Dans une édition antérieure (le Quotidien d'Oran, 27 janvier 2015 : « la vie religieuse prise en étau entre l'Etat, l'élite protéiforme et les nouveaux prédicateurs »), j'avais relaté le contexte de surenchère religieuse d'obédience wahhabite qui se donne à voir depuis ces dernières décennies dans notre pays et dans une certaine mesure à l'échelle du Maghreb. Cette analyse consistait à réhabiliter un patrimoine culturel immatériel plurimillénaire qui a accompagné toute les civilisations passées et sans doute présentes. (1ère Partie) La vie musulmane au Maghreb depuis son instauration au 7ème siècle de l'ère chrétienne, n'a été en rien amoindrie par les pratiques syncrétiques qui, comme dans toutes les grandes civilisations du monde, ont constitué la syntaxe culturelle et cultuelle grâce à laquelle les peuples ont survécu aux contingences de l'histoire, quelquefois aux agressions du Prince, bref aux vicissitudes terrestres. J'avais alors proposé de reprendre ce débat autour des croyances populaires et de leurs déclinaisons culturelles. D'une manière générale, il s'agit d'organiser cette réflexion autour d'un concept fourre-tout, mais cependant justiciable d'une grande précision, à savoir le concept de « Mythe » à la fois comme production symbolique, forme de sociabilité et grammaire de fonctionnement institutionnel de nos sociétés, celles d'hier comme celles d'aujourd'hui. Cette réflexion a été le fruit d'une monographie réalisée à la veille de la décennie noire. Je l'ai certes actualisée mais sur l'essentiel rien de fondamental n'est venu invalider les tendances lourdes de nos pratiques et de nos imaginaires. Les sources sur lesquelles je me suis appuyé sont majoritairement puisées dans l'historiographie orientaliste qui n'a pas été relayée malheureusement depuis par les générations de la deuxième moitié du 20ème siècle. Quelques enquêtes personnelles sont localisées dans l'ouest du pays, notamment à Tlemcen sans que cela affecte le caractère représentatif du sujet étudié ici. Entre autres objectifs, la rubrique culturelle d'un quotidien comme celui-ci permettant de compenser le vide sidéral que constitue tant l'accès aux livres (notamment en sciences humaines) que leur disponibilité sur le marché national, je me réjouis d'exploiter ce créneau en attendant des jours meilleurs. MYTHES ET CATHARSIS «Interroge ceux des générations passées : Sois attentif à l'expérience de leurs pères, Car nous sommes d'hier et nous ne savons rien» Job, VIII, 8, 9. Qu'est-ce qu'un « mythe», aujourd'hui? Il fut un temps où on pouvait allègrement dénombrer ou classer les mythes que l'investigateur moderne rencontrait chez les peuples «primitifs ». Mais cela dénotait une attitude normative plus ou moins implicite: c'était l'ère du positivisme, du scientisme et de l'évolutionnisme dont les ramifications présentes ne sont d'ailleurs pas tout à fait éteintes. Depuis les dernières décennies, on a alors évoqué d'autres mythes: le mythe du «progrès» le mythe du « développement» (d'Astruy). Si un tel constat devrait conduire alors à moins de présomptions rationalistes, dans l'interprétation des mythes et que, comme l'a si bien montré Bourdieu à propos de la Kabylie (« Le sens pratique »), un mythe en vaut ou en chasse un autre, il reste qu'il ne saurait y avoir d'autre interprétation que celle qui procède d'un présupposé (quel qu'il soit) ou d'une cosmogonie à laquelle l'investigateur se trouve «mythiquement» rattaché. Conscient de ce risque, celui-ci n'aurait alors pour seule alternative que de procéder à une étude purement descriptive du problème des mythes. Il semble que pour échapper à ce dilemme philosophique, la façon la plus originale de traiter de la mythologie populaire réside dans ses fonctions cathartiques, c'est-à-dire créatives et émotives, et dans ses significations éminemment sociales. Si le