Au milieu des années 1960, l'Amérique est empêtrée dans un conflit armé au Vietnam. Devant la réprobation de l'opinion mondiale, le président Lyndon Johnson accentue l'engagement guerrier de son pays et ordonne des bombardements encore plus intensifs. Un homme lui apporte publiquement son soutien. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître à l'époque, il s'agit de John Steinbeck, prix Nobel de littérature en 1962, immense écrivain, dont l'œuvre était unanimement admirée pour ses vertus humanistes. Qui ne connaissait pas son sublime roman, Les Raisins de la colère, Des Souris et des hommes ou A L'Est d'Eden ? Steinbeck, pour ses innombrables admirateurs, incarnait le symbole de l'intellectuel américain qui avait su dénoncer les méfaits du capitalisme en lui opposant l'incorruptible dignité de l'homme. Roman d'une première force, Les Raisins de la colère, c'est un peu Germinal en Oklahoma, et Steinbeck a les accents d'un Emile Zola pour décrire le combat pour la vie des Américains que la récession économique de la fin des années 1920 a précipité. Il a presque un air de famille entre le Tom Joad de Steinbeck et le Claude Lantier de Zola. Les Raisins de la colère, il ne faut pas s'y tromper, n'est pas un pensum idéologique, c'est réellement l'un des chefs-d'œuvre de la littérature mondiale, toutes périodes confondues. Steinbeck a articulé cet épais roman en courts chapitres dans lesquels il se montre un connaisseur de l'Amérique et du caractère américain. Le roman se concilie tous les lecteurs, car il y entre aussi une part de substrat religieux. En témoigne ce chapitre final où la jeune Joad, qui a perdu son bébé, donne le sein à un vieillard, dont la vie ne tenait qu'à un fil. Cette puissance du message humaniste de l'écrivain l'avait placé dans la lignée des grands auteurs. Et c'est ce même John Steinbeck, qui non seulement applaudit Johnson lorsqu'il bombarde le Vietnam, mais paye de sa personne en s'engageant comme reporter de guerre pour le compte du New York Herald Tribune. Etait-il comme Albert Camus qui à choisir entre sa mère et la justice déclarait choisir sa mère ? Steinbeck choisissant, lui, son fils. Ce revirement, de la part du grand romancier américain, était idéologiquement marqué et les prémices étaient déjà signalées lorsqu'il recevait une distinction honorifique de la part du président Lyndon Johnson. Qu'avait donc besoin Steinbeck de la reconnaissance de l'establishment politique américain lui qui pouvait se suffire à bon droit des honneurs dont l'entourait la planète des Lettres ? Lui, l'iconoclaste dont les livres avaient été censurés dans nombres d'Etats américains, ou carrément brûlés en Oklahoma, se trouvait dans la posture du supplétif des chefs de guerre de la Maison-Blanche et du Pentagone. Quelle était donc la motivation profonde qui poussait Steinbeck à un tel déni de son aura personnelle ? Il s'en trouve pour expliquer le comportement de l'écrivain américain par l'atteinte dont il souffrait sur le plan médical, cette artériosclérose qui aurait altéré son jugement avant de l'emporter en 1968. C'est sans doute une fausse piste, car Steinbeck a pu pêcher sur bien des points, mais pas sur celui de la lucidité. Il était connu pour son caractère entier, sa détermination à s'en tenir à un choix - même et surtout s'il était à contre-courant - sa fidélité en amitié. En quoi, cependant, la personnalité de Lyndon Baines Johnson, le président des Etats-Unis, avait subjugué le romancier au point qu'il change brutalement de cap ? Comment un grand esprit comme lui pouvait-il accepter que les Vietnamiens tombent sous le pilonnage des bombardiers américains ? Une chose était évidente à ce moment-là : Steinbeck le progressiste avait basculé dans le camp de ces mêmes conservateurs qui l'avaient voué, quelques années plus tôt, aux gémonies. C'était lorsque Steinbeck avait pris position contre la chasse aux sorcières et que son œuvre littéraire le désignait comme un écrivain d'essence socialiste. On ne connaît pourtant pas à Steinbeck un engagement directement partisan, et il n'était certainement pas affilié au parti communiste américain comme la rumeur avait couru dans les rangs de ses adversaires. steinbeck n'avait jamais milité que pour l'écriture. Né le 27 février 1902 dans une famille modeste du comté de Salinas, en Californie, John Steinbeck avait grandi au milieu de ses trois sœurs sans montrer, jusqu'à l'adolescence, des dispositions ou un particulier pour l'écriture. Il s'avère, malgré que sa mère, Olive Steinbeck, soit enseignante, un élève moyen qui ne rêve que de s'évader du douillet cercle familial et de découvrir d'autres espaces que cette Californie qui n'avait plus de secrets pour lui. Personne n'imaginait alors, pas même ses proches, qu'il y avait dans le jeune John la graine d'un immense écrivain. Il quitte Salinas pour un séjour infructueux à New York où il tente de collaborer à un modeste journal. Il exerce des petits métiers et se voit confier le gardiennage d'une maison dans un coin un peu perdu. C'est dans ce contexte d'isolement