Illustre penseur, dont le rayonnement des idées a dépassé les frontières et qui reste, trente-sept ans après sa mort, un sujet d'intérêt pour les universités et les intellectuels aussi bien dans le monde musulman qu'en Occident. Figure intellectuelle qui a fortement contribué aux avancées de la pensée humaine. Parmi les aspects de son immense érudition, Malek Bennabi s'est investi dans ses profondes préoccupations à nous esquisser une réflexion moderne sur les rapports de l'Islam et des pays musulmans avec les autres civilisations et à surtout anticiper sur un nouvel ordre mondial. Cette vision stratégique alliée au sens de l'histoire qu'il intitulait déjà dés les années quarante le «mondialisme» ou « le processus de mondialisation» marque l'ensemble de son œuvre. Une « convivencia » qui tracerait ainsi le cadre d'une cohabitation entre les différentes cultures. En puisant dans le fécond réservoir des idées de Malek Bennabi et en se plaçant dans une dimension prospective dans la grandeur de sa pensée, il nous est apparu judicieux de mettre en exergue dans cet espace scripturaire, un éclairage qui prend appui sur deux thèmes importants de son exceptionnel legs universel: « Islam et démocratie» et «le concept de culture. La démocratie et l'Islam Dans Islam et Démocratie, Bennabi s'interroge d'abord sur la signification de ces deux concepts. Séparément, ces deux concepts Islam et démocratie ne posent aucun problème. Chacun a son sillage propre dans les événements qui marquent notre époque. Mais, ensemble ils posent le problème de la liaison implicite qu'on établit entre eux. Qu'est ce que l'Islam ? Qu'est ce que la démocratie ? En effet pour le penseur, la démocratie doit être considérée à un triple point de vue ; comme sentiment envers soi, comme sentiment envers autrui, comme ensemble de conditions sociales et politiques nécessaires pour la formation et l'épanouissement de pareils sentiments chez l'individu. Il est en effet évident que la démocratie ne peut se réaliser en tant que fait politique par exemple en tant « que pouvoir des masses », si elle n'est pas imprimée dans l'individu qui constitue ces masses son 'moi'', si elle n'est pas d'abord imprimée dans son « moi » dans les structures de sa personnalité, si elle n'existe pas dans la société comme un ensemble de convention, d'habitudes, d'usages, de traditions. La démocratie est l'aboutissement d'une culture, le couronnement d'un humanisme, c'est-à-dire d'une certaine évaluation de l'homme à son échelle personnelle et à l'échelle des autres. Le sentiment démocratique en Europe fut l'aboutissement normal d'un double courant culturel, le résultat d'une libération de l'esprit par la réforme, et de la raison et du goût par la renaissance. Voilà sa signification historique, c'est-à-dire la signification qui n'est pas transposable hors de l'histoire européenne. Mais dans tout processus de démocratisation, en Europe ou hors d'Europe, le sentiment démocratique est une certaine limite psychologique au dessous de laquelle apparaît le sentiment de l'esclave et au dessus de laquelle apparaît celui du despote. L'homme libre, le citoyen d'une démocratie est une affirmation entre ces deux négations. C'est donc la réalité intrinsèque à laquelle on peut référer n'importe quel processus de démocratisation (1) De l'autre côté, qu'est-ce que l'Islam dans sa plus simple expression? Bennabi illustre sa réponse par «un hadith» célèbre mentionné par les plus hautes autorités de la tradition, par Muslim, Tarmidhi, l'imam Ahmed et par Boukhari. Voici le texte de ce hadith, d'après Abu Houreira. Le prophète se trouvait un jour avec des gens quand un homme vint à lui et demanda :«qu'est que l'Islam ?». Le prophète répondit: L'Islam consiste en ce que tu crois en Dieu sans rien lui associer, que tu pratiques la prière, que tu verses l'aumône légale, et que tu pratiques le jeûne du Ramadan... M.Bennabi essaye de dresser un rapprochement entre ces deux concepts ainsi simplifiés dans leur signification. il est clair que le terme Islam dans ce rapprochement désigne un ensemble de «devoir» de l'homme tandis que le terme démocratie un ensemble de «droits». On aboutit apparemment à une antithèse où un terme semble la négation de l'autre. Il y a donc une certaine difficulté à rapprocher les deux termes. Pour Bennabi cela ne provient pas de leur contenu respectif mais de la manière de l'exprimer. Dans un autre plan, pour Bennabi parler de démocratie en Islam, c'est se demander si l'Islam peut augmenter le sentiment envers soi et envers les autres, compatible avec le fondement de la démocratie dans la psychologie de l'individu et s'il peut créer les conditions sociales générales favorables au maintien et au développement du sentiment démocratique ainsi qu'à son efficacité. l'Islam produit-il le sentiment démocratique ? Pour répondre à cette question, Bennabi se demande d'abord si l'Islam réduit la somme et la portée des sentiments négatifs, des tendances antidémocratiques qui se manifestent également chez l'esclave et chez le despote. Pour le penseur, l'Islam, donne d'emblée à l'homme une valeur qui transcende toute valeur politique et sociale. C'est Dieu lui même qui lui