En France comme dans la majorité des pays francophones, combien de frontons d'écoles, de collèges ou de lycées portent le nom d'Emile Zola ? On pourrait se poser la même question pour les rues, les places et les parcs tant ils sont innombrables. Ce nom résonne aussi fortement la littérature francophone qu'il en est devenu un emblème de la république. L'œuvre d'Emile Zola est intarissable et comme nous l'avions précisé pour Steinbeck et Hemingway, le nom de l'auteur est dans l'esprit des jeunes lecteurs, collégiens ou lycéens, confondu avec celui de Balzac, autre sommet de la littérature. Mais la confusion s'arrête au statut des deux auteurs, elle ne pourrait être présente lorsqu'on identifie les œuvres respectives, absolument différentes. Le conseil habituel, ne jamais craindre de lire ces immenses auteurs classiques en raison d'une difficulté de lecture supposée. Elle n'est pas justifiée si on possède un minimum de formation en français et c'est bien le cas de tous ceux qui se sont aventurés à lire le présent article dans un journal francophone. Certes, les grands auteurs classiques ont une excellence d'écriture, c'est évident, mais ils ont la « patte » de tous les grands, celle de mettre leur parfaite maîtrise linguistique au service d'une facilité de compréhension que beaucoup de jeunes ignorent tant ils ont fui ces auteurs, à la notoriété trop « lourde », pensent-ils à tort. Alors, laissez-moi vous prendre la main pour vous entraîner vers ce monde merveilleux de Zola et ses histoires inoubliables. Mais pour cela, il faut un effort de quelques lignes de lecture préalable pour connaître (ou se remémorer) un minimum de l'auteur et de son œuvre, car c'est le point d'entrée indispensable au livre recommandé aujourd'hui, « L'Assommoir ». La principale partie de l'œuvre d'Emile Zola, la plus notoirement connue, est contenue dans un recueil de vingt romans intitulé « Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le second Empire ». Zola raconte la saga d'une famille en ses deux branches d'où le nom beaucoup plus connu de la série, les « Rougon-Macquart ». À travers cette épopée, c'est toute l'histoire du second Empire qui nous est racontée en arrière-plan dans chaque roman, son urbanisme, son système de transports, ses usages politiques et bien d'autres aspects de cette période historique française. C'est la France que nous voyons évoluer en même temps que se déroule l'histoire des deux familles. À chaque descendant marquant des deux branches, homme ou femme, est consacré un volume du recueil. Tout débute avec l'ancêtre, Adélaïde Fouque, une femme qui épousa un homme équilibré, Rougon. L'adjectif « équilibré » donne immédiatement le ton à propos de la branche dite « légitime » de la descendance (équilibrée mais peu scrupuleuse moralement). À la mort de Rougon, Adélaïde prit un amant, Macquart, un homme rustre et contrebandier, touché par tous les vices dont celui de l'alcool. De Macquart, vous l'avez deviné, est donc issue la branche « illégitime » de la lignée familiale. Gervaise, personnage principal du roman « L'Assommoir » est un pur produit de la branche des Macquart, celle sur laquelle le sort s'acharne, de génération en génération. Pour le plaisir de la lecture, je milite toujours à ce qu'elle ne soit pas alourdie par une érudition « préparatoire » mais faisons une exception, dans la plus grande des concisions, pour resituer le sens profond de l'œuvre de Zola dans sa globalité. Cela permet une compréhension beaucoup plus facilitée de « L'Assommoir ». Emile Zola, est un membre illustre du courant «naturaliste ». À cette époque du 19ème siècle, les naturalistes ont voulu aller au-delà du « réalisme », c'est à dire décrire la société telle qu'elle était dans son quotidien, y compris dans ce qu'elle a de plus détestable. Ainsi, les naturalistes ont-ils voulu, comme la démarche scientifique et médicale naissante de cette période, étudier les êtres humains jusqu'à leur physiologie, notamment en mettant en lumière les « tares familiales » qui se transmettraient aux enfants, selon leur point de vue. Et, bien entendu, c'est dans les familles pauvres que la question était la plus évidente à observer.(1) Nous dirions aujourd'hui qu'il y aurait un « déterminisme social » plutôt qu'un déterminisme physiologique héréditaire qui condamnerait les enfants des pauvres à ne jamais réussir autant que ceux des riches. Comme une fatalité que la république et le système éducatif ont justement pour principale mission d'éliminer afin de gommer les différences dues à la naissance et au milieu social. Emile Zola avait compris qu'il fallait accentuer la démonstration en introduisant dans cette histoire familiale une injustice commise dès le départ, la racine de la détermination fatale qui poursuivra tous les descendants. Dès la genèse de l'histoire familiale, un Macquart fut victime d'une arnaque financière de la part d'un Rougon dont les héritiers n'ont cessé de s'enrichir, perpétuant tous les artifices et roublardises que le monde financier sait manier, surtout avec la proximité du pouvoir politique et le soutien à tout ce qui va dans la direction du vent du moment. Il en a été tout le contraire pour les descendants de la branche Macquart, projetés dans un destin de misère et de dérives. Et si j'ai choisi aujourd'hui le