et de solitude que John Steinbeck écrit en 1929 sa première œuvre, La Coupe d'or, forme de poème élégiaque dédié au boucanier Henry Morgan, dont les péripéties avaient enchanté sa petite enfance. Suivent Les Pâturages du ciel (1932), Le Poney rouge puis Au Dieu inconnu (1933). Ces titres ne suscitent aucun enthousiasme chez les critiques littéraires ni dans le public. Ils révèlent un tempérament d'écrivain subtil et empreint de maturité. Cette maturité sera d'ailleurs confortée par deux événements qui affecteront profondément John Steinbeck. Il perd sa mère en 1934, et son père en 1935. C'est cette année qu'il livre son premier chef-d'œuvre, Tortilla Flat, roman joyeux et plein de gouaille qui n'a rien de commun avec le lyrisme maladroit de ses premières tentatives littéraires. Vient ensuite le roman qui forgera définitivement le retentissement de John Steinbeck, Des Souris et des hommes (1936), psychodrame où se mêlent sensualité et cruauté dans un archétype théâtral qui n'est pas loin de Jean-Paul Sartre. Le succès du roman est d'une telle envergure que des œuvres comme En un combat douteux (1936), ou La Grande Vallée (1937), passent pratiquement inaperçues. Arrive alors son roman majeur Les Raisins de la colère (1939), qui est un coup de tonnerre dans l'édition mondiale. Le roman est une réussite sur les registres du style, de la progression du récit ou des personnages, avec la déclinaison somptueuse des caractères, des situations dramatiques dans laquelle transparaît la maîtrise d'un maître-écrivain. Steinbeck, dans Les Raisins de la colère, se montre supérieur à Erskine Caldwell qui se contentait de décrire la misère comme une simple fatalité. Que d'audace, que de clairvoyance dans ce roman qui est aujourd'hui encore un incontestable classique de la littérature universelle. Parce que il faut faire la part des choses : l'implication, à contre-sens de John Steinbeck dans le conflit du Vietnam, ne disqualifie pas son œuvre si fortement indicative d'une époque sans doute pas aussi révolue qu'on peut le croire. L'écrivain n'a pas retrouvé, par la suite cette verve inspirée. Ni Rue de la sardine (1945) ou A L'Est d'Eden (1952) ne se hissent au niveau du toujours emblématique Les Raisins de la colère. Steinbeck est dans une phase de quête. Il découvre le monde, séjourne en Union soviétique, se lie avec Elia Kazan qui le fait collaborer à son film Viva Zapatta, dont la problématique est sous-tendue par la corruption de la révolution par l'exercice du pouvoir. Ce film désabusé est un indice important sur l'état d'esprit du Steinbeck d'alors. Tout le monde le croit d'obédience socialiste, il est anticommuniste, même si un chef-d'œuvre comme Les Raisins de la colère donne à le croire du côté des humbles. Steinbeck est un homme désabusé qui n'a pas vraiment accompli son destin intime, multipliant les divorces après avoir cru, chaque fois, avoir trouvé l'oiseau rare. Il se mariera trois fois, dans cette recherche du bonheur conjugal qui restera inaboutie. S'ajoute le facteur de la maladie qui contribuera à la définition du caractère qui est le sien lorsqu'il atteint la cinquantaine. Le Nobel qui lui est décerné en 1962 est toutefois amplement mérité. Peu importe alors que l'écrivain n'ait rien publié de conséquent depuis Les Raisins de la colère. Le monumentalisme de cette œuvre a, dans une vaste mesure, dilué le poète qui existe dans une œuvre telle que La Perle (1947). C'est dire aussi à quel point c'est une œuvre inégale, presque en dents de scie, où se rencontrent le souffle puissant et le lyrisme suranné. Il n'en reste pas moins que John Steinbeck a apporté une contribution majeure à la littérature du XXe siècle et que ce serait une approche réductrice que de réduire un auteur si essentiel aux ultimes années de sa vie, dominées par la maladie. La vérité de John Steinbeck est-elle à chercher dans ses romans ou dans ses actes publics ? La question vaut pour lui autant, aujourd'hui, que pour ceux qui influent sur les opinions littéraires et donc politiques. Transpositions John Steinbeck a intéressé au plus haut point le théâtre et le cinéma. Son roman Des souris et des hommes, transposé au théâtre, est l'une des pièces les plus représentées et continue de susciter l'intérêt des spectateurs pour l'opposition de caractères qu'elle donne à voir. Le cinéma n'a pas réellement rendu justice à cette œuvre tout en introspection et en exploration du tempérament humain. Filmé dans les années 1930, Les Raisins de la colère vaut par la présence forte d'Henry Fonda dont on sait le parti que pouvait en tirer John Ford sur le registre du jeu distancié. A L'Est d'Eden est un échec sur le plan esthétique et émotionnel. Steinbeck cultivait lui-même des ambitions cinématographiques et il avait travaillé à la fabrication du film tiré de l'ouvrage qu'il avait écrit avec son ami le scientifique Ricketts. Par ailleurs, il entretenait une amitié significative avec Elia Kazan dont le rôle est connu dans l'histoire du maccarthysme lorsque des intellectuels étaient poursuivis pour activités anti-américaines.