Il a fallu plus d'un siècle de soumission coloniale pour nous faire oublier la gestion collective de nos ressources naturelles, de la terre et de l'eau. Il a fallu plus d'un demi-siècle pour nous faire désirer la propriété privée comme alternative à la propriété d'Etat. Et cela au moment où le monde redécouvre la propriété collective dans le cadre d'une autre définition de la propriété, la propriété comme faisceau de droits. À l'indépendance, alors que l'on recouvrait la propriété de nos biens, tout le monde quasiment s'était levé pour dire non à la propriété privée. Pour la population elle était partie prenante du système colonial. Elle ne tenait pas sa légitimité d'une quelconque fonction sociale, ni du travail, mais de la conquête coloniale. La propriété privée indigène était une production coloniale, on ne distinguait pas en son sein celle qui avait collaboré de celle qui avait combattu le système colonial pour faire sa place et exister. On ne distingua pas entre une propriété privée légitime et une autre corrompue. De ne pas avoir distingué le bon grain de l'ivraie nous connaissons la conséquence sur un demi-siècle : on échoua à produire une élite économique. On ne revint pas non plus à la propriété collective dont les acteurs n'existaient plus, même où cela était encore possible. Avec le socialisme étatique, nous avons franchi une étape supplémentaire, c'est de manière doctrinaire que l'on enterra la propriété collective. Oubliées la différence de légitimité de la propriété privée, l'opposition entre ses justifications possibles : la conquête, la fonction sociale ou le travail. La propriété devenait en général une propriété exploiteuse. Une seule devenait légitime, la propriété publique. Nous étions une société qui n'aimait pas les classes sociales, qui n'avait pas appris à domestiquer la différenciation sociale. Le drame c'est que nous voulons jeter le bébé avec l'eau du bain : rejeter la différenciation de classe ne demande pas automatiquement le rejet de la différenciation fonctionnelle. Dans des eaux thermales médicinales, on peut se laver, se relaxer et se soigner. Confondre les fonctions ou usages c'est les mettre en concurrence et n'en réaliser probablement aucune de la meilleure manière. À plus ou moins longue échéance, on ne pourra certainement pas faire coexister sans les distinguer ses différents publics. Il pourra arriver qu'un des publics en élimine les autres. Dans une période où l'Etat est moins soucieux de service public que de recettes fiscales, il se pourra que le public le mieux-disant l'emporte sur les autres. L'Etat s'en remettra alors au marché pour assurer l'ordre public et ses recettes fiscales. Il n'aura fait en vérité avec l'entreprise privée qu'externaliser les problèmes dont le traitement coûtait plus qu'il ne rapportait : ceux qui ne peuvent pas payer les services s'en trouveront exclus. Il n'est pas vrai, comme l'a soutenu le biologiste Garrett Hardin dont le nom est associé à la tragédie des biens communs, que la propriété privée est la forme d'exploitation la plus rationnelle des ressources naturelles. Un exploitant privé auquel on aura concédé l'exploitation d'une terre pour quarante ans n'investira pas pour quarante ans. Et une telle concession ne sera pas une garantie pour son capital et son investissement. Il ne revient pas au privé d'investir à long terme. Cela n'est pas du tout dans la logique d'une entreprise privée. Le capital naturel n'est pas renouvelable, alors que les autres formes physiques sont reproductibles. Il ne peut pas être de l'intérêt privé d'améliorer un tel capital, mais plutôt de l'épuiser. Exploiter rationnellement un tel capital signifie lui donner une valeur que ne peut lui donner un exploitant particulier. Seules les populations attachées à un territoire, au contraire du capital mobile, peuvent en faire une exploitation rationnelle, avoir le souci de sa préservation et de son amélioration. Seules des populations soucieuses de leur sécurité alimentaire présente et future feront une juste place à un tel capital. L'exploitant se souciera d'accroitre son capital, convertible et délocalisable, et non d'assurer la sécurité alimentaire de la population. Dans l'exemple pris par Garrett Hardin pour illustrer la tragédie des communs[1], le raisonnement a opéré une double abstraction. La terre est nue de droits au départ, séparée de ses usages, ensuite la communauté qui en a maintenant la propriété est une communauté d'individus séparés et rationnels dont chacun ne cherche qu'à maximiser son revenu. Il s'agit en vérité d'une appropriation qui transforme comme un droit de conquête en droit privé. On a séparé une communauté de ses droits sur la terre (les célèbres enclosures anglaises du XVI et XVII° siècles ou la propriété coloniale au XIX° siècle) et on l'a livrée à des individus qui ne font plus communauté qu'à titre