La campagne agressive menée sur le terrain par la formation de Ghannouchi lui a permis d'élargir sa base électorale, estiment des observateurs. Tunis (Tunisie) De notre envoyé spécial Si la victoire d'Ennahda était prévisible pour de nombreux observateurs et même pour certains adversaires politiques, son score, qui avoisine les 40% des voix (en attendant les chiffres officiels), a dépassé les pronostics, provoquant la surprise dans toute la Tunisie. L'islamisme jadis tapi dans les plis de la République de Ben Ali relève la tête et découvre sa suprématie sur le nouveau terrain politique. Mais qui sont ces Tunisiens qui ont placé leur confiance dans le mouvement de Ghannouchi ? Le réservoir électoral initial qui se limitait, dit-on, à quelque 20 000 militants, s'est élargi vraisemblablement grâce aux adhérents post-14 janvier, mais la campagne électorale a aussi permis au mouvement de ratisser large. Plusieurs facteurs expliquent ce vote massif, selon le politologue Hamadi Redissi. «D'abord, il y a la volonté de renouvellement. Il y a un message qui passe et qui dit que l'électorat veut une rupture avec l'ancien régime. Ennahda peut se prévaloir de cela, il a été victime d'une grande répression durant des années et cela fait de ses membres des héros potentiels», explique-t-il. Cette caractéristique a-t-elle été déterminante sachant que d'autres partis ont subi aussi les geôles de Ben Ali ? M. Redissi en vient à la campagne électorale qui, pour lui, a permis à Ennahda de faire la différence. «C'est un parti qui a une base populaire, qui a mené une campagne de terrain, une campagne très agressive contre ses adversaires, toutes tendances confondues. Il les accusait de tous les maux, doutant de leur foi religieuse et, en face, les modernistes n'ont pas pu se défendre comme il se doit. Devant les médias, en revanche, il parlait doucement, en rassurant avec un discours de compromis ; c'est comme ça qu'il a gagné l'électorat», souligne encore l'enseignant à l'université de Tunis. Les conditions sociales donnent aussi une explication au choix des Tunisiens, selon M. Redissi. Pour lui, l'héritage de Ben Ali – la pauvreté, le chômage notamment dans le Sud – a été pour beaucoup dans les résultats importants décrochés par Ennahda. En effet, Sfax, Benguerdane et la majorité des villes du sud tunisien ont subi le raz-de-marée Ennahda. «Si ça ne marche pas, on lui dira dégage !» C'est là aussi que l'illettrisme est important parmi la population. Mais cela ne veut pas dire que le score d'Ennahda a été modeste à Tunis. Mohamed et Naziha, l'un porteur et l'autre réceptionniste dans un hôtel de l'avenue Habib Bourguiba, ont eux aussi voté pour Ennahda. Pourquoi ? Parce que c'est le parti le plus fort, disent-ils, et celui qui va réconcilier les Tunisiens avec leur religion. Une idée qui fait sortir de ses gongs Mme Leila, propriétaire de l'hôtel, qui a voté pour le PDP. L'introduction du facteur identitaire a été déterminante dans le choix des Tunisiens. Face aux modernistes qui se sont présentés en rangs dispersés, les partis les plus à droite ont gagné grâce à un discours teinté de références identitaires. Thameur, chauffeur de taxi de 26 ans, les cheveux gominés et les lunettes branchées, a voté pour Ghannouchi, lui aussi. «Nous voulons changer de gouvernants. Nous avons essayé la démocratie, maintenant on veut essayer autre chose. Ennahda parle au nom de l'Islam et nous sommes musulmans, ça correspond à nos valeurs», croit-il. Quelles autres motivations pour ce choix ? Thameur invoque des idées moralisantes et confond entre démocratie et modernité en assimilant Ben Ali à un démocrate : «Je préfère avoir des femmes voilées comme clientes et si Ennahda veut fermer les bars et interdire l'alcool, nous sommes avec lui.» Mais notre chauffeur paraît si cartésien et peu enthousiaste pour l'avenir. Donne-t-il carte blanche justement à Ennahda ? «On va l'essayer un an ou deux et si ça ne marche pas, on lui dira, comme d'habitude, dégage!», avertit encore le jeune Thameur.