Le cinéaste Lyès Salem est livré à un lynchage et à une campagne de haine en raison de son film El Wahrani, accusé d'avoir «terni» l'image des moujahidine. El Wahrani (L'Oranais), le dernier film du cinéaste franco-algérien Lyès Salem, fait l'objet, depuis plus d'un mois, d'une campagne sans précédent orchestrée par des associations proches du courant dit nationaliste et d'hommes de religion. Les attaques souvent haineuses, relayées par les réseaux sociaux et par une partie de la presse algérienne, ont pris une autre dimension vendredi soir à Oran. Des inconnus et d'anciens responsables du FLN et de l'Organisation des enfants de moudjahidine (ONEM) ont tenté de bloquer la projection du long métrage à la salle Essaâda, perturbant la séance à laquelle assistait le cinéaste et des comédiens. Ils reprochent au film de porter «atteinte» à la Guerre de Libération nationale et à l'honneur des anciens combattants. La cause ? Elle est simple : les frères de combat, dans l'histoire racontée par L'Oranais, se retrouvent souvent dans un bar pour discuter ou dans un cabaret où il y a une chanteuse. Certains n'ont même pas vu le film ! Fatwa cathodique Cette campagne de haine a été lancée par Chamseddine, qui se présente comme un homme de religion qui se fait appeler «El Djazaïri» et fait des fatwas sur la chaîne privée algérienne Ennahar sur tous les sujets, sous toutes les formes et à longueur d'année. Ce «mufti» de télé a qualifié la fiction de Lyès Salem de «film diabolique». «Que les habitants d'Oran m'écoutent et suivent ce que je dis. Ils doivent constituer un avocat et déposer plainte contre ce film. Un film qui montre les moudjahidine comme des combattants de jour et le soir passent la nuit dans un cabaret, dans le haram. Où est passée l'Organisation des moudjahidine ? Où est le ministre des Moudjahidine ? Où est la famille révolutionnaire ? Où sont les Oranais ? Où est le peuple algérien ? Ce film vise à casser l'image du moudjahid dans l'esprit de l'Algérien», a proclamé et tranché le mufti cathodique. Selon lui, le film est porteur d'insultes contre la religion islamique en raison d'un «gros mot» prononcé par l'un des comédiens. «Et ils nous disent que ce film va représenter l'Algérie dans les festivals internationaux. Ô ministre de la Culture (le ministre en exercice est pour lui un homme, ndlr) arrêtez cette mascarade. C'est une insulte au peuple algérien, aux moudjahidine, aux martyrs et à la famille révolutionnaire», a insisté Chamseddine, qui ne semble pas avoir vu le film, lui aussi. Son propos haineux ressemble à un appel au meurtre contre le jeune cinéaste. A deux reprises, Chamseddine a interpelé les Oranais pour les monter contre le film et ceux qui l'ont fait. Un «mufti» autoproclamé a-t-il le doit d'utiliser une télévision pour appeler au lynchage d'un cinéaste et juger une œuvre artistique ? Quelles sont donc les qualifications théologiques, universitaires, académiques, culturelles et scientifiques de Chamseddine «El Djazaïri» pour se prononcer sur un film ou toute autre œuvre de création littéraire ou artistique ? Le «prêche» de ce «mufti» est une incitation évidente à la haine et à la violence, sous couvert de religion et de «défense» des valeurs nationalistes. Laisser le dernier mot au public Samedi au Palais des expositions des Pins maritimes, au dernier jour du 19e Salon international du livre d'Alger (SILA), le ministre des Affaires religieuses, Mohamed Aïssa, avait été interpellé sur les appels à la haine lancés à la télévision en Algérie sous plusieurs formes. Sans répondre directement, le ministre a promis d'ouvrir un débat avec l'ensemble des journalistes sur cette question dans les prochaines semaines. Autrement dit, rien n'est prévu pour l'instant sur ce sujet, en l'absence d'une véritable autorité de régulation de l'audiovisuel. Ce dossier n'est-il prioritaire pour le ministère de la Communication ? Interrogée au SILA, Nadia Labidi, ministre de la Culture, a rejeté toute idée de censure ou d'interdiction du film L'Oranais. «Laissons le dernier mot au public. Le public est assez mûr pour pouvoir juger un film. Un film, après tout, exprime un point de vue. Il est tout à fait naturel qu'il y ait des réactions», a-t-elle déclaré. Selon elle, il n'existe pas de rapport entre la sortie de L'Oranais et la célébration du 60e anniversaire du déclenchement de la Guerre de Libération nationale. «Le débat doit être maintenu. Nous n'avons pas à interdire le film, même s'il peut exister des réserves. Nous ne sommes pas là pour censurer une œuvre de création artistique. Nous sommes là pour ouvrir la discussion. Qu'on permette à tout le monde de s'exprimer pour ou contre le film. Nous faisons confiance au public, aux jeunes, pour qu'ils disent ce qu'ils pensent de cette œuvre. La culture algérienne est cette muraille forte qui nous permet de recevoir des idées sans en avoir peur. La force de la culture vient de sa composante et de son identité. La protection ne peut pas venir de la censure. Au contraire !» a appuyé Nadia Labidi. Sur facebook et Twitter, le débat sur le film L'Oranais fait rage. «Que tous ceux qui sont pour le cinéma, pour que Lyès et d'autres travaillent sans être inquiétés, se manifestent», a posté le critique de cinéma Djamel Eddine Hazourli sur facebook. Lyès Salem, lui, semble avoir bien pris la chose, en homme ouvert au débat et à la discussion ; voilà ce qu'il a écrit sur son compte facebook après la projection chahutée d'Oran : «L'avant-première à Oran (salle Essaâda) a été un moment très important de ma vie. Il y a eu beaucoup de monde, la projection elle-même a été incroyablement «vivante», avec des spectateurs qui manifestaient leur indignation et le reste du public qui applaudissait pour témoigner son plaisir et sa volonté d'aller au bout de la projection. Beaucoup, aussi, ont fait part de leur questionnement sur l'image que le film allait véhiculer de la ville d'Oran et des Oranais. J'ai expliqué que le titre du film ne limitait pas le sujet ni son personnage à la ville d'Oran. Le film raconte l'histoire d'un groupe d'Algériens sur une trentaine d'années. Et j'ai tenté d'être le plus honnête possible dans mes choix de récit. J'ai choisi la fiction pour le faire, j'ai choisi d'inventer des personnages qui ne sont pas des personnalités existantes, mais qui peuvent, par moments, rappeler ou faire écho avec une réalité connue de tous. Mais plus nombreux, je crois, étaient les spectateurs qui semblaient avoir adhéré au film, l'avoir aimé et compris.» Il est connu que le cinéma n'écrit pas l'histoire, que la sacralisation des héros de la Guerre de Libération nationale ne doit pas interdire le débat et qu'un film n'est qu'une œuvre de création artistique exposée à la critique et aux différentes interprétations.