Faudrait-il, pour citer les Aztèques ou évoquer la révolution de Pancho Villa dans un argumentaire historique et politique sur la domination et le colonialisme, obtenir l'autorisation préalable des autorités mexicaines ? Si M. Ahmed Ouyahia était ministre au Mexique, il aurait probablement répondu par l'affirmative, en décrétant que «personne n'a le droit de faire du sang des Aztèques et des guérilleros mexicains un fonds de commerce»... Le Premier ministre algérien avait-il vraiment besoin d'interférer d'une façon aussi maladroite dans une polémique turco-française ? Ahmed Ouyahia avait peut-être pour mission de signifier une «distance» diplomatique, mais il s'y prend d'une manière si approximative qu'il s'empêtre dans une controverse où il n'a pas le beau rôle. Sur la forme, Erdogan n'a pas besoin de demander l'autorisation des Algériens, même d'un Premier ministre, pour évoquer des faits qui relèvent de l'histoire. Et lui dénier de le faire est une tentative, puérile, d'appropriation patrimoniale d'une mémoire qui appartient à l'humanité. Nous parlons du génocide des Amérindiens sans craindre que Londres, Washington ou un représentant des nations précolombiennes vienne nous l'interdire. Nous invoquons aussi la Seconde Guerre mondiale sans craindre que les Allemands s'insurgent. De ce point de vue, la sommation faite à Erdogan de ne pas évoquer l'histoire de la France en Algérie est strictement intenable. Et ce n'est pas en excipant de la position du gouvernement turc les années 54 à 62, voire de la bataille de Navarin, qu'une telle «interdiction» peut se justifier. Au plan des principes, les Algériens n'ont évidemment aucune objection à ce que leur histoire soit invoquée par des historiens ou des hommes politiques, quelle que soit leur nationalité. A plus forte raison quand la convocation de l'histoire ne se fait pas dans le but de la flétrir ou de la minimiser. Sur le fond, la position d'Ahmed Ouyahia est encore plus intenable. Pourquoi se mêler d'une dispute mémorielle entre Français et Turcs alors que l'Algérie a un problème d'histoire avec la France ? Et pourquoi ne pas pousser le bouchon plus loin Dominique de Villepin avait estimé que la loi criminalisant la négation du génocide arménien était une erreur, en relevant que la France n'aimerait pas que le Parlement algérien légifère sur l'histoire Faudrait-il demander à l'ancien Premier ministre français de ne pas parler de l'Algérie ? Le plus surprenant est qu'Ahmed Ouyahia, qui défend la «non-ingérence» sur tous les tons et sur tous les registres, pouvait éviter de s'ingérer dans une dispute étrangère. Il aurait pu s'en tenir à un « no comment» qui aurait eu le mérite de montrer que personne n'est dupe de la nature politique du débat en cours. Personne ne croit à la fiction selon laquelle il ne s'exprimerait en l'occurrence qu'en sa qualité de dirigeant du RND : son intervention est donc, à tous égards, radicalement contre-productive. M. Ouyahia doit savoir déjà que de très nombreux Algériens ne comprennent pas c'est un euphémisme sa posture. Quel est en effet l'objet de cette étonnante déclaration ? Signifier aux Français que l'on n'est pas d'accord avec Tayyip Erdogan ? Mais à quel propos ? Donne-t-il raison au gouvernement français et à tous les ultras d'en face quand ils affirment que la Turquie a perpétré un génocide contre les Arméniens, mais qu'en Algérie, la France aurait, tout au plus, commis quelques « dépassements» ? M. Ouyahia a peut-être été mandaté pour envoyer un message apaisant aux Français en rabrouant Erdogan. Mais, à ce niveau, la maladresse est presque une œuvre d'art. On ne peut s'empêcher d'évoquer la vieille expression algérienne «Ja yekahhal, âamaha !» (Voulant embellir la dame en enduisant sa paupière de khôl, il n'a fait que lui crever l'œil)...