Suite et fin LE ROLE DES CERCLES OU NADIS Les premiers animateurs de ce cercle furent notamment des instituteurs, Mohamed Bouayad, Larbi et son frère cadet Bénali Fekar, Mohamed Bekhchi, Ghaouti Bouali et d'autres personnalités de la société civile dont également Mohamed Bendeddouche, Mohamed Ben Yadi, Mohamed Benturquia qui avaient déjà une participation active dans la vie de la cité. Le premier président de ce cercle était Mohamed Bouayad dont le jeune Hadji fut l'élève à l'école franco-arabe. Lui succéda en 1919 un autre instituteur, Mohamed Bekhchi. Le cercle a reçu la visite de nombreuses personnalités dont, en 1921, l'émir Khaled. Les adhérents du cercle « Jeunesse littéraire musulmane », accueillirent pour leur part le petit-fils de l'Emir au chant de « Hiyya bina nahyou l-watan » (Allons-en pour que vive la patrie), une réplique à l'hymne national français. La mémoire culturelle conservait encore ces poèmes patriotiques dits « Wataniyat », chantés dans les zaouïas, les écoles libres et, enfin, dans cercles ou « nadis », ces viviers du patriotisme, phénomène dont on pouvait tirer les leçons au lieu de les fermer, à l'indépendance au gré du parti pris unique opposé à la vision pluraliste. En raison de sa composante élitaire, le cercle était appelé ironiquement le « Sénat ». Il était composé d'honorables personnalités représentantes de la société traditionnelle de l'époque soupçonnées par les colons d'être en contact avec les propagandistes de la mouvance panislamique. Cette période a vu l'émergence d'une élite motivée et parfaitement engagée sur des questions brûlantes concernant la modernité comme facteur d'émancipation, de progrès et d'évolution. Ce premier frémissement inaugural d'une quête de modernité à forte vitalité politique sera accompagné de nombreuses initiatives en vue de la relance de l'art et de la culture. Contrairement aux traditionalistes, le souci de ces Jeunes de l'élite incarnant la nouvelle Algérie était le présent et l'avenir. L'effort tendant à renforcer l'identité sera motivé par le souci de ressusciter certaines traditions. Sur le plan religieux, les écoles libres donnaient libre cours à des séances réservées à la lecture des « louanges libératoires (Mounfaridja) ou à l'invocation du nom de Dieu, les commentaires de Sahih al-Boukhari, selon une vieille tradition pendant les mois de ramadan. A cet effort de relance, donnera l'exemple le maître de la chaire d'arabe, le grammairien à la medersa officielle, Ghaouti Bouali, artisan de la « Nahda » à Tlemcen et auteur de « Kachf al-kinaa aan alat samaâ », une étude consacrée à la musique arabe et andalouse et qui, en 1915, fonde la première troupe théâtrale à Tlemcen. A Oran où il était en poste en tant qu'instituteur, Larbi Fekar crée le premier journal Jeune-algérien, « al-Misbah », en 1904, un hebdomadaire bilingue luttant au sabre contre les colons. Sa ligne éditoriale lui vaudra d'être dissous une année après. Un mois avant sa fermeture, il provoquait en duel, annoncé en manchette dans son journal, un colon pamphlétaire qui avait osé l'injurier à cause de son origine arabe. Si Mohamed Fekar, père de Larbi et Bénali Fekar, un faqih, avait une situation sociale respectable qui reposait sur sa grande réputation d'homme de science et de connaissance, surtout dans le domaine de la jurisprudence musulmane. Au plan politique, c'est l'engagement de personnalités en vue, telles Bénali Fekar sur les sujets liés à l'assimilation, la conscription, l'instruction. Si M'hamed ben Rahal Nédromi, délégué financier qui fut le premier à remplir un rôle politique. Taleb Abdeslam, avocat et auteur d'un opus intitulé « Les ambitions algériennes et la question d'un parlement algérien », publié en 1919 proposant un système de self-gouvernance avec la participation à la fois des Algériens et des colons ...