الثلاثاء, 05 أكتوبر 2010 10:25 Entretien de Abderahmane BENAMARA pour El Assala Abderahmane BENAMARA est né 1952 à Biskra. Il est titulaire en 1975 d'un diplôme d'ingénieur en électricité obtenu à l'Ecole Supérieure d'Electricité (ESE) en France. Sa première rencontre avec Malek BENNABI remonte à sa première année d'étudiant à l'université d'Alger. Il fut, entre 1970 et 1972, un élève assidu du premier cercle des étudiants réuni autour de Malek BENNABI. Aujourd'hui, il est parmi les intellectuels qui travaillent particulièrement sur la pensée de Bennabi et participe activement à sa diffusion. Son activité commence en 1976, après la mort de BENNABI. Il édite, en compagnie de Omar Benaissa et N. Boukrouh, une compilation des conférences de BENNABI sous le titre « Les grands thèmes ». Vers la fin des années quatre-vingt, Il crée une maison d'édition entièrement dédiée à la publication des œuvres, en langue français de BENNABI. Il publie à la même époque une compilation des articles journalistiques de BENNABI, parus après l'indépendance, sous le titre évocateur « Pour changer l'Algérie ». Mais sa contribution la plus significative reste surtout le recensement, la collecte et ensuite la publication de toutes les contributions intellectuelles, hors ouvrages, de Malek BENNABI. Ce travail documentaire, rigoureusement référencé et richement annoté par BENAMARA a été édité en 2003 et 2004 en deux volumes intitulés respectivement « Colonisabilité » et « Mondialisme ». Aujourd'hui, conférencier et auteur, Benamara contribue de manière toujours substantielle à tout projet et initiative conséquents sur la diffusion et le rayonnement de la pensée de Malek Bennabi. 1. Comment avez-vous découvert Malek BENNABI ? A. BENAMARA: Pendant l'année scolaire 1969-1970, année de préparation du baccalauréat au lycée Emir Abdelkader d'Alger, mon condisciple, pendant les années 1964-1967, et ami Omar Benaïssa en réponse à nos discussion et à mes interrogations sur l'état de la Oumma me parla d'un penseur algérien, Malek Bennabi, qui s'évertuait à éveiller la conscience des jeunes lycéens et étudiants à la compréhension de la situation dans laquelle les Musulmans se trouvaient. Il m'apprit qu'il organisait des séminaires chez lui au 50 Rue Franklin Rousevelt, non loin de mon domicile familial. Malek Bennabi avait créé chez lui un centre d'orientation culturelle où il initiait les étudiants tous les samedis après-midi en langue française et tous les dimanches matin en langue arabe aux problèmes idéologiques, culturels et sociologiques de la société musulmane. Avec Omar Benaïssa, j'allais devenir assidu à ce séminaire hebdomadaire jusqu'en 1972 où je partis en France pour continuer mes études universitaires. 2. Qu'est-ce qui suscite votre intérêt dans la pensée de Malek Bennabi ? A. BENAMARA : Il est impossible de séparer la pensée de Malek Bennabi de sa vie et de son expérience. Un penseur de l'envergure de Malek Bennabi vit entièrement, pleinement, dans ses idées, dans une quasi mystique et en pleine symbiose. Toute sa vie est subordonnée à ses idées et sa douloureuse expérience témoigne de cet engagement. Bennabi ne pouvait être un intellectuel uniquement brillant et découvreur de continents spirituels mais un penseur qui, à l'instar des prophètes, se sentait appelé à une mission qu'il accomplissait avec toute l'énergie de son être. Il trempait sa plume dans son sang. Sa vie et son expérience sont pour moi d'une haute valeur exemplaire, elles illuminent notre voie, cependant c'est l'aboutissement intellectuel de ses idées qui nous permettent de trouver réponses à nos interrogations sur notre avenir. 3. Qu'est-ce qui fait la particularité de Bennabi par rapport aux autres intellectuels musulmans anciens et actuels ? A. BENAMARA : Les penseurs musulmans anciens sont, à l'instar des autres sommets de la pensée humaine les produits de leur civilisation – de la civilisation qui de Sumer en Mésopotamie, à l'Occident, en passant par l'Islam répond aux mêmes lois psycho-temporelles. Ils naissent et baignent dans les conditions morales et matérielles qui permettent l'expansion de leur civilisation. Les constructions intellectuelles, aussi élevées soient elles ne peuvent que tenir compte de cet immense acquis, qui pour eux allait de soi. Bennabi se devait de tout reconstruire : explorer les profondeurs des sciences humaines pour établir la base de sa réflexion. Par exemple la sociologie, l'histoire ou la philosophie ne l'intéressaient que dans le but d'illustrer, de fixer sa démarche : il en interrogeait les fondements et en cherchait les lois intemporelles dans ce qu'on pouvait appeler la métasociologie ou la métahistoire. Ces sciences là ne s'approchent pas uniquement