Trois ou quatre jours après le vote islamiste en Tunisie, tout a été dit, ou presque. Il a été dit que la Tunisie n'est pas l'Algérie et que Ghannouchi ni pas Benhadj. Il a été dit que c'est un désastre et que les Tunisiens vont le payer, comme nous. Il a été dit qu'il faut accepter la démocratie et le choix de la majorité. Il a été dit que les Tunisiens ont voté avec civisme mais qu'ils ont mal voté. Il a été dit que c'est fini ou que cela ne fait que commencer. Il a été dit que la Révolution ne sert à rien si l'on va de la dictature vers l'islamisme. Tout ou presque a été dit et selon chacun, la douleur de chacun, la peur de chacun ou l'espoir de chacun. Sauf qu'il restait une question, la plus utile selon le chroniqueur et que peu ont tentée : d'où viennent les islamistes ? D'où vient que les gens votent pour eux ? Première réponse : ils sont nombreux, sont plus structurés, sont plus agressifs et jouent le ciel contre la terre et Dieu contre leurs adversaires. Cela est vrai mais c'est un constat, pas une réponse. Deuxième réponse : les démocrates sont convaincus mais ne savent pas convaincre, les islamistes font les deux. Et c'est vrai, mais c'est aussi un constat. Les pistes sont donc ailleurs. Les islamistes ne sont pas en effet tombés du ciel, ils ne sont pas des générations spontanées, mais ont été créés, peu à peu, autant par l'échec des alternatives idéologiques autres que l'islamisme, que par les dictatures elles-mêmes. Les régimes arabes combattent l'islamisme quand c'est un projet de conquête du pouvoir, mais cultivent l'alliance avec l'islamisme passif car c'est un bon moyen d'encourager le conservatisme chez leurs peuples domestiques. Les islamistes dans ce monde arabe sont nés des télés des Cheikhs talk-show, des prêches, des livres du Djihad et des névroses, de nos écoles, de nos programmes scolaires, de nos compromis et de ces maladies de foules qui visent le corps de la femme comme un Mal et oublient de se laver les mains avant de manger ou de nettoyer les cages d'escalier. Les islamistes ont été fabriqués par nos systèmes éducatifs, par les projets des plus grandes mosquées d'Afrique. Ils sont le dernier cadeau fait, post mortem, par les dictatures «arabes» aux peuples «arabes». Même quand on chasse donc un dictateur, il en reste le crime et les enfants hystériques de son crime contre l'avenir, fait et commis depuis trente ou quarante ans. Le cas de la Libye en est une illustration extrême : de sa terre, le peuple libyen ne connaît que sa façon de se tourner vers le ciel. Les dégâts de nos quarante ans de dictatures sont immenses et s'étendent sur des générations. Une révolution n'y met pas fin très vite. Il faut du temps. Etre libre est parfois plus difficile qu'être mort. A la mort, suffit une seconde, et il faut toute une vie pour la première, la liberté. Les Tunisiens votent pour des islamistes qui sont tunisiens, tout simplement, fabriqués à la maison, pendant des générations. Addi Houari, le sociologue algérien, avait raison de parler, un jour, d'illusion. On voit aujourd'hui, nous les Algériens, les Tunisiens y céder, malgré l'irrationalité du choix dans un pays où l'emploi et l'économie dépendent du touriste européen. On voit le mirage, l'espoir fou placé dans la prière et pas l'effort, le retour de vieux démons comme l'arabité, l'identité, l'islamité et le Califat et la chasse au corps et à la femme. On voit et on sait que cela peut mener à la mort et au désastre. Les Tunisiens eux ne le savent pas, ou croient pouvoir s'en sortir. Le dictateur a puni leur «religion», ils en font aujourd'hui une réclame et une réclamation. Ben Ali les habitués à la soumission, ils la choisissent aujourd'hui par les urnes. L'illusion de «la solution par l'Islam» reste aujourd'hui forte et hypnotisante dans le monde «arabe» en échec : elle est travaillée par des pôles comme l'Arabie Saoudite et ses fonds de soutiens aux partis genre Ennahda. Elle est accréditée par le modèle turc, elle est encouragée comme repli par le rejet de l'Occident et ses fausses mesures internationales ou l'image qu'il donne. Cette illusion est encouragée dans les écoles comme identité de repli, comme richesse à défaut de richesse réelle, comme capital à défaut de capitaux symboliques internationaux. Cette solution est une autre dictature et une autre illusion, comme l'a été la décolonisation «orale» et la souveraineté en solde. On va la vivre, la subir, la payer. Elle est le rêve de la majorité et l'amertume des plus lucides. On a un moment cru que l'on a fini avec l'effort en chassant la dictature, il s'avère qu'il faut plus, qu'il faut continuer à se battre et qu'il faut militer pour expliquer aux gens que le désert ne se mange pas et que le ciel n'est pas une affaire d'urnes mais d'intimité. Il s'avère qu'il faut continuer malgré la déception et poursuivre malgré l'obstacle : il faut lutter contre l'islamisme et son suicide, comme il faut lutter contre les régimes locaux et leurs crimes. Les islamistes gagnent parce qu'ils y croient, les lucides perdent car l'intelligence mène souvent au soupçon de l'inutilité. Il faut donc inverser : je suis, car je précède. (A suivre)