individuel, qui l'occupent individuellement ou que l'Etat laisse occuper individuellement. On a fait disparaître la propriété collective, la propriété comme faisceau de droits et la terre n'est plus une terre sur laquelle et de laquelle doit vivre durablement une communauté. La pérennité de la ressource naturelle n'est pas nécessaire à la reproduction du capital de l'individu. La sécurité alimentaire n'est plus l'objectif de l'exploitation. La ressource naturelle est une ressource comme une autre qui doit coûter moins qu'elle ne rapporte. Aujourd'hui le monde redécouvre la propriété collective avec Elinor Ostrom (1933-2012, prix Nobel d'économie 2009) qui reprend la réflexion de J. R. Commons (1862-1945). « Dans son ouvrage The Distribution of Wealth de 1893, Commons s'oppose à la conception dominante d'une propriété conçue comme un droit naturel. Il défend l'idée que la répartition des richesses résulte de la politique de l'Etat et non seulement des forces naturelles du marché. La chercheuse Fabienne Orsi résume ainsi la vision de John Commons : Pour lui, la propriété consiste en une création de l'Etat, par le biais de règles légales. Ces règles ayant dès lors une influence déterminante sur la production et la distribution des richesses. En agissant par le biais de la loi, l'Etat génère ainsi des privilèges de monopole permettant aux individus privés d'en retenir les bénéfices. Ainsi, pour Commons, la manière dont les droits de propriété sont définis, distribués et protégés juridiquement détermine la distribution du revenu. Cette conception permet de s'écarter d'une vision de la propriété, conçue de manière une et indivisible, pour l'envisager sous la forme d'un faisceau de droits (Bundle of Rights) susceptible d'être distribués entre plusieurs acteurs publics ou privés. C'est cette manière d'analyser la propriété qui sera reprise par Elinor Ostrom pour montrer que certaines formes d'exercice de la propriété par des communautés peuvent aboutir à une gestion efficace des ressources en commun »[2]. Coincés entre une propriété étatique irresponsable et une propriété privée qui a poussé sous son ombre, talonnés par des besoins pressants, allons-nous finir par adopter le credo libéral de chacun pour soi et Dieu pour tous ? Un Dieu qui s'est retiré du monde, l'a confié à des lois naturelles et avec lequel l'individu ne parle plus ? Va-t-on se confier à des dieux de la sélection naturelle, du marché et de leurs lois ? Croit-on pouvoir faire tenir Dieu dans des lois ? Que pourrions-nous faire du monde organique et que pourrions-nous devenir dans un tel monde automate ? La science d'aujourd'hui ne remet-elle pas en cause ses anciennes croyances mécanistes ? Ou allons-nous finir par considérer à l'image de Pierre-Joseph Proudhon, socialiste français (1809-1865), que la propriété privée c'est du vol ? N'est-ce pas ce qu'enseigne pour la plupart de nos personnes expérimentées l'expérience de la propriété privée ? « S'ils volent, nous volerons », entendons-nous gronder dans la révolte juvénile. L'incapacité de la société dominante à se donner des règles acceptables pour tous, celle de la société dominée à se donner des règles pour se protéger de l'imitation de la société dominante constituent le terreau sur lequel s'élève un tel sentiment. La société dominante peut voler si elle empêche la société dominée de l'imiter, si la société dominée accepte la loi de la société dominante la fitna peut être évitée. Si au contraire la révolte de la société dominée la pousse à imiter la société dominante et que la loi ne sert plus à établir l'ordre au sein de la société dominée, le chaos et la guerre civile peuvent s'installer. Pour la société dominée, il faudra alors passer par le chaos pour ressentir le besoin d'un nouvel ordre si la société dominante refuse de se consacrer à l'intérêt général, n'obéit qu'à ses intérêts immédiats. Il n'est pas de l'intérêt d'une société dominée d'imiter une société dominante peu vertueuse, si ce n'est pour aller à sa perte. Il est de son intérêt d'attendre l'heure du changement. Je refuse personnellement de croire à l'opposition irréductible des intérêts sociaux. Ils ne s'opposent vraiment que dans le court terme. À long terme, les distinctions sociales cèdent le pas aux distinctions nationales. C'est dans des nations que s'inscrivent les intérêts particuliers. C'est la courte vue, les intérêts immédiats, qui conduisent aux chocs des intérêts. Lorsque cela sera compris, l'heure du progrès pourra venir. Notes : [1] Des pâturages de propriété commune sont surexploités par des éleveurs qui maximisent leur revenu à court terme et qui détruisent la ressource. Ce serait la propriété privée qui permettrait la prise en compte et l'exploitation rationnelle du capital naturel. Sur la tragédie des communs, voir l'article de Wikipedia. [2] http://www.aventdudomainepublic. org/John-R-Commons