En simplifiant beaucoup, la thèse sur laquelle s'appuiera notre raisonnement sera la suivante : en même temps que leur unité, la dualité de la force et de la loi sont soigneusement maintenues pour rendre le pouvoir insaisissable, de sorte que la force ne restera pas, ne reviendra pas à la loi mais décidera d'elle et de son application. Il n'y a pas d'objectivation de la loi, d'autonomisation de la loi ; la force fait loi et tous ne sont pas égaux devant la loi[1]. Une ligne de démarcation se dessine alors entre ceux qui servent la force (et la loi) de ceux qui, en ne se mettant pas à son service, ne peuvent que l'obstruer. Il faut entendre ici par force non pas la force en général ou la simple force brute, mais cette force qui, ayant triomphé du colonialisme, prétend toujours s'identifier à la loi et en être le principe. Du côté du pouvoir exécutif[2], pratiquement la loi est conçue comme une concrétion de la volonté gouvernementale, un outil, une mise en cohérence de l'action du gouvernement. De ce point de vue, la loi ne peut limiter le pouvoir, encore moins s'y opposer. L'exécutif apporte la loi au parlement, les autorités décident de son application ou de sa suspension. Le législatif est un prolongement de l'exécutif, le législateur est celui de l'exécutif. La loi change avec les objectifs du gouvernement. Elle soumet la cohérence de l'activité du gouvernement mais pas ses objectifs précis. Elle organise de manière interne l'action du gouvernement, elle aide à l'automatisation de son activité sans jamais prétendre à la systématicité. Aux niveaux « souverains » de l'exécutif (wali, procureur général, chef de région militaire et échelons supérieurs) il faut constamment arbitrer quand à l'intérêt de l'application de la loi, quant à l'adéquation de l'intention du « législateur » et des effets de son application. Quand la confrontation avec le réel produit des effets inattendus l'application de la loi peut être suspendue. Du côté de la société, relevons d'abord que celle-ci n'est considérée que comme le milieu dans lequel s'exerce le pouvoir exécutif. Le poids relatif de la société et du pouvoir exécutif quant à la production de richesses, quant aux rapports de dépendance, font que l'un est considéré comme agent et l'autre comme patient. La loi aura ainsi tendance à soumettre l'activité de l'une à l'activité de l'autre. Elle veillera à ce que l'action de la société ne puisse pas s'opposer à l'action du gouvernement. Ici aussi quand la loi ne servira pas l'exercice du pouvoir, quand elle rencontrera une difficulté qu'elle n'avait pas prévue, son application pourra être suspendue, l'autorité publique ayant la possibilité de surseoir à l'exécution de la mesure ou à l'exécution de la décision de justice. La loi n'est pas omnisciente, ni le pouvoir omnipotent, même confondus. La loi n'étant pas conçue ici comme un instrument de régulation de l'activité sociale, comme des procédures de résolution des conflits entre parties égales, elle sera séparée de la force, de sorte que sa promulgation et son application se révèleront comme le moyen d'empêcher la société de se faire justice par elle-même ou par le droit. Auss, le procureur de la république, en refusant à la loi la force publique, peut-il interrompre le cours de la justice et empêcher la société de se faire justice par elle-même ou par le droit. L'usage de la force publique obéissant à des évaluations autres que juridiques. Si la force ne permet pas à la loi de se séparer, il ne faut pas s'étonner que le pouvoir ne consente pas à ce que les droits se détachent de lui. Ils font partie du pouvoir et ne peuvent se constituer en partie indépendante. Il leur refuse l'autonomie. L'action sociale, l'initiative individuelle sont donc régulièrement soumises à l'évaluation (formelle et) informelle du pouvoir. Elle ne dispose pas d'un champ organisé par la loi qui puisse l'évaluer indépendamment de la force qui a rendu son existence possible. Cette dialectique de la force et de la loi s'explique par l'attachement du pouvoir à ne pas se départir de la loi, à ne reconnaître de légitimité qu'à sa loi. Il s'oppose à l'autonomisation de la loi, une loi qui pourrait l'entraver, le limiter ou être utilisée contre lui. Tout comme il ne croit pas en la main invisible du marché et à l'autonomie des mécanismes marchands, il ne croit pas en l'autonomie de la loi, que cela soit par rapport