avec la raison mais avec toutes les dimensions que recèle l'humain pour arriver à la connaissance. Les penseurs musulmans actuels, même lorsqu'ils évoquent la décadence du monde de l'Islam et sa nécessaire renaissance, sa Nahdha, ne tiennent pas compte dans leur approche des problèmes de la Oumma de l'étape psychohistorique dans laquelle elle se trouve. Certains voient dans la reformulation théologique de la foi islamique la solution pour revivifier le musulman et sa société, d'autres dans l'étude de la science et des techniques la possibilité de reconstruire la base matérielle de la société ; cependant ces vues parcellaires n'ont amené que des déconvenues depuis deux siècles, depuis l'intrusion de l'Occident dans les pays d'Islam. Ces démarches sont le résultat de la confusion des causes avec leurs conséquences. Si le musulman manque d'efficacité, ce n'est pas sa foi qui est en cause mais le manque de connexion avec le milieu social : Bennabi parlait ironiquement du musulman pratiquant et du musulman pratique, ce dernier laissant la valeur morale et sociale de sa foi dans l'enceinte de la mosquée. Actuellement les mosquées algériennes n'ont jamais été aussi pleines et les valeurs islamiques aussi absentes de la vie sociale, politique ou économique. Quant à la base matérielle d'une société, Bennabi a prouvé qu'elle était le fruit d'une civilisation et qu'elle n'était nullement à l'origine de la civilisation. 4. Quelle perception avez-vous de l'effort intellectuel déployé par Malek BENNABI pour étudier les problèmes de civilisation ? A. BENAMARA : Bennabi a vécu dans sa chair le drame d'une société dominée où l'occupant a ramené le musulman à l'état d'une non-personne, un indigène dont la valeur était inférieure à celle d'un animal. Comment en sommes-nous arrivés là ? Le musulman était-il inapte à la civilisation ? Un rapide survol de la civilisation arabo-islamique suffit pour détruire cette élucubration raciale. L'islam est-il une idée fausse ou dans l'efficience sociale est limitée dans le temps? Bennabi va s'atteler dans le phénomène coranique a prouvé que le Coran n'est en aucune façon l'œuvre du Prophète et que son origine ne pouvait être que divine. Si le message est authentique, la déficience ne pouvait donc provenir que du support, c'est-à-dire l'homme. Dieu a laissé s'établir sur terre des lois, les fameuses « sunnan allah » d'Ibn Khaldoun, qui s'appliquent à tous les phénomènes physiques et à touts les activités humaines. Le moment d'Archimède de la pensée bennabienne est le décryptage du cycle de civilisation et surtout sa genèse. Le cycle de civilisation explique la tragédie islamique et le processus de naissance de la civilisation apporte l'espoir de pouvoir se reconstruire. A la naissance de la civilisation se trouve une Idée disposant de trois fonctions primordiales : la tension, l'intégration et l'orientation. Seule une idée religieuse est à même de procurer l'énergie psychique nécessaire à la tension. A cet égard, il est bon de rappeler que pour Bennabi le communisme est une idée religieuse par sa Promesse d'instaurer la société communiste qui n'est que l'avatar de la Promesse des religions à savoir le Paradis mais ce Paradis serait terrestre. L'orientation façonne un comportement général de la société cristallisé par la culture dont Bennabi détermine les quatre grandes facettes, l'éthique, l'esthétique, la logique pragmatique et la technique. Dans son problème de la culture, Bennabi procède à une introspection de la culture, articulation indispensable dans le fonctionnement d'une société. Toutes les conditions de la renaissance sont tributaires de l'application de ces concepts. 5. Quelles sont les idées fondamentales qui font la pensée de M. BENNABI ? A. BENAMARA: En plus de ce qui nous avons décrit dans le point précédent, un des apports les originaux de Bennabi est la problématique des idées. Il est parmi les premiers, sinon le premier, à avoir étudié les idées en tant que phénomènes à part entière, comme des entités vivantes. Il est en quelque sorte le père de la biologie des idées. Le problème des idées nous décrit leur influence et leur importance dans l'homme et la société. Mes les idées luttent aussi pour leur survie et leur combat peut-être l'un des plus féroces, sinon le plus féroce qui soit dans le domaine humain. Dans un livre d'une rare densité, Bennabi nous introduit dans l'arcane de la lutte idéologique. Dans une étude minutieuse, faisant appel aux sciences exactes, il nous parle de la vie des idées et de leur valeur mathématique et des plus subtiles considérations psychologiques pour vider les idées de leur substance. Cette vision, à l'heure où il n'existe plus qu'une seule véritable puissance matérielle, devient d'une brûlante actualité. Dans le futur la confrontation sera de plus en plus une lutte contre les idées et en particulier contre l'idée islamique. 