roman «L'Assommoir», c'est qu'il me semble, à titre personnel, représenter le mieux le sens général de l'œuvre d'Emile Zola, ce déterminisme qui colle aux personnes comme un fléau difficile à combattre. La pauvre Gervaise en est une parfaite illustration dans sa malédiction que rien ne semble pouvoir exorciser même par ses efforts les plus acharnés pour s'en sortir. Gervaise a vingt-deux ans lorsqu'elle fuit sa ville, Plassans, avec son amant, Auguste Lantier, ouvrier chapelier avec lequel elle eut deux enfants, chacun étant le héros d'un roman de la saga. Claude sera le peintre dans « L'œuvre » et Etienne, le principal personnage du roman très connu, probablement le plus connu auprès du public, « Germinal ». Jolie et travailleuse, Gervaise se donne tout entière à la tâche mais Auguste Lantier n'a pas du tout pour projet le travail. Il la quitte assez rapidement pour une autre et voilà que le premier épisode du malheur survint. Puis Gervaise rencontre l'ouvrier zingueur Coupeau. Après une période forcenée de travail, le couple semble réussir avec un projet de location d'une boutique. Leur bonheur donne naissance à une fille, Anna, dite Nana, l'héroïne du roman qui porte ce surnom. Mais le mauvais sort revient frapper à la porte de la descendante des Macquart lorsque Coupeau tombe du toit et se casse la jambe. La courageuse Gervaise veut éviter l'hôpital à ce dernier et s'occupe de lui à la maison. Mais, celui-ci, déprimé, finit par fréquenter l'établissement « L'Assommoir » où les démons habituels du monde ouvrier l'avalent entièrement dans une débauche d'alcool. L'ivrognerie et la brutalité reviennent dans le quotidien de l'infortunée Gervaise. Comble du malheur, Lantier revient s'installer dans le domicile du couple et les deux hommes vivent du travail de Gervaise. Mais on finit toujours par glisser dans les travers de ce qui vous environne quotidiennement. Un jour qu'elle allait chercher Coupeau à l'Assommoir, Gervaise prit un verre, puis deux puis en prit goût définitivement avec le temps. Voici venu pour elle, même cette fois-ci, le temps de la déchéance et de la paresse. La chute du couple est inévitable avec la perte de la boutique et la folie de Coupeau qui finit par être interné à l'hôpital. Pourtant, dans de rares moments de lucidité, Gervaise nourrissait le rêve d'acheter une boutique et de reprendre pied dans la vie. Mais Gervaise finit par agacer le lecteur, car elle construit elle-même son malheur. Le déterminisme social du milieu familial s'avère plus fort que tout. L'agacement est encore plus perceptible lorsqu'elle dédaigna l'amour de son voisin, un honnête homme, le forgeron Goujet, sobre et travailleur, qui lui venait en aide durant son malheur. Gervaise est incorrigible, les racines du mal sont dans son ADN, dirions-nous de nos jours. C'est bien entendu, pour notre époque et notre culture, aujourd'hui éclairées par toutes les études scientifiques, une thèse que nous devons rejeter et ne garder de la pensée de Zola, que la raison sociologique. La mission de l'éducation nationale comme des autres services de l'Etat est justement de combattre farouchement les méfaits du déterminisme social. Il est, hélas, encore présent même si nous savons qu'en aucun cas on ne pourrait l'interpréter comme une hérédité physiologique. Gervaise, comme tous les Macquart, porte le poids de la fatalité familiale mais d'une manière encore plus marquée, raison pour laquelle, je le répète, c'est le roman que j'ai voulu choisir pour les jeunes lecteurs algériens. Tout cela relève de la réflexion, très utile dans la formation intellectuelle, mais n'y pensez certainement pas au moment de la lecture. Jouissez seulement du moment de bonheur qu'elle suscite. Et comme toujours, je ne vous le rappellerais jamais assez, la formation de votre culture et l'esprit critique éclairé viendra s'insérer dans ce plaisir de lecture, sans que vous les ayez invités. La culture et l'opinion libre ne se décrètent pas, elles s'instillent dans un plaisir immense qu'apporte, entre autres sources, la littérature et ses histoires magnifiques. *Enseignant Courez lire L'Assommoir, un grand plaisir vous attend. Remarque: Ceux qui me suivent dans cette chronique d'été auront peut-être compris que mon but n'est pas de rédiger des fiches de lecture, disponibles sur Internet en abondance. L'objectif est bien entendu de discuter « indirectement » avec ce jeune public algérien et essayer, aussi modestement que possible, de lui démontrer que la littérature n'est pas un ennui, certainement pas un cours de morale, mais des histoires merveilleuses qui apportent plaisir et sérénité. Je n'agis donc pas en tant qu'enseignant mais en militant d'une si belle chose qu'on appelle un roman. Car un pays dans lequel la jeunesse a le plaisir de la littérature ne peut éternellement être le prisonnier des fléaux du moment. Notes 1- Raison pour laquelle dans cette veine du naturalisme, Emile Zola est le repré sentant du «roman social», très certainement marqué par son militantisme assumé. On se souvient, notamment, qu'il fut si gnataire de la fameuse tribune dans le journal L'Auroresous le titre cé lé brissime de « J'accuse ». Cette tribune aura été la manifestation la plus notoire des défenseurs de Dreyfus lorsqu'il fut injustement condamné et emprisonné au bagne.