Il n'est nullement nécessaire d'avoir fait des études de droit constitutionnel ou de se prétendre politologue pour savoir que la démocratie est fondée sur l'élection populaire des responsables politiques, du maire jusqu'au chef de l'Etat. Elections démocratiques ne signifient pas gouvernement démocratique Une fois la démocratie élective acceptée et mise en œuvre, reste posé le problème majeur du mode de gouvernement. Car le pouvoir de l'électeur se limite à placer dans une urne un bulletin de vote en faveur de tel ou tel candidat et à attendre le décompte des voix qui déterminera si son candidat prendra les rênes du pouvoir ou non. Le processus électoral passé, en supposant qu'il se soit déroulé de manière transparente et sans manœuvres frauduleuses, l'électeur perd tout pouvoir d'influer sur le comportement, les actions et les décisions de son candidat. La délégation de pouvoir qui a été donnée à ce candidat est absolue et sans appel pendant toute la période de son mandat. Il ne rend compte de ses actes à personne d'autre que ceux qui participent au pouvoir avec lui, qu'ils aient été élus, ou qu'ils fassent partie du groupe dont l'appui financier, matériel, politique ou autre lui a permis de mieux faire entendre sa voix que ses opposants. Le programme sur lequel il s'est engagé auprès de ses électeurs n'est valide que pour obtenir leur vote. Gouverner, c'est compromettre L'application de ce programme dépend d'autres éléments, dont certains sont contrôlés ou contrôlables par le candidat élu, et dont d'autres dépendent des vues et intérêts de la minorité qui l'a poussé vers le pouvoir, et l'aide dans le gouvernement des affaires collectives. Le pouvoir dont dispose un gouvernant n'est jamais absolu, quoique proclame le texte juridique qui détermine ses attributions et fixe les limites à sa capacité de décider. Il reste à satisfaire non seulement ceux qui le soutiennent, collaborent avec lui, ou peuvent lui créer des difficultés. Dans les compromis qu'il met en œuvre, il arrive souvent qu'il soit obligé de sacrifier les intérêts d'un groupe au profit de ceux d'un autre groupe. Et il est plus aisé pour lui d'oublier les intérêts des électeurs qui lui ont permis d'accéder à son poste de responsabilité, que d'ignorer les intérêts de ceux qui sont en contact permanent avec lui et ont toutes sortes de moyens pour faire sentir leur poids auprès de lui. Gouvernement d'une minorité sur une majorité L'élection démocratique n'est pas synonyme de gouvernement démocratique. Loin de là ! Tout gouvernement, si démocratiquement élu soit-il, est un gouvernement d'une minorité sur une majorité. Et, quelles que soient les institutions sur lesquelles s'appuie un gouvernement " démocratique ", même en régime parlementaire partisan, l'ordre du jour de ce gouvernement est exclusivement de son ressort. C'est lui qui décide de faire passer telle ou telle loi, de mettre l'accent sur tel ou tel problème, de résoudre telle ou telle situation. Aucun mécanisme de contrôle populaire des gouvernements, si démocratiques se proclament-ils, n'existe pour les forcer à tenir, à tout moment, compte des vœux de la majorité qui les a élus. Le grand malentendu La démocratie est fondée sur un grand malentendu entre électeurs et élus. Les électeurs choisissent leurs gouvernants sur la base des apparences des candidats, depuis leur caractère supposé ou réel, en passant par les traits de leur visage ou leur voix, et, évidemment, en terminant par leurs promesses électorales, telles qu'elles sont exprimées dans leurs programmes. Les gouvernants gouvernent en temps réel, c'est-à-dire souvent au jour le jour, sans tenir compte de leurs promesses, mais en fonction des rapports de forces avec les autres acteurs politiques, nationaux ou internationaux, qui peuvent avoir sur eux des moyens de pression et d'influence plus ou moins apparents, plus ou moins secrets. Le gouvernant n'est jamais à cent pour cent le candidat choisi pour exercer le pouvoir. C'est un homme différent, dont seul l'exercice du pouvoir réel permet de découvrir le vrai visage, et les vraies opinions. Une fois qu'il a été élu, il se libère totalement de l'influence de ses électeurs, si ouvert qu'ait été le processus électoral