Des Clowns et des Dieux. Livre à écrire à l'encrier d'une grimace. Le sujet du jour ? « L'Oranais », film de Lyes Salem. Pour Trois ou quatre raisons. La première est que ce film est magnifique : l'histoire d'un désenchantement (biographie de tous) sur trois ou quatre parcours de vie. De l'enthousiasme, l'engagement, à l'amertume, la cupidité, le mensonge ou l'idéalisme. En gros, de la Gloire au bien-vacant. De l'histoire à la fiche communale. Filmant les mœurs et vies de ces héros qui ont libéré le pays mais qui ne veulent pas en libérer l'histoire, l'espace et le temps. Ensuite parce que ce film a été tourné par un brillant de notre génération, à Oran, ville tiédie, cachée et écrasée par le cliché des «hauteurs d'Alger». Oran n'a pas d'images et elle en souffre ou s'en accommode. Une métropole est surtout une capitale d'images à vendre, marchander, donner ou partager. Et l'Oranais est une aubaine. Ensuite parce que ce film, lors de sa projection première à Oran, a réussi un miracle : remplir une salle de cinéma. Ces même salles mortes depuis les années 90 au point où toute une génération ne sait pas ce qui a précédé le DVD. Nostalgie de ces années colorées par le regret. Ensuite parce que ce film a provoqué un débat : chose rare en Algérie hors de la politique ou de la dispute entre voisins. Dans la salle, des voix mercenaires se sont élevées pour clamer que c'est une atteinte à l'image d'Oran, une clochardisation de la figure du Moudjahid né de l'Immaculée Conception 54 et que c'est du Haram. La kabbale habile avait été montée par une chaîne talibane et un clown mufti. Et c'est cela qui interpelle : on est passé de l'Emir tôlier à l'émir assis d'Ennahar. Et ceux qui maquent la caste des vétérans de la guerre et leurs fils sont passés du syndicat à une sorte de milices islamisées au nom des « Constantes nationales ». Quelques spécimens de ces nouveaux profils de brigades de la pureté raciale ont tenté d'agiter la salle et de stopper la projection du film. Peine perdue, car des Algériens se sont élevés eux aussi pour leur répondre et presque les chasser. Conclusion : le pays est traversé par des frémissements de vie après la mort de tous. On ne laisse plus la parole à ceux qui ont privatisé Dieu ou l'histoire nationale. On se défend, on défend le droit à la fiction au-delà de la vérité et le droit à l'imaginaire au delà de la propagande. Bon signe mais mauvais signes. Le bon signe est que des Algériens se défendent. Le mauvais signe est cette alliance entre mufti rigolo et syndicat du temple. Cela annonce des temps durs et troubles. Car il s'agit là de défendre le droit de rêver, imaginer, face au diktat de la propagande au nom de l'histoire ou de Dieu. Dieu n'appartient pas à ce Cheikh Clown et l'histoire algérienne n'appartient pas aux vétérans, ceux qui les représentent ou à leurs fils. Ce n'est pas d'un bain maure ou d'un taxi, mais d'un pays dont il s'agit là. C'est un signe grave que le film n'ait pas été discuté sur sa fiction, son message ou les destins de ses trois personnages, mais sur le fait qu'on filme l'alcool ou un cabaret. Bien sûr, aux premiers jours de l'indépendance on oublie vite que les vétérans ont été gratifiés de la propriété de presque tous les bars du pays. Mais cela, c'était avant le FIS et l'islamisme hormonal et le bigotisme. Car ce film met en lumière une chose horrible : l'alliance entre le Cheikh assis et le syndicat 54 est une réaction de propriétaires. Les uns s'estiment propriétaires d'Allah et les seconds de notre histoire. Du coup, toute fiction doit être documentaire, réalisme et hommage. Et tout ce qui n'est pas Errissala est une impiété. Le cheikh ânonnant est le pur produit d'une maladie nationale de déni, d'intégrisme et de dérive. Soit on accepte et il deviendra un jour président de ce pays avec Ennahar en gouvernement, soit on se défend. Autant pour les propriétaires des martyrs qui réagissent comme des colons quand on touche leurs fermes ou leurs souvenirs. Car nous sommes encore sous le statut du code indigène quand il s'agit de croyance ou d'histoire : il faut un laissez-passer, une fatwa ou une autorisation. Le film de Lyes Salem fera date. Car il entame, malgré lui, une libération de l'histoire comme champs de fiction. Il reprend l'histoire au nom du rêve. Il est de la fiction mais aussi du réalisme : les vétérans sont filmés comme des hommes, pas comme des Dieux en béton. L'épopée algérienne est une histoire humaine, pas une histoire céleste. L'histoire du Salut et de la liberté, de l'amour et de la passion, de la trahison et de l'errance. Des histoires d'hommes vivants. Les histoires que nous proposent les mercenaires des cimetières et le clown d'Allah ne sont pas belles, ni intéressantes. Ces gens là ne vous parlent que de mort, d'interdits et de sanctions. Ils ne protestent pas contre la corruption, l'image d'Oran à l'époque des walis prédateurs, ni de la saleté, ni de la misère. Libérons donc l'histoire. En l'imaginant. La conclusion : je suis Lyes Salem. Là où va son regard car il embellit.