Les formes traditionnelles de l'urbain n'intéressent pas particulièrement nos architectes qui préfèrent improviser un parti pris pour le progrès et se proclamer héritiers d'une vague modernité. Ils s'impliquent dans une opposition suspicieuse du passé qui subit une dévaluation socioculturelle de plein-fouet et qui n'est repris que par intérêt par les forces idéologiques rampantes des différents courants politiques, et du futur qui miroite selon une abstraction de fait des projections des masses, un monde culturellement désancré mais aussi catalyseur de dépendances idéologiquement hypothétiques et technologiques. Nous vivons un moment très compliqué de notre histoire postindépendance où nous avons peur de poser le pied quelque part et de nous y sentir bien. Nos dirigeants comme nos idéologues tous azimuts nous ont longtemps (et ça continue !) bassinés avec leurs discours sur l'identité. Le résultat est affligeant ! Même les architectes, fatalement sous-cultivés, ne savent pas ce que c'est, et pour se faire crédibles dans l'appréciation du grand public algérien, ils ramènent tout à la religion qu'ils réduisent généralement à des approches archaïsantes. Cette situation est plus dramatique chez les jeunes architectes. Ce qui fait qu'il n'y a qu'un semblant d'intérêt pour l'ancien qui est en réalité une ignorance profonde de l'apport des anciens qui a donné et maintient un cahier de charges absurde de l'architecture arabo-musulmane. Autrement dit, c'est le désintérêt pour le traditionnel, ou pour l'ancien, c'est selon, auquel je fais allusion, qui me semble prodromique de la situation de manque de confiance qui touche toute la population algérienne. Concrètement, l'urbanisme traditionnel est pour beaucoup porteur d'archaïsmes, de gènes culturels révolus, mais en fait, il s'agit surtout d'une confusion déraisonnable entre un tissu urbain qui a fonctionné, longtemps prouvé son efficacité, et a nécrosé pour des raisons plus économiques qu'autres choses, et une attitude civilisationnelle qui a ignoré les exigences de la modernité du monde dominant du dix-neuvième siècle à nos jours. En effet, partout nous avons développé des cas d'autisme. Nous sommes dans nos réalités respectives sans y être, et ça a fini par déteindre sur nos environnements urbains (agglomérations tentaculaires, restes de villes anciennes en ruines, villages chancrés, gourbis déracinés, etc.). Le discours de Hassan Fathy à propos de la tradition vivante, par exemple, n'a de sens à présent que dans quelques cas pas plus, comme le M'Zab d'ailleurs, et encore !, puisque des changements déconnectés de l'histoire profonde de la région commencent à opérer. Toutefois, le Mozabite que nous le voulions ou pas demeure encore porteur de gènes de modernité, sa modernité !, au même titre que le Français, l'Italien, pas vraiment l'Etats-Unien ! Au M'Zab, il y a un ancrage culturel qui lui a permis et permet peu ou prou de résister aux uniformisations du moins-disant de l'urbanisme national. La leçon du M'Zab a traversé l'histoire moderne de l'architecture, comme celle d'Alger d'ailleurs. Nos yeux restent rivés sur le monde occidental et ses architectures bâtardes de riches, pourtant la leçon a commencé sous nos yeux et nous n'avons pas vu. Il a fallu qu'un Le Corbusier de passage nous apprenne à regarder le Carcassonne local. Il a fallu que des architectes passionnés et engagés, comme Halim Faïdi (2016 au CEMA) nous rappelle que nos anciens colonisateurs ont fait un excellent travail d'observation de la Casbah pour la reproduire quasiment dans le même esprit dans la ville coloniale adjacente, et nous sortir surtout des lectures grisantes des idéologies politico-identitaires qui ont tenté jusque-là de séquestrer la pensée urbaine. Il a fallu que Merhoum Larbi Mohamed nous décomplexe des lectures historiques classiques, et d'un certain point de vue évidentes et donc difficiles à questionner, en déclarant que les démolitions coloniales ont sauvé la Casbah. Ce sont toutes des pistes de réflexion à explorer aussi méticuleusement que possible, car je pense que le mépris que des architectes affichent pour le traditionnel urbain, y compris les adorateurs du suspicieux néo-mauresque qui est comme j'ai eu à le dire dans d'autres essais un mépris de l'ancien par sa réduction à une forme sans fondement technique du genre Walt Disney, est alimenté par la primauté qui est donnée au legs immobilier de la période coloniale française dans l'inconscient des architectes en particulier. Je pense que le problème est à rechercher aussi du côté de la formation de nos architectes et les contenus des programmes plus que les méthodes. Le fait de dévaloriser un héritage pour valoriser un autre porte un coup fatal à nos patrimoines de tous azimuts, en particulier le précolonial comme aimait à le qualifier Anatole Kopp dans l'une de ses conférences portant sur la ville traditionnelle dans les années 1980. En ce sens aussi, je me complais à dire que ce n'est pas la formation de l'architecte ou d'architecture qui a échoué plus que la formation de l'homme qui subit de multiples formes de pollutions culturelles depuis son milieu familial jusqu'aux enseignants qui sont incapables de prendre du recul. Il y a une incapacité de fait à objectiver et à questionner, voire à développer un aperçu critique sur l'architecture et l'urbanisme sans parti pris. Bien sûr, d'autres éléments contribuent à la production du désintérêt de l'urbain traditionnel, comme la technologie qui a tendance à être mythifiée. Une technologie qui néglige les prouesses du génie de l'homme artisan de l'ère de l'art urbain. En fait, il y a beaucoup d'ignorance dans les approches que les enseignants et les professionnels font de la technologie. Ils pensent que cette dernière se limite à la période de l'industrialisation naissante et ce qui lui a succédé depuis comme production de moyens qui ont permis de construire en particulier de plus en plus haut. Cette approche est bien sûr réductrice du large éventail de la technologie que les hommes à travers les multiples civilisations ont développée depuis la nuit des temps. Nous pouvons nous référer aux propos de certains architectes de renom, je pense à Renzo Piano, qui casse le mythe de la technologie en affirmant que la part de l'artisanat par rapport à l'objet produit en série domine dans la construction de Beaubourg. J'ai toujours considéré que Construire pour le peuple illustre suffisamment bien la valorisation de la technologie des anciens, qui contribue à l'expression de l'ancrage culturel d'une population où qu'elle soit. En Algérie, s'il y a négligence des legs historiques, c'est parce qu'il y a en plus de l'inconscience de soi, la sous-estime de soi, une inexistence des inventaires des savoir-faire. Ce qui fait que les interventions des architectes, en particulier ceux qui interviennent dans des espaces socioculturels desquels ils ne sont pas issus, dégradent et sont généralement redoutées. Oran et les opérations ratées de ces dernières années de réhabilitation urbaine, menées au centre-ville, et confiées pourtant à des intervenants étrangers mais aussi à des débutants algériens (architectes et entreprises), corroborent nos propos. Il y a nécessité d'établir en tout cas pour les sites historiquement sensibles des cahiers de charge des savoir-faire, qui limiteraient, pour faire écho aux idées de Jean-Jacques Deluz, la boulimie des technologies importées et dépassées. En réalité, nous avons plus de problèmes à résoudre avec le modèle urbain ou les modèles urbains à entreprendre et à développer dans la longue durée pour les amener à un état d'aboutissement qui nous convient, qu'avec les approximations des concepts que nous allons chercher au nom d'une sous-estime de soi chez nos amis occidentaux et qui s'avèrent généralement à l'origine de nos échecs continus. *Architecte-docteur en urbanisme