1ère partie Messali Hadj est l'une des figures les plus emblématiques du Maghreb du début du XX ème siècle. Ses mémoires, publiées dix années après sa mort en 1972, ont beaucoup aidé les chercheurs à cerner l'homme politique qu'il fut, depuis sa naissance jusqu'à sa maturité à la tête du puissant mouvement indépendantiste, le parti du peuple algérien. L'influence du milieu fut sans doute très importante dans l'émergence de cette personnalité politique qu'il nous paraît impossible d'enfermer dans la seule période qui concerne son séjour en France au contact de l'émigration et sa proximité des syndicalistes et de certains partis, dont le parti communiste français. Dans cette modeste étude, nous tenterons de repenser l'homme en tant qu'être social et aussi en tant qu'être politique en partant de la société labyrinthique où il a grandi et où ont vécu ses parents en essayant d'expliquer comment la pression de l'histoire témoigne de la façon dont le jeune « Hadji » (Messali) a pu s'inscrire dans les évènements de son temps. Hadji, qui avait très tôt ce côté adulte, était un militant associatif 'Jeune-Algérie''. Jeune, il manifestait une attirance particulière envers les musiciens et les poètes. Tlemcen, sa ville natale, est réputée pour sa forte sensibilité andalouse et par son patrimoine musical très riche fait d'une sédimentation de traditions et d'apports nouveaux, au cours des siècles. Sa jeunesse était partagée entre l'école, la zaouïa, les nadis et les sites enchanteurs d'al-Kalaa, al-Baal, les Cascades d'el-Ourit, des lieux du patrimoine mythologique de sa cité natale. C'est, cependant, en fréquentant les nadis, ces lieux de politisation où l'esprit national était en gestation, que le jeune Hadji va acquérir une idée positive de la patrie. Pour évoquer la contribution active de Messali Hadj à l'essor du mouvement national, nous ressentons dans notre démarche le besoin d'évoquer le rôle joué par certaines figures de pensée et d'action, mais également des évènements qui ont illuminé son parcours et des idées qu'ils ont fomentées dans son milieu natal. Son patronyme rattache sa famille à la grande tribu berbère des Massaesyles qui avait pour territoire la moitié occidentale de l'Algérie jusqu'à la Moulouya, d'où le nom de Messali ou Messahli. Sa mère appartenait à une famille de vieille citadinité, les Sari Hadjeddine. Son frère était oukil (gardien) du mausolée dédié à Abdelkader al-Djilani, à el-Eubbad. Ce dernier, tonnelier de métier, était cependant moins convaincu du combat que son frère cadet voulait engager car, estimait-il, point ne valait la peine « de lutter contre la France militaire, trop puissante ». Cette ville qui dans le passé a connu une brillante civilisation citadine a résisté à tant d'évènements dans son passé. Elle s'est alors dotée d'une consistance historique qui a forgé son identité berbéro-arabe et musulmane. Nous rappellerons son rôle dans la construction du socle maghrébin et le prix qu'elle a payé dans d'autres moments face aux ingérences mérinides, espagnoles, ottomanes Du fait de ces moments, sa société a forgé une manière de penser la liberté, l'amour de la patrie mais aussi, le Maghreb. A Tlemcen où il a grandi, Messali Hadj est très jeune très présent dans la vie de cette cité-carrefour qui fut durant des siècles à la croisée des grandes voies commerciales avec notamment l'Afrique et dont la population était réputée par son caractère essentiellement maghrébin avec également des strates d'apports consécutifs : andalous et ottomans. Rappelons aussi que cette ville était aux dernières marches septentrionales de l'empire ottoman, en bordure de la Méditerranée. L'éducation reçue à la zaouïa Derqaouiya - hibriya de Cheikh Yellès Chaouche dit Benyellès imprégna le jeune Massali Hadj des marques de la patrie, d'altérité humaine, de citoyenneté fondées en somme sur l'amour, le courage et la liberté avec insistance sur les bonnes mœurs. Fils d'un fellah adepte des zaouïas il connut de ce fait une expérience mystique dès son enfance. Dans toutes les zaouïas-écoles se mêlaient à la fois ferveur politique, désir ardent de foi et de culture. Déjà, en 1911, alors qu'il avait à peine treize ans il est apprenti-babouchier chez Larbi ben Mostéfa Tchouar (1848-1955), un ascète, ayant fait subir sur lui-même l'épreuve de la Mouraqaa, auteur aussi d'une première compilation de l'œuvre (poèmes et sapiences) du grand soufi andalou Abu Madyan Choaîb (1126-1197). Il est, là aussi, présent au sermon qui a fait courir tout Tlemcen, celui