mythe peut être considéré comme un « inconscient collectif », il n'en a pas moins servi de cadre socioculturel à l'édification de riches civilisations tant sur le plan spirituel qu'architectural. Des formes de démocratie enviables ont été bâties en son nom, sans parler des révolutions sociales voire scientifiques et techniques. C'est au nom d'un mythe millénaire que dans l'ancienne médina de Tlemcen le respect du « voisinage» était érigé - jusqu'à une époque contemporaine- en indivision communautaire: dans certains quartiers populaires, on voit encore, flanqué à l'entrée de quelques maisons, un «rûa », sorte d'écurie pour y attacher la mule du propriétaire-cultivateur. Quand celui-ci arrivait des champs, il procédait, du début de la ruelle où il était domicilié jusqu'à sa fin à la distribution rituelle des agrumes ou fruits du jour au profit des voisins non terriens. De même, l'huile et le lait étaient exclus de la vente, parce qu'ils avaient une valeur symbolique. Dans ces quartiers, il y avait une confusion entre l'espace familial et l'espace communautaire de la « hawma » (quartier de petite dimension). Un commerçant du quartier de Bab-Ali, ruiné à la fin du19ème siècle, et contraint de vendre sa maison, refusa de traiter avec un quidam qui se faisait fort de payer plus cher que la somme exigée. Le motif en est que le propriétaire ne voulait pas infliger à ses « voisins» l'intrusion d'un indésirable, et ce au nom d'un principe éthique et mythique à la fois : la peur que l'esprit des voisins ne le poursuive dans sa nouvelle demeure, ou que, en occupant une autre maison plus tard, il n'en vienne à se trouver au milieu de voisins indésirables. Cette solidarité de quartier a fait dire à Jaques Berque (« Le Maghreb entre-deux guerres») : «Le quartier, c'est ce qui vous protège du monstre ». Le monstre, c'était l'intrus, quelle qu'en soit l'origine, et cet esprit de corps à base territoriale a fait de ces quartiers les premiers bastions corporatistes lorsque les confréries religieuses devaient se défendre contre le despotisme des beys turcs ; ils ont servi aussi de cadre naturel aux premières cellules des partis nationalistes des années 40, moment où la présence française en Algérie commençait à être sérieusement contestée. UN PROBLEME DE DEFINITION Cependant, si le mythe a été souvent décrit comme le garde-fou de la conscience populaire, il ne faut pas non plus verser dans un autre mythe à la mode aujourd'hui : celui de l'idéalisme mythologique. Car les mythes ont pris historiquement au Maghreb en général (qui sur ce thème reste indivisible) les significations les plus diverses, et ont servi les causes les plus contradictoires. Dire que le mythe est de nature versatile en ce sens qu'il a fonctionné successivement ou simultanément au profit de groupes sociaux à la fois divers et opposés n'est pas cependant suffisant. Dire que le mythe n'a pas toujours servi le même camp est, certes, une constante historique millénaire au Maghreb, et à la limite, un simple constat de fait. Il convient toutefois d'expliquer ce phénomène de façon un peu plus précise si l'on veut connaître le soubassement profond de toutes les formes de syncrétisme culturel et religieux qui ont pu marquer cette région. Il convient, dans ce cas, de proposer une définition, fût-elle sommaire, de trois notions interdépendantes : les mythes, les croyances, les rites. Le mythe constitue un cadre socioculturel de vaste diamètre (le bassin méditerranéen, par exemple) et offre une grande résistance au changement historique. S'il survit aux hommes et aux institutions, il n'a pas de contenu discursif, c'est-à-dire qu'il échappe à la conscience claire des peuples qui agissent en son nom. Parce que non discursif et parce qu'immanent au temps, le mythe constitue un champ culturel «vacant» justiciable de multiples significations