qui l'a poussé au pouvoir. Etre capable de se faire élire n'est pas synonyme d'un engagement sans faille à respecter les promesses faites aux électeurs. Le pouvoir s'exerce dans la solitude et dans le secret, si transparent que soit le système politique en cause. Et, faut-il encore le rappeler ? Le monde est devenu tellement complexe que la notion de citoyenneté est réduite à sa plus simple expression : mettre un bulletin dans une urne et s'assurer que son choix a été comptabilisé. Les contraintes physiques et intellectuelles de l'exercice du Pouvoir L'exercice de responsabilités politiques n'est pas de tout repos, et exige de celui qui accepte ces charges une capacité à la fois physique et intellectuelle hors du commun. Plus le niveau de responsabilité est élevé, plus les exigences physiques et mentales sur les tenants du Pouvoir deviennent lourdes. Il apparaît évident que les responsabilités pesant sur le chef d'Etat sont plus contraignantes que celles prises en charge par le maire. Le premier agit au niveau national et doit ajuster ses décisions à l'environnement international, car il a la responsabilité d'assurer la tranquillité dans le pays, mais également à éviter d'engager la nation dans des situations qui suscitent l'agression extérieure. Le second doit seulement veiller au quotidien de ses administrés dans une circonscription géographiquement limitée et ne tenir compte des rapports de forces locaux entre différents groupes. Les responsabilités du chef d'Etat s'exercent dans la solitude De plus, parce qu'il représente la nation dans sa totalité, le chef d'Etat doit assumer ses responsabilités dans la solitude la plus totale. Il ne peut pas partager son pouvoir de décision avec d'autres ; chacune de ses décisions engage le pays dans sa totalité et chacune d'entre elles, si marginale soit-elle, influe, de manière plus ou moins définitive, sur l'avenir du pays. Ceci concerne tant les décisions qu'il prend directement que celles qu'il laisse prendre par ses collaborateurs. Car dans chaque acte de ceux qu'il fait participer à son gouvernement, sa responsabilité personnelle est engagée, qu'il connaisse ou non de chacune des décisions, si marginales soient-elles, prises par ses collaborateurs, quels que soient leurs titres ou leurs domaines de responsabilité. Dans son exercice, tout pouvoir suprême est, d'une certaine façon, dictatorial, qu'on le veuille ou non. Le chef d'Etat peut consulter qui il veut, à son bon plaisir ou suivant les compétences impliquées dans le domaine de ses décisions; mais, en finalité, il prend ses décisions seul; et même l'absence de décision de sa part, quelles qu'en soient les motivations, est également une décision souveraine qu'il assume seul. Le chef d'Etat n'échappe pas à sa condition humaine Du fait des sollicitations de ses charges, qui sont lourdes et pèsent jour et nuit sur ses épaules, le chef d'Etat doit, par définition, bénéficier à tout moment de toutes ses capacités physiques et mentales. Mais, hélas ! Malgré le fait qu'il jouisse de qualités intellectuelles, caractérielles et morales le plaçant au-dessus du commun des mortels, il n'en demeure pas moins un être humain, soumis aux avatars de la déliquescence physique qu'apporte l'âge. Comme l'a si bien dit le général De Gaulle : " la vieillesse est un naufrage ". Le problème de la relation entre la santé du chef d'Etat et sa capacité d'assumer ses fonctions n'est pas propre à l'Algérie, dans les circonstances actuelles, et n'a pas reçu de solution acceptable, même dans les pays qui se targuent d'être les parangons de la démocratie et de l'Etat de droit. La santé du chef de l'Etat, un problème politique Comme l'écrivent Pierre Rentchnick et Pierre Accoce dans un best-seller " Ces malades qui nous gouvernent " (Editions Stock, Paris, 1997) " Il faut tenir compte de la mentalité très particulière de ces malades qui nous gouvernent et qui refusent, d'une part, de considérer leur état de santé comme incompatible avec la direction d'un pays ou d'une armée et, d'autre part, d'admettre que les conséquences de leur maladie peuvent être graves pour leurs concitoyens... On peut parfaitement imaginer une commission médicale dont les membres seraient