accorde cette valeur dans le Coran:«Nous avons honoré l'homme», dit en effet un verset qui constitue une sorte de préambule d'une constitution islamique sans la lettre, un préambule qui donne à cette constitution un caractère qui est absent de tous les autres types démocratiques. La conception démocratique islamique voit en l'homme la présence de Dieu, les autres conceptions voient en lui la présence de l'humanité et de la société. On a d'un côté un type démocratique sacral, de l'autre un type laïque. La différence n'est pas dans les termes mais dans ce qu'ils signifient réellement sur le plan des sentiments de l'être humain envers soi et envers les autres. L'homme qui porte l'honneur de Dieu en soi sent cet honneur dans son propre poids et dans le poids des autres. Sa valeur et la valeur des autres, à ses yeux, sont incommensurables en fonction de cet honorificat qui neutralise en lui les sentiments négatifs En outre, son chemin est comme bordé de deux gardes fous qui l'empêchent de déchoir dans l'abîme de l'esclave d'un côté et dans l'abîme du despote de l'autre. Les deux gardes fous sont expressément marqués par des versets qui lui signalent les deux abîmes. Dans l'un, il est dit en effet: «Nous réservons la demeure éternelle à ceux qui ne se laissent pas tenter par l'esprit de domination...» C'est donc comme on le voit, un garde- fou mis du côté du despotisme. Dans les versets suivants, ils désignent clairement l'autre garde-fou:«A ceux que les anges trouveront injuste envers eux mêmes et à qui ils demanderont: En quelle condition étiez-vous (sur terre) ?Et qui leur répondront: Nous étions dans l'abaissement, les anges répliqueront ; la terre de Dieu n'était-elle point assez vaste pour que vous puissiez émigrer, ceux-là auront pour asile la géhenne et quel détestable devenir !(...) exception faite des faibles parmi les hommes, les femmes, les enfants qui ne trouvent aucun moyen pour fuir et ne peuvent suivre le chemin qui convient, à ceux-là pourra pardonner car Dieu accorde l'absolution et le pardon.« C'est l'autre garde-fou qui empêche de tomber dans la condition de bassesse à laquelle fait allusion le verset. Donc pour notre illustre penseur, le musulman est prémuni contre les tendances antidémocratiques qui peuvent se trouver en son être, par l'honneur sacral que Dieu a mis dans sa nature humaine et par les indications qu'il a placées sur son chemin pour l'empêcher de dévier de la voie, en tant qu'homme, de tomber dans l'ornière du despote ou dans celle de l'esclave. Malek Bennabi déduit de cette approche que la démocratie islamique se caractérise d'abord par l'immunisation de l'homme contre les tendances antidémocratiques : l'octroi des droits politiques et des garanties sociales en est une conséquence. Par contre la démocratie laïque lui accorde d'abord ses droits et ses garanties, mais sans lui éviter d'être écrasé sous le poids des coalitions d'intérêts, des cartels, des trusts, ou bien d'écraser les autres le poids d'une dictature de classe : Elle n'extirpe pas de la société les germes morbides qui créent l'esclave ou le despote Le concept de culture Bennabi développe sa pensée dans Moushkelat al Thakafa (le problème de la culture) (2) ou il considère que l'approche de la culture du point de vue de l'arabo-musulman doit être différente de celle des autres en particulier de celle des Occidentaux chez qui les théories de la culture ont foisonné. Les problèmes dans cette dimension sont différents, ce qui entraîne de facto une différence de signification dans les concepts de culture et de civilisation. Pour notre «Chomsky de l'Islam», la vision du chercheur occidental décrit une réalité sociale effective et omniprésente en totale opposition avec le chercheur de l'espace arabo-musulman qui doit examiner la culture comme une réalité sociale qui n'existe pas encore. La réflexion ne peut pas partir des mêmes points ni conclure aux mêmes résultats. C'est pourquoi écrit-il que le concept de culture d'après sa propre vision ne saurait être le même que celui de Claude-Levi-Strauss, les problèmes de cet espace ne représentent que des thèmes de réflexion chez les autres. La culture est ainsi définie comme un rapport organique entre le comportement de l'individu et le mode de vie sociale. Elle dépasse la dimension intellectuelle proprement dite et concerne le comportement des individus dans une société déterminée. Bennabi illustre sa position en opposant deux exemples : d'une part, celui de deux individus assumant deux fonctions sociales différentes dans le cadre d'une même société, par exemple, un médecin et un menuisier vivant et travaillant tous les deux en Angleterre. De l'autre, deux individus assumant la même fonction sociale dans deux sociétés différentes, un médecin en Angleterre et un autre en Algérie. L'identité de comportement des deux premiers et la différence d'attitude des seconds ne peuvent s'expliquer par les facteurs d'éducation et de classe. Une véritable théorisation de ce concept est esquissée par M.Bennabi qui considère la culture comme l'ambiance générale dans laquelle se meut l'individu car elle configure sa personnalité et lui imprime un degré d'efficacité. Bennabi a mis