à lui-même ou par rapport à la main de l'étranger. Ici la main de l'étranger dispose depuis longtemps d'une plus grande réalité, d'un plus grand poids que la volonté sociale. La victoire de la volonté populaire sur la main de l'étranger lors de la guerre d'indépendance n'a pas été considérée comme définitive, la confiance en la société n'a pas été renouvelée, n'a pas été approfondie. Le pouvoir exécutif ne croit donc pas en la société de laquelle la loi pourrait procéder. Cette société qui n'a pu se libérer qu'après plus d'un siècle de colonisation, dont la dépendance vis-à-vis de ses hydrocarbures est extrême et de qui le modernisme du pouvoir a enlevé la possibilité de compter sur son auto-organisation pour se soustraire à l'influence et à l'action des mains étrangères. Car là est bien l'erreur stratégique commise par la force triomphante à la libération : pour que la force gagne en puissance, elle a besoin d'être saisissable, mesurable mais impénétrable. Elle doit diversifier ses armes, différencier son capital et faire en sorte que leurs noyaux ne soient pas délocalisables. Lors de la guerre de libération, l'armée de libération aimait à se représenter dans la société, à la manière vietnamienne et chinoise, comme un poisson dans l'eau. Le milieu pour nourrir sa puissance devait à la libération s'enrichir. L'eau devait se transformer en territoires au développement socialement maîtrisé. Au lieu d'enrichir le milieu et d'y accroître sa mobilité, elle a accru son désordre en se posant en force extérieure, dépendante de ressources extérieures non renouvelables. On peut maintenant s'interroger sur l'impuissance du pouvoir à Ghardaïa. Quels sont ses instruments de gouvernement de la société ? On peut en décliner quatre d'importants : la répression, le cantonnement, la clientélisation et l'instrumentalisation[3]. Si tels sont les instruments, on comprend que les interventions du gouvernement dans un milieu insatisfait de sa gestion, ne peuvent être que de l'ordre de la répression et du cantonnement. Cependant dans un environnement international prompt à réduire le pouvoir de négociation des Etats les plus faibles, pour réduire les coûts de son administration, la répression ne peut s'exprimer indépendamment des menaces sur leurs intérêts. La contestation ayant compris cela, elle pourra faire dans la surenchère et la provocation. Nous aurons donc d'un côté provocation à la faute, de l'autre répression dissimulée mettant en action des clients aux frontières de la légalité. Le pouvoir ne pourra mettre fin au conflit entre les parties concernées puisqu'il ne peut accepter qu'elles se soumettent à un droit qui les soustrairait à son influence. Tout comme il ne peut accepter que la loi puisse s'exercer de manière indépendante, il ne peut accepter que la société n'en vienne à régler ses problèmes par elle-même, au moyen du droit, en se soumettant à une loi qu'elle aurait choisie pour régulariser son activité et procéder à la résolution pacifique de ses conflits. Pour que les rapports entre les parties en conflit puissent se stabiliser, se soumettre à des règles, il faudrait que la force publique accepte elle-même de stabiliser ses rapports aux parties en conflit, qu'elle puisse elle-même se soumettre à une loi commune. Autrement, l'instabilité ne pourra que régner dans les rapports entre les parties en conflit et les objectifs de paix civile du gouvernement de plus en plus difficiles à atteindre avec la réduction de ses ressources, de ses capacités de cantonnement, de clientélisation et d'instrumentalisation. Pour que le pouvoir puisse donc mettre fin aux conflits sociaux, il faut qu'il accepte de se considérer comme une partie prenante de la sécurité publique et non comme un juge et une partie. L'intervention du pouvoir a déconnecté les dynamiques de deux communautés qui fonctionnaient en symbiose avant que le pouvoir ne devienne un acteur dominant du champ social et économique. Dans le passé, lorsque n'interférait pas un pouvoir extérieur dans leurs relations, les parties évoluaient ensemble, dans le conflit et la paix, relativement l'une à l'autre. Dans le respect de leurs différences, dans leur volonté de coexistence pacifique, elles avaient élaboré des traités[4] pour faire succéder la paix aux conflits. Avec ce nouvel acteur que fut l'Etat entrepreneur, son poids et son action dans le milieu social, les dynamiques