prononcé, un vendredi jour de prière, par le muphti de la grande mosquée, Djelloul Chalabi. Ce dernier en tant que référence religieuse décrétait du haut de sa chaire à la grande mosquée, religieusement licite la « Hidjra », le pays étant devenu, selon ses convictions religieuses, « une terre d'infidélité ». Peu de temps auparavant, le chef de la zaouïa fréquentée par Messali Hadj avait choisi lui aussi d'émigrer. Dans un article signé G. Sabatier publié dans le journal le Courrier de Tlemcen, du 06 décembre 1911, on lit : « Un groupe de Derqaoua, comprenant des « hadris » ou gens de la cité a quitté Tlemcen sous la conduite d'un chef religieux de l'ordre; mais ce groupe n'était composé que d'une trentaine de personnes ». Les migrations s'orientèrent pour la plupart vers la Syrie et la Turquie. Au milieu de ce monde en pleine effervescence où se posaient d'angoissantes questions, le jeune Hadji prit conscience de la réalité du problème de la colonisation. SOLIDARITE ET APPARTENANCE AU MAGHREB « Dans cette ville traditionaliste et moderne à la fois » (Ch. R. Ageron) qui reflétait déjà une mobilisation de l'opinion publique partagée entre d'une part les foqahas mobilisateurs et l'élite motivée. Au total 1200 personnes environ firent le choix politique et religieux de quitter la ville. En s'opposant à la conscription sans contrepoids nécessaire en droits, une partie de la population exprimait ainsi son refus à la politique coloniale d'exclusion manifestant en même temps son opposition à la pénétration française au Maroc. L'idée de solidarité et d'appartenance au Maghreb était encore fortement ancrée. Les échanges entre les pays maghrébins et arabes n'avaient point cessé et les contacts étaient maintenus par le biais de journaux pan-arabes lus avec ardeur par l'élite, et aussi par les visites nombreuses effectuées par des personnalités maghrébines et du monde musulman signalées dans de nombreux rapports de police établis au début du XXème siècle. Devenu cette figure du nationalisme algérien, à chaque séjour à Tlemcen Messali Hadj était très proche des aspirants ou « Mûrides » des zaouïas-écoles qui continuaient à entretenir vivante la flamme de la résistance, l'assurant de leurs premiers soutiens. Plus proche encore des milieux ouvriers en France, il gagnera plus d'ouverture en étant attentif au monde. Ses ambitions politiques pragmatiques étaient en fusion avec la voie (Târiqa). La pénétration des troupes françaises au Maroc avait certes mobilisé de nombreuses personnalités libres opposées à sa colonisation dont le réformiste Abdelkader Médjaoui, le juriste et politologue Bénali Fekar, les professeurs à la medersa de Tlemcen, Ghouti Bouali, Abdeslam Aboubekr Celles-ci comptèrent de nombreux séjours à Fès ayant fait partie des cercles de consultations très proches du roi Moulay al-Hafidh (1908-1912). Le combat contre la colonisation avait, certes, commencé dès cet instant à dégager son essence maghrébine. Rappelons qu'à Fès, la communauté algérienne des émigrés était de tous les temps administrée par un 'nâqib'' choisi parmi les 'Tlemçanis'' habitant cette vieille capitale idrisside. L'artisan babouchier chez qui le jeune Hadji fut placé par son père pour apprendre le métier, était un ascète connu pour son attitude intransigeante opposée à la «Hidjra», refusant, par là, de ses propres convictions, l'abandon du pays. Ce personnage emblématique, mort à un âge biblique, dépassant le siècle, rencontra plus de cinquante fois avec d'autres compagnons, le fondateur de la târiqa ou voie initiatique 'Hybria-derqaouiya'', Cheikh el-Habri (1821-1899), à Bani Znassen dans les montagnes du Rif (Maroc oriental). A propos de Larbi Tchouar, Messali écrit dans ses mémoires : «Il habitait notre quartier et mes parents m'avaient placé un temps chez lui pour apprendre le métier de babouchier. De haute stature, ce personnage, car c'en était un, était entièrement vêtu de blanc et coiffé d'un turban. Il avait l'air d'un khalife des premiers temps de l'Islam. Il était doux et généreux et on le considérait à Tlemcen comme un saint». La «Hidjra» fut sans doute, par son ampleur dans les cités en Algérie un des évènements politiques les plus importants, bouleversant la conscience populaire à l'orée du XXème siècle. Cet évènement politico-religieux eut pour conséquence le départ de dizaines des familles en exil vers les pays du Machrek, vers notamment, « Bilad es-Sham », (La grande Syrie) ou la Turquie. Les émigrés transitaient par les Bani-Znassan, le Rif et Nador vers