tout son génie et son énergie à engager le monde arabo-musulman sur la voie de la renaissance. Considérant la culture comme la source principale du comportement de l'individu et le style de vie dans la société, le penseur va soustraire le terme aux vagues notions littéraires et amalgames pour lui imposer un sens scientifique dans un contenu précis. L'analyse de ce concept est conduite à travers quatre éléments fondamentaux que sont l'éthique, l'esthétique, la logique et la technique. Le premier élément assure l'unité de la société dans son devenir et dans sa fonction selon M.Bennabi car elle garantit la cohésion dans une société. Tandis que les valeurs esthétiques doivent configurer la société car il est impensable comme le suggère Bennabi que dans nos rues, dans nos cafés on ne trouve pas la même note esthétique qu'un metteur en scène devra mettre dans un tableau de cinéma ou de théâtre. Il faudrait que la moindre dissonance nous choque comme on peut être choqué devant une scène théâtrale mal agencée. Pour emprunter le chemin de la civilisation, l'entretien du goût esthétique est un incontournable préalable. Pour Bennabi, la logique pragmatique participe de la satisfaction des besoins d'une société, elle représente l'ensemble des mouvements dans une société, selon leurs résultats et le temps qu'ils consacrent c'est-à-dire l'efficacité. Le quatrième élément représente pour Bennabi, la technique ou le savoir. C'est la dernière condition dans l'édification de la culture car la technique est le produit de la science. Cette féconde approche nous fait découvrir indéniablement une unité de vision et de perspectives d'un domaine qui est sujet à toutes les dérives fantaisistes l'appauvrissant et le réduisant ainsi aujourd'hui en de simples expressions dites culturelles qui, au fond résument le marasme d'une société. Conclusion La pensée humaniste de cet illustre visionnaire ne peut être obnubilée dans ce modeste essai scripturaire. D'emblée dans son œuvre il nous circonscrit la place du monde musulman dans le concert des nations. Il précise que ce monde musulman n'est pas un groupe social isolé, susceptible d'achever son évolution en vase clos. Il figure dans le drame humain à la fois comme acteur et comme témoin. Cette double participation lui impose le devoir d'ajuster son existence matérielle et spirituelle aux destinées de l'humanité. Pour s'intégrer effectivement, efficacement, à l'évolution mondiale, il doit connaître le monde, se connaître et se faire connaître, procéder à l'évaluation de ses valeurs propres et de toutes les valeurs qui constituent le patrimoine humain. A travers ses idées, en visionnaire avéré, M.Bennabi nous précise que la technique a aboli l'espace. Il n'y a plus entre les peuples que la distance de leurs cultures. La science a aboli les distances géographiques entre les hommes, mais des abîmes subsistent entre leurs consciences. Le monde est en train de se réaliser à l'échelle planétaire. Il est en passe de réaliser institutionnellement le sens de l'histoire. Il indique la place qu'aura à tenir compte le monde musulman dans sa propre évolution dans ce pas décisif de l'histoire. Réfutant à la fois les thèses de défenseurs de l'Islam qui perdent un temps précieux à « démontrer » que le Coran a prévu telle ou telle conquête scientifique contemporaine et certains orientalistes qui voyaient l'Islam comme un obstacle entravant du progrès et de la science dans les sociétés musulmanes. L'unité du monde a toujours été le phénomène essentiel de l'histoire, tandis que les divisions ne sont que des accidents, des épiphénomènes. L'humanisme et l'universalité d'une pensée qui s'est démarquée des idées rétrogrades de son temps Ces réflexions esquissées par Malek Bennabi doivent donner lieu à des études approfondies qui renouvelleraient ainsi l'approche de la problématique islamique contemporaine et par ricochet d'en faire la matrice culturelle d'un nouvel envol civilisationnel. «Dans une société civilisée, toute faute de style tombe sous la sanction de la critique, toute faute de comportement tombe sous la contrainte sociale. C'est par cette fonction bipartite que la société maintient la pureté de son style et les qualités de son efficacité.» Et il dit plus loin « Un pays sous-développé doit d'abord être convaincu que la culture de l'homme est plus importante que la culture de la pomme de terre.» (3). Par ses pensées visionnaires, venues sans doute trop tôt, Malek Bennabi s'est trouvé marginalisé par les courants dominants, mais la pluralité des contextes vécus ou actuels ont consacré ses thèses et confirmé ses vues inédites. Aujourd'hui, les universités et la recherche intellectuelle ont besoin de redécouvrir sa pensée qui les conduirait sans doute à circonscrire l'apport de l'Islam à l'édification du monde «mondialisé» pressenti par lui il y a plus de soixante ans. *Universitaire Références bibliographiques 1 - «Islam et démocratie(1967) est un essai sur la compatibilité entre l'essence de l'Islam et l'idéal démocratique publié par «Révolution africaine» sd. 2- Moushkelat Al Thakafa (Le Problème de la culture), Dar El Fikr Press, Damas, 2000 | 3- Les grands thèmes, IPA, Alger, 1976.