et pouvant appartenir à des cultures et à des systèmes politiques différents. D'autre part, les croyances s'alimentent communément des mythes, mais s'expriment dans le jargon populaire. Elles sont la culture d'un peuple et leur transmission orale (sous forme de contes, légendes, jeux villageois, chorégraphiques, dictons, etc.) a permis à cette culture de survivre. Cependant, les croyances ont un rayonnement plus restreint que le mythe: elles ont une portée nationale, voire régionale. Enfin le rite, c'est ce qui reste quand le mythe s'est dissous, quand les croyances ont disparu de la mémoire collective. Dans la plupart des cas, en Algérie, on se prête à un acte rituel sans savoir pourquoi. Les pratiques rituelles, quand elles existent, constituent un test de validation des croyances populaires. Celles-ci s'expriment alors sous des codes gestuels ou liturgiques qui s'intègrent à la vie quotidienne et qui sont le plus souvent banalisés au point où certains rites perdent de leur signification mystique originelle. Mais, ne nous y trompons pas, quelle que soit leur valeur symbolique consciemment ressentie par les personnes concernées, les rites constituent un noyau dur, parce qu'ils restent une « balise» pour la vie d'un être. En dehors des pratiques rituelles qui entrent dans le domaine de la « représentation» (quasi théâtrale) et qui mettent en place tout un protocole et des effectifs importants, il est des rites difficiles à cerner, parce qu'ils entrent dans l'intimité des foyers, voire même des individus. Un geste tout à fait anodin, même inconscient peut avoir une valeur de rite, et nous savons depuis Marcel Mauss que de simples «techniques du corps» incorporent une part de rite ou d'institution non négligeable. Il a fallu vingt ans pour que je comprenne pourquoi ma mère, chaque fois que je quittais la maison pour un voyage, jetait de l'eau derrière moi: après m'en être rendu compte et en avoir posé la question, j'ai su alors que c'était pour me préserver des risques d'accident, ou de mauvaises rencontres. Enfin, si tout ce fonds culturel populaire s'exprime différemment, et que certains rites ont été «canonisés» par des comportements ou des discours modernisants (le récit de grand-mère est remplacé par le feuilleton de télévision), cela ne veut pas dire que ce fonds est égal à lui-même. Car l'espace social et institutionnel des mythes, des croyances et des folklores au Maghreb se réduit considérablement, et leur dépistage est variable suivant les régions, voire les générations au sein du même groupe (coexistence d'univers mythiques différenciés, voire conflictuels). Tout cela suppose, si on veut actualiser l'information sur ce thème, une couverture monographique de tout le pays, ce qui, bien entendu, est au-dessus de mes forces. À première vue, trois éléments semblent caractériser la structure profonde de la mythologie maghrébine: la perception du temps, la perception de l'espace, et en définitive, la perception de « l'autre». STRUCTURE DE LA MYTHOLOGIE MAGHREBINE En 1970, j'accompagnais JacquesBerque au lieu-dit Tawghzout, non loin de Frenda. C'est là que se trouve le sanctuaire de Sidi-Khaled. C'est là aussi qu'est venu se retirer pour y rédiger sa mûqaddima Ibn-Khaldûn, alors transfuge. Mais de la présence sur ces lieux de ce dernier, il n'y a aucune trace, en dehors de la référence documentaire d'Ibn-Khaldûn lui-même. Berque posa alors, pour plaisanter, la question suivante au m'qaddem (vicaire et gardien des lieux saints) de Sidi-Khaled, un homme quasiment centenaire : «Pourquoi les gens de votre village ont-il édifié une si belle qûbba (mausolée) à la mémoire de Sidi-Khaled, alors qu'ils n'ont pas fait cet honneur à Ibn-Khaldûn ?» Le vieil homme, visiblement embarrassé, et connaissant parfaitement l'existence de l'historien médiéval, répondit en ces termes: « Messieurs, je