme le plus riche du monde. J�ai un fils et je l�ai pr�nomm� Bachir. Il a six ans et c�est sa premi�re journ�e � l��cole. Je suis plus excit� que lui. Je veux qu�il soit le plus instruit. Je le prends souvent dans les bras et l�embrasse tendrement. Tous ces baisers que mon paternel ne m�a jamais donn�s enfant. Il appartenait � la g�n�ration des parents qui croyaient que manifester de l�affection � leur prog�niture nuirait � leur bonne �ducation. J�ai grandi dans son ombre et refusais que Bachir fasse de m�me avec moi. Il a dix-huit ans et a d�croch� son baccalaur�at avec mention. C�est la premi�re fois qu�il doit s��loigner de moi pour aller � l�universit� � quarante kilom�tres de notre village. Je n�ai pas peur. Il est s�rieux, intelligent et affectueux. Il a vingt ans et je me souviens fort bien du jour o� il me fit part de son intention d�int�grer le corps de la police. Des frissons me travers�rent le dos. J�ai eu une frayeur indescriptible avec des mots. Avec d�autres compagnons j�avais repris les armes pour d�fendre notre village et ceux avoisinants. Pour les uns, nous �tions �les patriotes� pour les autres, �de m�chants miliciens�. Nous n��tions peut�tre ni ceux-ci ni ceux-l�, mais tout bonnement des hommes affreusement meurtris de voir leur m�re agress�e au nom du kamiss et de la barbe. Bachir a vingt-deux ans. Il est fier de porter l�uniforme. Sa m�re le trouve tr�s beau. Je lui reproche, quant � moi, de nous rendre visite. �Djelloul et son groupe sont dans la r�gion. Sois prudent et ne reviens plus !� Pourquoi ne m�a-t-il pas �cout� ? Il n�est pire torture que celle de l�impuissance face � celui qui sait qu�il peut mourir au tournant d�une rue et va tout de m�me au-devant de la mort. L�avant-veille de sa disparition, Alya me dit que la nuit pr�c�dente, elle a r�v� de lui. Il lui est apparu enfant. �Il jouait avec ses petits camarades lorsqu�un rapace l�a renvers� � terre. Il lui a crev� les yeux puis l�a soulev�, l�a emport� et je n�ai pas pu le sauver�, me narra-t-elle. Je tente de la rassurer sans �tre moi-m�me certain de quoi que ce soit. �Tu te fais trop de soucis pour lui. Il ne lui arrivera rien.� � Que Dieu t�entende ! Juillet 1995, Bachir a eu une permission. Lorsqu�il sonne � la porte, je suis heureux de le voir, mais tellement inquiet que je me surprends � lui reprocher sa visite. Je m�en veux aussit�t et le prie de m�excuser. � P�re je n�ai rien � me reprocher. Je ne fais que mon travail. Je me souviens m��tre emport� : � Les autres policiers, les militaires, les journalistes, les hommes, les femmes qu�ils �gorgent ont-ils fait quoi que ce soit de r�pr�hensible ? Je t�ai d�j� mis en garde. Djelloul a �t� abattu. C�est un autre qui l�a remplac�. Prends soin de toi et �vite de sortir ! Quelle joie de le revoir ! Il est un peu amaigri, mais semble en super forme. Son stage sera termin� � la fin 1995 et il aura bient�t son affectation. Je le regarde go�ter aux excellents makrout au miel de sa m�re et me dis que j�ai tort de m�inqui�ter pour rien. Le lendemain, il est dix heures du matin, il veut faire un tour au village. Soudain un bruit effroyable nous fait sursauter. Je devine de suite qu�il s�agit d�une coup de feu. Devant la porte de notre demeure, le corps de Bachir g�t dans une mare de sang. Alya hurle et r�p�te : �Ils l�ont tu�, ils l�ont tu� el kleb� (les chiens). Elle prend la t�te ensanglant�e de notre fils dans ses mains. Elle veut qu�il r�ponde. Il ne r�pondra plus. Je regarde autour de moi. Nous sommes seuls. Les voisins se terrent chez eux. Inutile de leur demander s�ils ont vu ou entendu. Bachir avait vingt-deux ans. Il �tait ma fiert�, il �tait mon fils. Dans ce village o� il est n�, o� il a grandi, quand est-il devenu l��tranger ? Moim�me je ne reconnaissais plus les visages et les lieux. La nuit, j�entendais le son de leurs voix. Ils se restauraient chez celui-ci, ou celuil�, pour mieux tuer et mutiler leurs victimes. J�avais appris � me m�fier de presque tous les habitants. Hier, je les appelais �ma famille�, mais dans cette guerre sans visage � qui accorder sa confiance ? H�b�t�, impuissant, je regardais ce corps ensanglant�. Etait-ce bien celui de mon fils ? Mon Bachir, ma raison de vivre ? Les deux fossoyeurs �taient press�s de le mettre sous terre. Nous f�mes peu nombreux � l�accompagner. Les �hommes� ne voulaient pas d�embrouilles, les femmes ne rendaient plus visite � Alya. Lorsqu�un voisin m�apprit que Brahim et Abdelkader se promenaient dans le village en toute libert� parce qu�une loi les avait amnisti�s, et qu�on leur avait pardonn�, je voulus m�assurer qu�ils �taient bien revenus. Etait-ce possible ? C�est au caf� du village en cette ann�e 2000 que je les ai revus attabl�s comme je l�ai dit. Ils ne semblaient pas g�n�s de me voir et je ne d�celais aucune honte dans leur regard. Brahim osa m�me m�interpeller : � Alors hadj, comment vas-tu ? Comment te portestu ? A cet instant, j�ai su que je ne reculerai pas. En les revoyant j�ai entendu le bruit des balles, le sang gicler du corps de Bachir l� o� battait son c�ur. J�ai pri� Dieu de chasser de mon esprit cette id�e qui m�effrayait moim�me. Mais je savais que je ne reculerai pas. Alya avait d�p�ri, elle avait rejoint notre fils deux ann�es apr�s. Je n�avais plus aucune attache. Mes filles �taient mari�es et j��tais d�sormais seul. Seul sans mon fils, sans mon ami. Quelques jours apr�s, un matin de l�an 2000, je suis retourn� au caf�. J�ai tir�, tir�. Brahim s�affaissa le premier, Abdelkader tomba sur lui en hurlant. Mon fils � moi n�a pas eu le temps de se plaindre. Je ne sais plus qui me d�sarma. Je sais seulement qu�il y eut foule. Un voisin connu pour avoir financ� et h�berg� les terroristes me dit : �Hadj merci, nous voici d�barrass�s de cette vermine.� Je lui ai crach� au visage. C�est alors que le juge d�instruction m�informa qu�ils �taient morts tous les deux et me reprocha d�avoir fait justice moi-m�me. Les hommes de loi comprendront- ils qu�une journ�e ou une semaine, c�est d�cid�ment trop court pour conna�tre le c�ur d�un p�re, d�une m�re meurtris? Lorsque le pr�sident du tribunal criminel m�a demand� si j�avais quelque chose � ajouter avant le d�lib�r�, j�ai r�pondu : �Rien absolument rien.� Mon avocat commis d�office m�a chuchot� � l�oreille : �Demandez pardon ! demandez pardon !� Pardon ? Mais pourquoi donc ? N��tait-ce pas � ceux qui m�ont arrach� mon Bachir � implorer le mien ? Pour quelles raisons refuse- t-on de voir le feu qui d�vore mes entrailles ? Alya a eu plus de chance que moi puisqu�elle s�en est all�e. Mon feu � moi me fait trembler de froid au lieu de me r�chauffer. Il me suffit d�entendre sa voix, sentir son parfum, revoir son sourire et la br�lure devient encore plus vive. Pour �tre tout � fait honn�te, je n�ai pas song� � me d�fendre ou � �tre d�fendu. Savez-vous pourquoi ? Parce que je n�ai rien � justifier, rien � expliquer. Les hommes de loi m�ont parl� de vengeance, de loi du talion. Ils ne m�ont pas dit quels �taient les recours contre l�impunit� et l�amn�sie forc�e. Je sais que je ne survivrais pas � mon Bachir tr�s longtemps. Je sais que je vais mourir dans le p�nitencier de T... et plus personne ne m�attend. Aujourd�hui, c�est la premi�re nuit de ma peine de vingt ans. Celle qu�auraient d� ex�cuter les assassins de mon fils. Aujourd�hui, c�est ma premi�re nuit et les assassins m�ont appris � ne plus verser de larmes. A pr�sent que ma conscience est en paix, la mort pourra me taper sur l��paule, je la suivrai sans r�ticence et sans peur � Bachir mon enfant, mon fils, la prison, vois-tu, est un lieu sans lumi�re o� l�on ne met pas que les m�chants. La prison est aussi un lieu o� l�on met ceux qui cr�vent d�amour pour leurs enfants. Au tribunal, ils ont �voqu� la douleur de leurs parents. La mienne et celle qui a emport� Alya, ta pauvre m�re, n�ont pas �t� �voqu�es. Je ne suis pas un p�re bris�, tu n�es pas une victime assassin�e. Ils ne sont pas tes tueurs. Ce soir, mon enfant, je me dis qu�il n�existe aucune diff�rence entre mon emprisonnement et mon exil au sein de ma patrie. Ce soir ton corps ensanglant� m�accompagnera dans mon sommeil comme toutes les autres nuits.