étaient des figures de proue de ce mouvement d'engagement. Bénali Fekar et Taleb Abdeslam sont, en 1911, à Paris, fondateurs de la première alliance franco-algérienne avec d'autres membres, parmi eux également l'avocat Mohamed Bouderba de Constantine, le romancier français Pierre Loti, le peintre Etienne Nasreddine Dinet A Constantinople où il s'est exilé avec son père, le professeur à la medersa franco-arabe Mohamed Méziane, crée dans cette ville le comité d'accueil des Algériens émigrés et participe, en 1917, au congrès des peuples sous domination coloniale tenu à Berlin. Ce protagoniste algérien sera signataire, avec le Tunisien Bach Hamba et Ahmed Biraz al-Djazaïri, de la pétition adressée au président Wilson des Etats-Unis et aux membres du congrès de Versailles réunis le 18 janvier 1919 à Paris avec la participation de trente-deux pays dont les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France pour ratifier la paix après la Première Guerre mondiale, dans laquelle il était question d'autodétermination du peuple algérien et tunisien, deux pays entrés très tôt dans l'histoire moderne du Maghreb. Dès la fin du XIXe siècle, l'effervescence politique, culturelle et religieuse est à son paroxysme. Elle est au rendez-vous prôné par l'élite du mouvement des Jeunes algériens créé dans le sillage des « Jeunes égyptiens » et des « Jeunes tunisiens », mouvement influencé par la Jeune Turquie qui signait le début de l'ère des réformes. Le mouvement des Jeunes algériens fut dynamisé avec le retour des nombreux exilés de la « hidjra ». Leur discours, favorable au progrès et à l'évolution dans tous les domaines, y compris celui de la femme, eut, certes, un impact très fort sur la population. En ce début de siècle, à côté des conservateurs et leur retranchement enfin, les modernistes et leur engagement en faveur du progrès par l'instruction, le courant réformiste inaugurait également dans cette ville un nouveau moment religieux. C'est une page nouvelle qui s'écrit avec des personnalités très en vue, telles Cheikh Abdelkrim Médjaoui, Ghaouti Bouali, Mohamed Bouayad, Cadi Choaib Aboubekr, Larbi et son frère Bénali Fekar, Cheikh Mohamed Bouaroug al-Azhari, Abdelkader Médjaoui, Abdelaziz Zenagui, Cheikh Mohamed Yellès Chaouche parmi les membres fondateurs de la Nahda à Tlemcen. D'une manière générale, l'instant des Jeunes algériens est confiné encore dans un angle mort de l'histoire moderne de l'Algérie. Leur pensée religieuse réformatrice contestant l'image d'un islam rétrograde en faveur d'un islam de civilisation dégagé de toutes les scories eut audience non seulement en Algérie, mais aussi dans le Maghreb, au Maroc et en Tunisie, notamment. Cheikh Abdelkrim Médjaoui s'affirma par ses idées réformatrices dont l'impact dans le milieu de la jeune élite marocaine de Fès, en tant que professeur à la medersa d'al-Qaraouyine, fut très important. De Tlemcen, où il occupa pendant près de vingt années le poste de « Cadi djamaa »ou cadi de la communauté, à Tanger puis enfin à Fès où il fut nommé cadi, puis professeur dans la prestigieuse medersa de la ville des Idrissides, il forma une pléiade de savants acquis aux idées réformistes : Mohamed Bensouda, Mohamed Guenoun, Ahmed Alaoui, Djaafar Kettani Il eut également pour disciple son fils Abdelkader Medjaoui (1848-1913) dont l'enseignement à Constantine profita aux membres de la première élite réformiste dont Hamdane Ounissi, Mohamed Bachtarzi, Mohamed Mouhoub, Cheikh Zekri, Abdelhamid Ben badis Fondateur du journal « Al Maghrib », il est également l'auteur d'un livre intitulé « Irchad âliba », publié au Caire et destiné à l'élite dans lequel il met en valeur ses qualités de pédagogue en faveur d'un enseignement moderne orienté vers un humanisme musulman purifié et pacifié. L'ENERGIE COMBATTIVE DE L'ELITE Dans son livre « L'intérieur du Maghreb », Jacques Berque évoque le souvenir de cet homme: « Le juriste Mohamed Abdelkrim al-Médjawi est né à Tlemcen en 1793-94. Il était pleinement adulte au moment de la chute d'Alger qui le trouva probablement cadi à Tlemcen A al-Qarawîyîn où il enseigna après un séjour à Tanger en tant que cadi, il eut pour élève le grand aalim Ja'afar el-Kettani Il mourut en 1849-50. Mais son fils, lui, revient à Constantine puis à Alger où il finira pacifiquement professeur à la medersa de Sidi Abd al-Rahmâm al-Tha'alibi ». A propos d'Abdelkader al-Midjawi, le professeur Mostefa Lacheraf écrit, pour sa part, dans son livre « Des noms et des lieux » : « (Il) mena une vie militante et professorale digne d'intérêt, parfois mouvementée et toujours exemplaire, du double point de vue de la science et de la politique de l'identité nationale ». A Tlemcen, la jeunesse de Messali Hadj s'est mêlée à d'autres icônes de la pensée réformiste, voir l'azharien Cheikh Mohamed Bouaroug et Cadi Choaïb Aboubekr, tous les deux fondateurs d'écoles libres, la première installée à la vieille mosquée de Sidi al-Djabbar et l'autre, appelée mosquée du cadi, léguée habous par le savant la