désignés par le Conseil constitutionnel. Elle examinerait le président de la République chaque année et pourrait constater le début d'une maladie grave. Elle garderait le secret quelques mois et déciderait, à un moment donné, d'alerter le Conseil constitutionnel qui apprécierait et prendrait une décision. Les médecins doivent rester des consultants et non pas des décideurs ". Ainsi, même dans un Etat de droit, le problème des implications politiques de la mauvaise santé du chef d'Etat ne trouve pas de solution acceptable et applicable de manière systématique, et sans tenir compte du contexte à la fois institutionnel et politique du moment. Les médecins ne peuvent pas s'ériger en juges finaux de la capacité d'un chef d'Etat d'assumer pleinement ses fonctions, même en régime dont le caractère démocratique n'est disputé par personne. Il y a des données de politique qui doivent être mises en équation pour décider si un chef d'Etat, quelle que soit sa condition physique, peut ou non assumer ses fonctions, dont la plus importante est d'assurer la stabilité du pays. Même dans les systèmes politiques où la transparence dans l'exercice du pouvoir est assurée par des institutions qui font contrepoids au pouvoir du chef de l'Etat, on n'est pas parvenu à établir des règles qui assurent une transition sans faille et sans désordre, au cas où celui qui est au sommet de la hiérarchie politique est incapable d'assumer ses fonctions. La bonne santé ne fait pas le bon responsable politique Et bénéficier du plein contrôle de ses membres n'est pas un critère de bonne gouvernance ou de rectitude dans les décisions. N'a-t-on pas vu un athlète, adepte fanatique du jogging quotidien, proposer de vendre le champ pétrolier de Hassi Messaoud, pour sortir l'Algérie de la situation d'endettement extrême et de faillite dans laquelle l'avaient placée des hommes tout aussi maîtres de leurs capacités physiques que lui ? Ne se souvient-on pas que le même homme, lors des élections législatives truquées de décembre 1992, prédit la victoire de l'ex-parti unique, et ne put comprendre que la situation sociale et économique délétère du moment devait fatalement pousser à l'extrémisme ? Faut-il rappeler que, peu avant lui, des hommes qui n'étaient pas assis sur des chaises roulantes, proclamaient, lors de la victoire électorale, au niveau local, de l'ex-parti dissous, le 12 juin 1990, que cette victoire constituait un appui à leur politique d'ouverture économique ? Ces mêmes hommes, qui pourtant n'étaient frappés d'aucun impotence physique, n'ont-ils pas abandonné les collectivités locales à ce parti dissous, lui donnant ainsi les moyens financiers et matériels pour ouvrir la voie à la décennie noire, et préparer la guerre civile qui nous a coûté, suivant les chiffres officiels, 250 000 morts ? En conclusion La pleine maîtrise de ses capacités physiques pour un homme d'Etat n'est, hélas ! pas la pleine maîtrise de ses capacités intellectuelles. Et, à choisir entre un impotent qui réfléchit, et des hommes politiques à la forme physique athlétique, mais qui sont incapables non seulement d'exercer un bon sens de base, et manquent visiblement de la puissance d'analyse et de synthèse nécessaire pour prendre les bonnes décisions à l'échelle nationale, et saisir intuitivement toutes les conséquences de ces décisions, la décision est sans appel. Mieux vaut un homme d'Etat en chaise roulante qui, certes, ne dispose plus de tous ses moyens physiques, mais dont la seule présence garantisse le minimum de stabilité pour assurer un passage de relais, à la fois indispensable et inévitable, que des personnes qui, certes, peuvent marcher et s'exprimer sans handicap, mais manquent du talent nécessaire pour assumer une fonction aussi complexe, car les critères sur la base desquels a été faite leur accession à la vie et à la notoriété politiques contredisent leurs ambitions personnelles, et constituent même un danger pour le pays. Est-on conscient de ce danger dans ce contexte de remous sociaux, d'appels à la revanche régionale et régionaliste, et de grands bouleversements géopolitiques encore en gestation ? C'est là la grande et grave question à laquelle aucune règle de droit ne peut donner de réponse.