des deux milieux se séparèrent[5]. D'où le ressentiment de la communauté malékite, commun chez les communautés arabophones qui se considèrent souvent comme trahies par le sort. Elles qui furent élevées par la langue et la religion, sont piétinées par la vie. Et c'est précisément parce que le pouvoir refuse de se séparer de la loi, de constituer une partie prenante (monopole de la violence consacrée à la défense de la loi), que la loi ne pouvant se détacher de la force dominante et s'attacher à la défense de la paix sociale, sera appelée par d'autres forces qui se considèrent plus légitimes pour l'en séparer. En empêchant la société de régler ses problèmes pour préserver sa clientèle et contenir toute force autonome, le pouvoir fléchissant attire des entrepreneurs de violence pour lui disputer le monopole des ressources et de la violence et suscite d'autres unités légitimes de la loi et de la force. L'intervention de l'armée peut avoir deux objectifs que n'ont pas saisis les commentateurs trop tenus par leurs fixations. Elle ne peut pas rétablir l'ordre à Ghardaïa, comme cela a été souligné, car elle ne sait pas le faire. C'est pourquoi d'autres le feront sous sa direction pour elle, si elle peut empêcher des forces extérieures aux parties prenantes d'interférer dans le conflit. Que celles-ci soient nationales ou internationales. Ce que ne pouvaient plus faire apparemment les forces de sécurité impliquées antérieurement. La manière dont la police a été neutralisée avec le mouvement de protestation des policiers en octobre 2014 est significative. Si la police ne pouvait être tenue pour pleinement responsable des actes commis en son nom, il faut bien que quelqu'un ait laissé faire et que quelqu'un puisse les assumer si l'on devait réellement aboutir à un compromis. Et si ce n'est pas la plus haute hiérarchie de l'armée avec sa branche renseignement, qui pourrait rétablir l'unité de décision et d'action du corps militaire et paramilitaire ? Ce qu'elle ne sait donc pas faire c'est rétablir l'ordre et au-delà accorder les parties prenantes en conflit. Mais comme elle peut contribuer à clarifier la qualité des parties prenantes au conflit, elle peut aussi inviter, à la demande des parties prenantes, des parties externes qui pourraient les aider à s'accorder. C'est la première chose qu'elle peut faire avec l'aide des autres, si elle se fixe un second objectif. Tout compte fait, la situation à Ghardaïa échappant au contrôle de la police et de la gendarmerie, seule l'armée pouvait en avoir la mesure. Reprendre la situation en main, c'est en disposant des données, en se donnant les moyens de résoudre un problème, se mettre en mesure de lui trouver une solution. La solution elle-même dépendra de l'aptitude et de la volonté de toutes les parties prenantes au problème et à la solution. Elle sera difficile car la situation a tellement été compliquée par l'histoire et le développement urbain, mais son chemin de résolution est beaucoup plus clair : il faudra aider la société à se gouverner, à construire un état de droit par lequel elle acceptera de se faire justice de manière convenue[6]. Ce droit-là, nous pouvons lui faire confiance, de production autochtone, ne pourra être un champ familier pour les mains étrangères. Ghardaïa pourrait alors être considérée comme l'antichambre de la démocratie en Algérie. Car l'implication de la société ne sera pas simplement électorale. Elle sera, dans ses différentes composantes, partie prenante de la construction du consensus qui présidera à la restauration de la paix civile, si l'armée veut bien se considérer comme l'une d'entre elles et non une partie surplombante. Car la stabilisation des rapports entre les communautés ne pourra avoir lieu sans une stabilisation de leurs rapports avec l'institution centrale de sécurité. L'intérêt de son corps et celui de la sécurité nationale, qu'elle représente, pouvant être explicitement défendus et associés à ceux des populations locales, un contrat pourra alors être établi. C'est-là le second objectif que l'armée est seule en mesure de fixer puisqu'il la concerne : se constituer en une partie prenante, centrale certes mais une partie seulement, de la sécurité de la région et du pays. Voilà pourquoi, devant un tel enjeu, il fallait l'intervention de l'armée de sorte que soient impliquées et que puissent s'accorder l'ensemble des parties prenantes