ne sais pas trop bien pourquoi. Du reste je ne m'en souviens pas moi-même. Je sais que mon grand-père le connaissait personnellement. Il ne m'en a jamais parlé avant sa mort, car j'étais trop petit... » On a affaire ici à un temps mythique, car notre interlocuteur ne fait aucune part à la relativité de sa propre génération par rapport au temps historique. Celui-ci n'existe que pour autant qu'existe la mémoire orale et collective. La machine du temps se fond dans la « profondeur généalogique». Le Temps a commencé avec les ancêtres et on les « connaît ». Al-Hadj el-Amouri, chroniqueur du 17èmesiècle, donne dans son hagiographie (biographie des saints) saharienne, des références chronologiques curieuses : il situe des faits que l'on peut dater de l'époque byzantine ou même arabe, (9ème 10èmesiècle de l'Hégire) par rapport au « Déluge Universel », et en donnant des chiffres précis (« l'an 3340 après le »). De même dans Kitab-en-Nasab (« Le livre des descendances nobles »), l'historiographe Abd-es-Salam, ben Abû Abdellah (né à Fez en 1058 de l'Hégire) dresse une généalogie des grandes familles nobles de son temps, et précisément des quelques principaux saints et marabouts du Maghreb, pour prouver leur ascendance commune:Fatima, fille du Prophète. Mais la «silsilà» (chaîne généalogique) est plus longue pour tel saint que pour tel autre, pourtant relativement contemporains. Quand les raccourcis généalogiques pour arriver au Prophète ne sont pas de mise, c'est le raccourci qui conduit du prophète à Adam, le père Suprême, que l'on rencontre le plus souvent dans ce type de manuscrits: Depont et Coppolani reconstituent les deux chaînes « mystiques» : l'une, «silsilat el-ouerd» est une chaîne de transmission de la sainteté par voie mystique ou extatique; l'autre, «silsilat - al- baraka» est une chaîne qui procède par voie héréditaire ou par promiscuité affective que se donne l'ordre confrérique de la Chadilya dont le fondateur est Abdû-l-Hasânech-Chadilî. On trouve dans les deux chaînes, des filiations fantaisistes inspirées sans doute par la transe du moment. PERCEPTION DE L'ESPACE, CONCEPTION DE L'AUTRE Surplombant la plaine du Sersou (Tiaret), on demanda à un paysan si les terres qui s'offraient à notre vue appartenaient aux gens du village. Sa réponse fut prompte: « Ces terres n'appartiennent pas aux Arabes, elles appartiennent à la Hûkûma». Cette réponse résume toute la conception qu'on se fait traditionnellement de l'Autre, de ce qui est extérieur au terroir. Bien souvent le gouvernement est désigné par le terme de «Beylik », (ancien gouvernement turc en Algérie) et ce terme désignait le gouvernement colonial français, comme il désigne encore quelquefois aujourd'hui le gouvernement algérien. Mais si ce rapport entre« indigène» et allogène» s'exprime spontanément sous le signe d'une rupture, il est non moins spontanément vécu - et c'est l'une des ambiguïtés mythologiques de ce pays - comme une allégeance librement consentie au profit de l'Autre, de celui qui vient «d'ailleurs », de loin, d'un univers mystérieux ou inconnu. Lorsque Abderrahman es-Sâadi, un historien nationaliste soudanais (17èmesiècle J.C.) voulait reconstituer la succession des rois qui ont dirigé l'empire de Songhaï, c'était pour en montrer le passé glorieux. C'était aussi un discours politique dirigé contre l'emprise saâdienne de Marrakech, dynastie qui se réclamait de la légitimité hachémite (les rattachant au Prophète par la nourrice de ce dernier). Mais il a cru bon pour le faire, de se donner lui-même un pseudonyme hachémite, et de faire précéder le nom des rois du préfixe: «Za», ou « Da », «il est venu de... ». Or le premier des 44 rois cités dans son « Tarikh es-Sûdan» « Histoire du Soudan, traduit par O.Houdas », est nommé «Za Al-Ayaman» (« il est venu du Yémen ») et fut l'introducteur de l'Islam à