destinant à l'enseignement du Coran et à la prière. Cadi Choaïb, un maître d'école, membre du Madjlis al-Ilmi de Tlemcen accueillit en 1919, Cheikh Abdelhamid Ben Badis, futur président de l'association des Ulémas algériens à qui il décerna licence (Taqrîd) reconnaissant dans un texte en prose rimée, selon la tradition, son autorité religieuse en matière de l'enseignement du «fiqh ». La création de l'association des Ulémas algériens sur la lancée de la Nahda (Renaissance) suscita à Tlemcen la réplique des savants conservateurs, de culture religieuse spécifique à l'aune des courants andalo-maghrébins de la pensée soufie des grands maîtres Abou Madyan Choaîb, Mahieddine ibn Arabi, Abdeslam ibn Machich les « Ahl Sounna oua-l-djamaa » (Gens de la sounna et de la Communauté) qui s'opposèrent « au monopole des Oulémas de l'A.O.A sur la religion », justifiaient-ils leur position. A partir des années « 30 » s'affrontèrent les partisans de l'islam réformateur et les zaouïas conservatrices de la mémoire religieuse dans un paysage religieux très ancré dans le Maghreb et qui mérite encore une lecture plus approfondie. Le jeune « Hadji », avec une foi nationaliste inébranlable, affronta les moments difficiles. Sa culture politique émanait du milieu réel dans lequel il a vécu et dont il ne s'est jamais détaché ; ce qui explique ses attaches profondes avec le terroir algérien façonné par l'histoire, la culture et les résistances. C'est au cours de son exil à Genève qu'il rencontre Chakib Arslan (1869-1946) auprès duquel il a entamé sa cure d'engagement nationaliste arabe. La zaouïa, les nadis ou cercles, la hidjra, la guerre du Rif font partie du cheminement politique de Messali Hadj devenu suite à la création de l'Etoile nord-africaine (E.N.A) en 1926 une grande figure du maghrébinisme contemporain. En évoluant politiquement en France dans les milieux des travailleurs émigrés, Messali Hadj n'est pas resté dans le conformisme politique « jeune-algérien ». A rebours des idées qu'il a reçues, le fondateur du parti du peuple algérien (P.P.A) en 1937 et de l'organisation secrète (O.S) imposera son autre regard sur la colonisation en accordant la suprématie de la cause nationale pour la liberté. Le père de l'indépendance de l'Algérie, dérangeant encore jusqu'à aujourd'hui, a ainsi payé cher sa résistance, et cela au prix de résidences surveillées, d'incarcération à la Santé de Paris, Serkadji, el-Harrach, Lambèze, prison militaire d'Alger, de condamnation à seize ans de travaux forcés avec confiscation des ses biens, de déportation au bagne de Bakouma au CongoBrazzaville, Aïn Salah, d'internements à Belle-Île sur mer Il restera cet éternel exilé. Au-delà de ses sacrifices et de son rôle en faveur de l'indépendance, il aura historiquement à son avantage la conception du drapeau avec ses cocardes symboliques, le croissant et l'étoile, le vert de l'identité et le blanc de l'unité. Messali, figure marquante de l'histoire de l'indépendance en Algérie, fait partie des monuments qu'on abat souvent dans leurs propres pays. Ce pionnier, élevé par le peuple au rang de zaïm, a fini sa vie à l'abri de la gloire. Son destin sera celui d'un éternel exilé. Pour ses funérailles, son corps sera rapatrié trois jours après sa mort, le 3 juin 1974, à Gouvieux dans l'Oise, près de Paris, accompagné d'un passeport réservé aux apatrides. Une manière de tuer le père du nationalisme algérien et maghrébin. C'est ainsi, il paiera cher son différend avec le F.L.N pour la direction de la lutte armée durant la révolution. Sa dépouille fut, au-delà de l'ingratitude officielle, suivie par une foule dense venue de partout de toutes les régions du pays dont ses anciens avocats, des militants nationalistes tunisiens et marocains Les éloges funèbres prononcées évoqueront son patriotisme sans failles au prix de sacrifices pour le pays et son soutien, jusqu'à la fin de sa vie, à la cause aussi des indépendances des pays sous domination, dont la Palestine. Aucune mise en scène ne pourra cependant reproduire les funérailles si grandioses réservées à ce grand soldat de l'indépendance de l'Algérie parmi les plus engagés de sa génération, mort en exil et enterré au carré familial des Messali au cimetière de Cheikh Sanoussi à Tlemcen. * Journaliste et auteur Secrétaire général du premier colloque international sur Messali Hadj organisé en 2000 sous l'égide du président de la République, Abdelaziz Bouteflika.