de la sécurité. * Enseignant chercheur, faculté des sciences économiques, université Ferhat Abbas - Sétif. Député du Front des Forces socialistes, Bejaia. Notes: [1] On peut se demander si l'opposition entre le khabîth (le collaborateur) et le moudjahid (le révolutionnaire) n'a pas miné l'égalité entre les Algériens dès l'indépendance du fait que la justice n'ait pas remis les compteurs à zéro. Les comptes n'ayant pu être soldés, l'égalité des citoyens n'a pu être instaurée. En Afrique du Sud, au contraire, à la fin de l'Apartheid, des efforts importants ont été faits pour désactiver l'ancienne opposition raciste entre blancs et noirs. [2] Quand je parlerai de pouvoir indistinctement, je l'associerai à la force précitée et j'entendrai pouvoir exécutif. Celui-ci comprenant des parties autant formelles qu'informelles, symboliques que matérielles. [3] A la question : « Comment réunir l'ensemble des parties prenantes d'un conflit, y compris les acteurs de la société civile, dans des Etats où l'idée de nation est peu répandue à cause des rivalités ethniques ou l'objet de discours nationalistes dangereux», Bertrand Badie répondait : « Vous avez bien raison, et vous mettez le doigt sur l'une des variables explicatives les plus conséquentes : le défaut, tout simplement, de contrat social. Pour qu'un contrat social puisse se construire et aboutir à un sentiment de même appartenance à une communauté politique, il ne faut pas tant chercher du côté d'une quelconque «solidarité nationale» innée. Celle-ci n'existe pas et se construit au fil du temps : d'où l'importance d'un minimum d'intégration sociale, c'est-à-dire d'un accès de chacun aux biens collectifs, d'où aussi le rôle du respect mutuel, de l'acceptation de l'autre et du désir de coexistence, d'où enfin, et peut-être surtout, le poids déterminant des institutions acceptées comme règle du jeu commune. C'est tout ce qui manque à la plupart des Etats africains d'aujourd'hui, bloqués dans leur construction par deux jeux pervers : celui des solidarités verticales nourries par le clientélisme, et qui confond allégeance citoyenne avec capacité de se débrouiller pour accéder aux lieux de décision. Celui aussi d'une tentation récurrente de reconstituer des sociétés guerrières avec leur économie, et donc leurs rétributions par lesquelles, en fait, l'individu conçoit sa survie à travers la banalisation d'un Etat de nature pré- hobbesien (ce que le philosophe anglais Hobbes envisa geait comme Etat précédant le pacte social) ». in 'Plus on fera la guerre en Afrique, plus on la transformera en société guerrière''. http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/03/21/plus-on-fera-la-guerre-en-afrique-plus-on-la-transformera-en-societe-guerriere_1852240_3232.html [4] Les berbères-mozabites et les arabophones du Mzab ont toujours fonctionné en harmonie grâce à des pactes de partenariats économiques, sécuritaires et sociaux. In « Le Mzab en deuil: Manifeste pour la paix » par Dr. Brahim Benyoucef 27 déc. 2013 http ://www .lejeunemusulman.net/p=1228 El Watan, 11 janvier 2014. http://www.algeria-watch.org/fr/article/tribune/mzab_manifeste_paix.htm. Ils ont pu s'entendre grâce à de bonnes médiations civiles. Voir l'entretien avec Slimane Hakkoum : «Les efforts de la société civile ont été anéantis par l'indifférence de l'Etat» http://www.elwatan.com/actualite/les-efforts-de-la-societe-civile-ont-ete-aneantis-par-l-indifference-de-l-etat-11-07-2015-299416_109.php [5] On peut reprendre l'analyse développée par Sofiane Djilali et Jil Jadid, quant aux causes sociologique et socio-économique qui sont à la base de la mésentente entre les deux communautés mozabites et malékites : « Ce que le Mozabite perdait en liberté individuelle il le gagnait en sécurité dans le groupe. Ce que le Chaambi ou l'Arabe gagnait en liberté individuelle le perdait en solidarité du groupe. Le temps ayant fait son œuvre, les uns ont construit une relative prospérité grâce à l'effet de groupe, les autres se retrouvent souvent démunis avec une jeunesse sans réelle prise en charge. Les différences socio-économiques se sont aggravées sur une réalité sociologique. Le ressentiment et les tensions prenaient forme. » http://www.lematindz.net/news/13292-quelles-solutions-pour-le-mzab.html [6] Et l'organisation communautaire, si l'on veut bien l'admettre, sera ici moins facteur handicapant qu'un facteur facilitant.