Songhaï. Il est vrai que ce «tropisme oriental », où tout vient de l'Est comme le soleil levant, n'est pas toujours l'effet d'un mythe millénaire, et qu'il a servi à des groupes autochtones de moyens stratégiques pour se donner une légitimité politique face à l'Occupant, comme plus tard, à la fin du XVI ème siècle, «le vent avait tourné» au profit de l'Ouest (Saquia-el- Hamra) du Maghreb devenu un des hauts-lieux de la sainteté et qui avait donné lieu à un véritable « marché à pseudonymes» de la part des tribus berbères de l'ensemble du Maghreb. Les tenants et aboutissants de cette histoire longue de trois siècles au moins, faite de mysticisme et de volontarisme politique, sont trop complexes pour qu'il soit nécessaire de les développer ici. Mais la simple mention faite à leur endroit sert à étayer toute la contradiction dynamique qui se noue entre ce qui est intérieur et ce qui est extérieur, ce qui est proche et ce qui est lointain, ce qui est local et ce qui est général, enfin, ce qui est « vrai» et ce qui est «juste». C'est là un invariant, car cette dialectique garde de profondes ramifications dans le présent. SYNCRETISME RELIGIEUX ET SUPERPOSITION DES MYTHES La hantise ou le respect de « l'Autre» ne tient pas seulement à ce qui vient d'ailleurs, d'un autre monde. L'Autre, c'est aussi celui qui détient un savoir différent du système de représentation autochtone. Parce qu'il est différent, il incorpore une part de mystère, et donc une part de sacré. On adopte le savoir de l'autre, à plus forte raison quand il s'annonce sous le signe d'une sentence ou d'un oracle. Cette disponibilité populaire vis-à-vis de l'étrangeté constitue la trame millénaire du syncrétisme religieux, et subsiste encore, sous des formes moins déclarées aujourd'hui: on consulta un paysan d'une coopérative agricole de l'Algérois, lors d'une enquête sur ce qu'il pense des ingénieurs agronomes et de leur science. Pour lui, ils ne savent que par l'esprit ou la bouche. Ils ne savent rien avec leurs mains. Seul le savoir paysan, c'est-à-dire pratique, est noble, parce que sans le paysan, il n'y aurait pas de pain pour la Cité. On aurait conclu à une fierté exclusive de la part de ce paysan, à son mépris consécutif pour les intellectuels, si sa réponse, à propos de l'avenir de ses enfants, n'est pas venue contredire la première attitude : car ce paysan voulait pour ses enfants une carrière professionnelle tout autre que la sienne, celle qui permet la bonne parole: « au moins eux savent s'exprimer, leurs cerveaux sont remplis de connaissances: ce n'est pas comme nous qui n'y comprenons rien! ». Cet aveu est celui d'une désaffection profonde vis-à-vis de tout ce qui est familier, immédiat, pratique et d'un respect mystique vis-à-vis de tout ce qui est science de la représentation, de la « palabre ». L'attitude contradictoire de ce paysan est la même que celle qu'ont eue les peuples du Maghreb (et pas seulement du Maghreb) vis-à-vis des leaders, des rabbins prosélytes, des Mehdi et autres derviches tourneurs qui ont trouvé en cette terre d'Afrique un champ propice à tous les messianismes, pour peu qu'ils apportassent une réponse - effective ou illusoire - à l'attente des «fidèles ». Telle est la toile de fond du phénomène religieux au Maghreb, et de tous les mythes et croyances qui, au gré des épopées phénicienne romaine, byzantine, arabe et enfin française, se sont progressivement sédimentées, voire condensées dans la conscience populaire. DIVINITES INDIGENES ET ALLOGENES Les divinités antiques en Berbérie sont mal connues. À la suite d'investigations dans les années 50, on commence à soupçonner leur profusion. Mais seules les divinités dont les noms ont été latinisées sont connues. Marcel Leglay signale dans une communication en 1954 l'existence d'une stèle avec, à la tête, Saturne accompagné, en deuxième registre, de