les Iles Zaffarines (Capo de Agua), via Alexandrie. La traversée vers le Machrek durait plusieurs jours. Elle s'effectuait dans des conditions inhumaines dans les cales de bateaux à vapeur, non sans causer d'énormes pertes de vies. Les injustices et les inégalités, la conquête du Maroc à la base du projet colonial motivaient les aspirations violentes de la population au départ. Cet instant eut, certes, l'effet d'un grand choc. Il a ainsi mobilisé l'élite parmi les premiers éléments de l'intelligentsia algérienne moderne dont les frères Larbi et Bénali Fekar, le premier instituteur et fondateur à Oran de l'hebdomadaire Jeune-Algérien, arabe-français, El Misbah à Oran, en 1904 et cela, pour rompre avec le silence assourdissant de la presse coloniale dont le but n'était pas de défendre les indigènes; le second, juriste, économiste et politologue arabe le plus titré de son temps. Ces jeunes de la nouvelle élite parmi d'autres, à leur entrée dans la vie publique en Algérie, allaient signer l'acte de naissance du courant historique 'Jeune Algérie''. L'émergence de cette élite issue du monde des marges fut un moment crucial. Avec le rôle joué également par les mécènes, les initiatives se multiplièrent : création d'une imprimerie arabe, de bibliothèques, les 'Amis du livre'', de troupes musico-théatrales, d'associations de solidarité telle les ' amis de l'étudiant'' qui a fait bénéficier de nombreux jeunes de bourses pour des études supérieures, (voir Benyoussef, Abdessamad Bénabdellah...). Les grandes figures de l'art, de la littérature et de l'action politique tels Mohamed Dib, Abdelhalim Hemch, Bachir et Fethi Yellès, Mohamed Gnanèche, Abdelmadjiid Méziane, Mahmoud Agha Bouayad ont été le produit de la vie des nadis dont chacun se distinguait par sa coloration politique : 'Les Jeunes-Algériens'' (libéral), 'Saada'' (nationaliste) , 'Ittihad ' (progressiste)...La question de la reprise historique était déjà là dans ces nadis. Elle se posait, dès ce moment, en termes de prise de conscience pour des changements à opérer au sein de la société mais aussi d'exigences pour le droit et la liberté. Dans son cheminement, l'élite algérienne d'une manière générale a développé des expériences en construisant un large pan de la pensée algérienne moderne en cohérence avec l'identité et la personnalité. Avec un souci politique de l'acte, elle cherchait surtout à apporter des réponses aux problèmes de progrès. Pour elle il ne s'agissait pas seulement de renaissance 'Nahda'' acquise aux idées des grands réformateurs Djamaleddine al-Afghani (1838-1897) et Mohamed Abdou (1849-1905), mais surtout de modernité, synonyme d'ouverture à l'esprit de la science pour mettre fin à des siècles de sclérose intellectuelle, face aux facteurs d'inertie. Elle a tenté aussi de libérer la parole sur tous les sujets : les droits, les libertés, la religion, l'éducation. Les nadis, en faisant évoluer l'activité historique des 'Masriya'' et 'Doukkans' qui se prêtaient traditionnellement aux rencontres ont été les moments forts de cristallisation de la parole et des premières expériences politiques dans une dynamique corrélée d'évolution et d'adaptation au monde moderne. Avec le Rif, Tlemcen conservait des liens très anciens grâce au commerce. De nombreux commerçants rifains y possédaient des places à l'intérieur des fondouks d'où transitaient naguère leurs marchandises. Le père du chef rifain y faisait des séjours réguliers, entretenant des liens étroits avec les dépositaires de la place de négoce à la Kaïssariya. Avec la guerre du Rif, ils étaient nombreux à Tlemcen à se solidariser avec le combat mené par Abdelkrim, tels Abdelkrim Bouayad et les frères Bénaouda et Hadj Mokhtar Soulimane qui avaient créé un comité de soutien à la guerre du Rif. Les Djebalas du Rif avaient été eux aussi solidaires avec les Algériens durant leur lutte contre l'occupant sous la bannière de l'émir Abdelkader. Les étapes de cette guerre étaient suivies de très près par la population et la victoire d'Abdelkrim à la bataille d'Annoual en 1926 eut un retentissement psychologique et politique. Elle fut célébrée comme un grand évènement. Dans son gouvernement, le chef nationaliste et redoutable guerrier Abdelkrim al-Khattabi comptait même une poignée de personnalités originaires de Tlemcen de sa région qu'il connaissait déjà. A suivre... * Journaliste et auteur Secrétaire général du premier colloque international sur Messali Hadj organisé en 2000 sous l'égide du président de la République, Abdelaziz Bouteflika.