La privatisation des entreprises publiques fait polémique. Elle occulte une autre privatisation, informelle, mais autrement plus dangereuse : celle de l'Etat. Pour ou contre les privatisations ? Faut-il recourir au PPP, le partenariat public-privé ? Ces questions pouvaient avoir du sens il y a un quart de siècle, quand l'Algérie, sortant d'un système politique rigide et d'une gestion bureaucratique de l'économie, découvrait des modes de gouvernance nouveaux. Responsables politiques, chefs d'entreprises publiques, idéologues et bureaucrates, jusque-là confinés dans un prêt-penser aussi rassurant que paralysant, se retrouvaient alors confrontés à un modèle auquel ils n'étaient pas préparés. Ils se rendaient compte que leurs entreprises étaient une fiction, et que vendre du pétrole pour acheter des produits et des usines ne suffit pas pour édifier une économie. A leur décharge, il faut reconnaitre que toute une frange de la société algérienne était hostile aux privatisations, et que les gestionnaires de l'époque ne savaient pas agir autrement. Plus grave encore : lors du passage au pluralisme, on découvrait qu'une bonne partie des appareils politiques, y compris ceux de l'opposition, étaient hostiles, voire fermés à l'économie libérale. C'était une autre époque, une autre Algérie. Le pire était cependant à venir : au sortir d'un long tunnel du parti unique, l'islamisme politique attendait le pays au virage, pour lui proposer une nouvelle fausse recette : l'économie islamique. La supercherie a submergé le pays, l'entrainant dans un torrent de haine et de violence. Ouyahia et ses amis Avec l'instruction sur les privatisations transmise par la présidence de la République au premier ministre Ahmed Ouyahia, le pays retrouve ces questions qu'on croyait dépassées: faut-il se lancer dans les privatisations ? Et le PPP ? Mais surtout, qui va mener les privatisations, et au profit de qui ? La polémique a enflé, pour aller sur un terrain inévitable, celui des luttes pour le pouvoir. En gros, on soupçonnait le premier ministre de vouloir faire un cadeau à ses amis du FCE et de l'UGTA, en attendant qu'ils lui renvoient l'ascenseur le jour où il serait candidat à la présidence. En signant la charte sur le CPP avec MM. Ali Haddad et Abdelmadjdi Sidi-Saïd lors de la tripartite, M. Ouyahia signait une sorte de pacte, en choisissant ses partenaires. Dès lors, il était normal que les autres cercles -FLN, parlement, groupes gravitant autour de la présidence- se sentent exclus, et d'une certaine manière, menacés.La manœuvre était, de leur point de vue, trop dangereuse, y compris si elle ne débouchait pas sur l'accession de M. Ouyahia à la présidence. Car il y avait un autre enjeu, immédiat : à qui doivent profiter les privatisations ? Pour ce monde des affaires, même si les entreprises sont décriées et mal gérées, elles n'en gardent pas moins une très grande valeur, centrée sur leur patrimoine plutôt que dans leur activité ou leur technologie. Divergences Face à cela, deux attitudes se sont dégagées. La première concerne les cercles intéressés par la privatisation. Ils veulent que le centre de décision change. Ils estiment qu'ils auraient de meilleures chances d'accéder au butin si la décision se faisait ailleurs que dans e bureau de M. Ouyahia. Ce serait un meilleur gage « d'équité ». L'instruction du président Bouteflika, et la déclaration de M. Youcef Yousfi, précisant que « la décision finale revient au chef de l'Etat », a ramené la sérénité dans les rangs. La seconde attitude est un refus des privatisations. C'est un choix dicté par des considérations idéologiques et politiques, ou par la crainte, légitime, de voir les oligarques se partager un butin qui appartenait initialement à la collectivité nationale. Ce n'est pas pour rien qu'ont fleuri des formules telles « brader les entreprises publiques » au profit de « prédateurs », voire de « voleurs ». Fondé ou pas, ce refus a peu de chances d'être entendu. De plus, il est déprécié par une d'autres réalités : le maintien de certaines entreprises publiques n'a pas de sens,alors que nombre d'entre elles constituent un poids pour l'économie du pays, et d'autres servent à opérer des transferts légaux mais illicites au profit de cercles gravitant autour du monde de l'entreprise. Et la privatisation de l'Etat ? Alors,pour ou contre les privatisations ?En fait, c'est une question d'un autre temps. C'est une mauvaise question. La poser aujourd'hui révèle tout l'anachronisme de l'économie algérienne. Les vraies questions, et elles sont nombreuses, se situent ailleurs : qui a la légitimité politique pour décider les privatisations ? Qui dispose de l'expertise technique et légale pour les mener ? Pourquoi privatiser : pour se débarrasser d'un fardeau, pour construire une économie performante, ou pour enrichir les oligarques ? Et aussi : quelle place offre le monde moderne aux entreprises publiques, et quelle place leur accorder dans le cas algérien, où le capital privé n'est pas en mesure d'assurer à lui seul une croissance raisonnable ? Dans quel cadre prend-on ce genre de décisions : au parlement, pendant une campagne électorale, dans une tripartite ou au conseil des ministres ? Quelles institutions pourraient éventuellement être chargées de leur exécution, sans remettre en cause leur bien-fondé ? Avec quels contrôles et quels contre-pouvoirs ? Avec toutes ces questions, le débat change de nature. Il ne s'agit plus de savoir s'il faut approuver les privatisations ou s'y opposer ; il s'agit de s'opposer à la privatisation de l'Etat, dont se servent des cercles autour du pouvoir pour s'approprier les biens de la collectivité nationale. Autrement dit, l'enjeu majeur aujourd'hui est de reconstruire et de s'approprier un Etat arbitre, fonctionnant selon des règles légales, transparentes. A ce moment, la privatisation, comme tous les autres thèmes qui font aujourd'hui polémique, relèveront du bon sens, de la négociation, pour trouver les meilleurs compromis possibles au profit de la collectivité nationale.