sept divinités africaines: « en ex-voto, on trouve une dédicace latine à Saturne. Peu importe si cette stèle est l'œuvre de fonctionnaires romains, soucieux de s'allier le maximum de dieux, y compris barbares, ou l'œuvre d'autochtones gagnés à la culture latine ». Ce qui compte à première vue c'est l'association des dieux indigènes à Saturne, dieu des Romains. Or on connaît aujourd'hui la valeur sacrée du chiffre sept que, d'après le même auteur, «les Phéniciens empruntèrent à la Chaldée avant de le transmettre à Carthage », et qu'on retrouve à travers la période romaine jusqu'aux origines de l'Islam, toujours lié finalement à l'hénothéisme (adoration d'un Dieu unique mais n'excluant pas l'existence d'autres divinités). De même les fonctionnaires ou militaires romains ont latinisé les dieux africains, de même les Africains ont assorti le culte de Saturne à celui des dieux ou génies intercesseurs locaux. D'ailleurs, sur d'autres stèles, Saturne ne figure jamais isolément: il est souvent entouré de deux autres divinités qui peuvent symboliser Baâl (panthéon berbère, associé à un syncrétisme punico-cananéen) et Hammon, d'origine phénicienne. Si les autochtones semblent vouer leurs cultes à des divinités collectives, le dieu des Romains y occupe, apparemment, une place prééminente. Leglay interprète ce fait par une prédisposition berbéro-punique au monothéisme : «Ainsi, en dépit d'un sort dont la fatalité apparaît à tous les âges de I'Histoire, et qui fait que les Berbères, tout en concevant leurs croyances profondes, n'ont jamais pu les exprimer que sous des vocables étrangers, il est remarquable que dans la complexité du paganisme africain leurs conceptions religieuses dénotent une tendance constante au monothéisme. À l'époque romaine, Saturne Frugifer a bénéficié de cette disposition d'âme, qui explique tout aussi bien le succès du Bâal-Hammon punique, celui du christianisme et enfin celui de l'Islam ». Cependant, l'interprétation de Leglay implique une hiérarchie des Dieux au profit d'un Dieu étranger, ce qui n'est pas évident. Gabriel Camps avait, à la même époque remarqué à propos de cette même stèle votive que rien n'indique que Saturne se cache parmi les DiiMauri: «Aucune inscription ne présente de symboles saturniens: des épithètes données à Saturne (Dominus, Sanctus, Magnus, Invicus, Frugifer) une seule se retrouve parmi celles décernées aux DiiMauri qui à Madaure portent le nom de Sancti Mauri. Mais ce qualificatif ne présente pas un caractère bien précis et un dieu local africain, Aulisua, adoré dans la région de Pomaria est lui aussi appelé deux sanctus. .. ». CHASSES-CROISES DE L'AVENTURE MONOTHEISTE On a les dieux qu'on peut, et s'ils s'accommodent de cultes différents, peu importe de savoir quelle est, parmi les communautés qui ont édifié concurremment des autels en leur nom, celle dont le culte prévaut. Ce serait là une pure projection sur le domaine mystique des hiérarchies sociales ou ethniques. Le syncrétisme judéo-punique, et plus tard judéo-musulman en Algérie, est éloquent à cet égard : l'historien Procope (Vème siècle J.C.) découvrit une pierre près d'une fontaine à Tîghisis (sur la côte est de l'Algérie). Il avait inscrit en punique sur cette pierre la phrase suivante: «Nous sommes de ceux que ce brigand de Josué a chassés de leur pays». Cette mention atteste les migrations palestiniennes: importantes sur la côte méditerranéenne, et qu'on a eu tendance à assimiler à des migrations phéniciennes. Curieusement sur la même côte, plus à l'Ouest, dans les Trara, se trouve un sanctuaire du nom de SidnaYûsha' «notre seigneur Josué». Autour de ce lieu saint, la plupart des sites surélevés (caps notamment) laissent apercevoir des qûbba portant des noms qui laissent supposer une hagiologie d'inspiration biblique. Cela est confirmé également par la toponymie