6. A quel degré peut-on considérer BENNABI comme une école dans la pensée islamique ? A. BENAMARA: L'originalité de la pensée bennabienne est la réforme de l'homme dans le cadre d'un projet social civilisationnel. Dans cette approche il est pleinement un penseur à système, le père d'une future école de pensée qui n'est certes qu'à ces balbutiements mais qui commence à se manifester. Son champ d'action n'est pas uniquement le monde l'Islam mais l'Humanité tant les problèmes civilisationnels deviennent de plus en plus pressants. L'ultime but de la pensée bennabienne n'est plus le devenir d'une civilisation particulière mais celui de la Civilisation englobant l'humanité entière. La puissance de cette pensée est son universalité même si le dénouement de la crise du monde moderne est tributaire d'un nouveau cycle de la civilisation islamique aux contours du monde. La réflexion de Bennabi pourrait, dans ce cadre, intéresser de plus en plus d'intellectuels actuellement non musulmans .C'est la grande leçon qui nous est donnée par la vocation de l'Islam. 7. Constatez-vous une double marginalisation, voire exclusion, de la pensée de Malek BENNABI aussi bien du champ du mouvement islamique que celui de la culture en général ? Quelle en sont les raisons ? A. BENAMARA: Au début des années 30, Bennabi a été le témoin des débuts du mouvement nationaliste à Paris. Il a côtoyé ses dirigeants qui ont préféré la facilité de la revendication politique, à la lutte contre nos tares internes et nos insuffisances que Bennabi dénommait la colonisabilité. Le mouvement nationaliste, dont les premiers dirigeants ont rejeté la démarche de Bennabi, n'a enfin de compte remporté qu'une victoire à la Pyrrhus : une indépendance certes acquise mais vidée de tout contenu ; l'occupant a disparu physiquement de notre pays mais sa présence est devenue plus pesante, plus pressante. Le mouvement islamique connait la même trajectoire : là où il a réussi à s'affirmer, son incapacité à réformer la société provient de la fausseté de sa vision, de l'erreur de ses analyses. Il voit un problème politique là où il devrait voir un problème de civilisation. La revendication remplace la réflexion. Tant que la pensée de Bennabi leur restera étrangère, l'impasse perdurera. 8. Les jeunes intellectuels trouvent une difficulté à comprendre et à assimiler la pensée de Malek BENNABI. Quelle démarche pédagogique pourriez-vous suggérer ? A. BENAMARA: Le style de Bennabi est caractérisé par une écriture très dense, concentrée. Ses idées sont d'une extrême concision. La presque totalité de ses livres – la notable exception est l'Afro-Asiatisme dont les développements géopolitiques sont assez longs - sont assez courts. Certains passages de Vocation de l'Islam sont parus en bonnes feuilles dans la République Algérienne mais nous pouvons noter que leur reprise dans le livre a vu certains développements disparaître, l'auteur ne laissant que l'idée sans son illustration. La compréhension approfondie de la pensée de Bennabi nécessite une culture immense tant historique que philosophique. Les concepts relevant de la psychologie et de la sociologie sont aussi d'un apport certain. Une édition, munie d'un appareil critique explicitant les faits historiques et les concepts, de l'œuvre de Bennabi permettrait de cerner sa pensée. 9. Peut-on faire quelques reproches à BENNABI ? A. BENAMARA: Bennabi est avant tout un penseur. Mais un penseur de l'action comme le prouve sa préoccupation dés les années cairotes, à partir de 1956, de former une élite à même de poser les jalons de la renaissance et du renouveau. Le reproche d'avoir soutenu les régimes égyptien puis algérien n'est pas valide car Bennabi avait le sens de l'étape. Même si ces régimes ont mené leur pays respectif dans l'impasse, ils représentaient à leur émergence un mieux par rapport à la situation qui les précédait. 10. Quelles autres suggestions ? A. BENAMARA: La première tâche consisterait à rééditer tant en français qu'en arabe la totalité de l'œuvre de Bennabi. Si tous les écrits édités existent en arabe, un effort de traduction au français serait nécessaire pour que l'ensemble de l'œuvre existât dans cette langue. Il serait utile aussi de continuer la traduction anglaise pour que dans cette langue aussi nous possédions toute l'œuvre. Un site Internet, avec un forum d'échange sur les concepts bennabiens, proposant tous les écrits de Bennabi serait un outil incomparable dans la compréhension et l'approfondissement d'une pensée aussi fécondante par les perspectives qu'elle offre.