locale. Pourtant, toutes les thèses migratoires attestant une origine juive des lieux, remontant à la Diaspora, n'est étayée par aucune argumentation sérieuse. Le rôle des rabbins fut certainement important dans les processus de conversion, et Marcel Simon pense que la communauté convertie de Sidna Youchàa se compose d'autochtones berbères et de Cananéens punicisés. Aujourd'hui encore le mausolée de Sidna Yûsha', qu'on appelle aussi «Nabi Yûsha' » « le prophète Yûsha'» est fréquenté par une population locale persévérante et profondément musulmane. Le m'qaddem des lieux me confia un été que jusqu'au milieu des années 1930, les Juifs venaient au printemps y effectuer un pèlerinage et il leur cédait les clés du sanctuaire pour y pratiquer leur culte. Ils y couchaient, car le pèlerinage durait trois jours, et la population locale les approvisionnait en vivres. Peu importe, là aussi, si le drame biblique a eu effectivement ou non une répercussion historique sur cette localité, puisqu'on sait l'importance qu'a revêtu le cheminement des idéologies mystico-religieuses : la migration des idéologies a été certainement plus significative que celle des populations. Et c'est au nom du même principe que les populations tlemceniennes s'étaient approprié, à l'époque médiévale, un autre drame biblique en déplaçant sur leur terrain l'un des incidents présumés de Moïse et d'Al-Khidr...L'œuvre romaine puis byzantine de christianisation n'a pas laissé moins de traces dans le fonds rituel maghrébin. Le 24 juin, à la Saint-Jean (al-'Ansra) on dressait dans l'Espagne musulmane des bûchers rituels comme les Coptes en Egypte pour le baptême (al-Ghitâs) qui s'accompagnait d'un rite d'immersion dans le Nil. Pareille fête commémorative était célébrée par les Byzantins du Maghreb sous le nom de calendas. Le géographe al-Masûdi (10èmesiècle J.C.). ayant rencontré cette fête en Syrie, nous en donne la description suivante: « Le mois syriaque de Kânûn II (janvier) a trente et un jours. Le premier de ce mois est le jour des Calendes. Les Syriens célèbrent alors une fête; pendant la nuit, ils allument des feux et exposent, principalement à Antioche, dans l'église d'Al-qisyân ce qu'ils appellent le saint sacrement ». Al-Qâbisi, célèbre jurisconsulte malékite de Kairouan (10ème siècle J.C.), énonce les règles de conduite que doivent observer « les maîtres et les élèves ». Une partie du manuscrit, où il est fortement recommandé aux disciples de s'abstenir de recevoir des cadeaux offerts par les chrétiens à l'occasion des fêtes de ces derniers, une description de ces fêtes laisse supposer qu'elles étaient plus ou moins pratiquées par les communautés musulmanes du Maghreb. Cette partie du manuscrit s'énonce comme suit: « De même, il est blâmable d'accepter (des cadeaux) pour les fêtes des polythéistes au nombre desquelles figurent aussi Noël, Pâques et les Calendes chez nous, la Saint-Jean en Andalousie et le Baptême en Egypte. Ce sont toutes des fêtes de polythéistes à propos desquelles un maître qui enseigne les Musulmans ne doit réclamer quoi que ce soit. Si, en l'occurrence, on lui apporte quelque chose, il se doit de la refuser, même si on la lui offre gracieusement. Que les Musulmans adoptent de bon cœur pareilles pratiques, qu'ils revêtent certaines de ces parures, qu'ils fassent quelques-uns de ces préparatifs, que les enfants s'amusent, par exemple, à fabriquer des tabernacles aux Calendes (de janvier) et à faire bombance à Noël, il ne faut pas. Toutes ces pratiques ne conviennent pas aux Musulmans. On (doit) les leur défendre, et en ces occasions, le maître (doit) refuser leurs largesses honorifiques, afin que ceux d'entre eux qui sont ignorants apprennent ainsi que c'est là un péché, y mettent fin et que, couverts de honte, ceux qui considèrent que cela est sans importance, s'en abstiennent...». A suivre...