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Le refus du développement économique
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 22 - 11 - 2018

« La difficulté réside, non pas dans la naissance de nouvelles idées, mais dans l'abandon des anciennes qui se ramifient... dans tous les coins de notre esprit » J.M.Keynes
Pourquoi certains pays se sont développés et d'autres non ? Question lancinante s'il en est, qui tarabuste depuis longtemps les économistes. Les pays pauvres constituent un vaste univers, ils représentent plus de 80 % de la population mondiale et ils sont à la traîne sur le plan économique et social.
Les recherches récentes montrent que le sous-développement perdure, se reproduit, du fait que les classes politiques qui dirigent les pays pauvres s'opposent au progrès économique pour se maintenir au pouvoir. Affligeante réalité.
Les pays sous-développés présentent certaines spécificités structurelles qui reflètent un retard économique dans presque tous les domaines.
L'économie sous- développée est duale, il y a coexistence de deux principaux secteurs : un secteur traditionnel qui utilise des techniques peu évoluées avec une faible productivité (exemple de l'agriculture et de l'artisanat traditionnels) et un secteur moderne, minoritaire, doté de techniques de production nouvelles.
Elle est faiblement articulée- les activités économiques échangent un flux limité de biens (par exemple le secteur industriel étant très réduit, ses échanges avec l'agriculture sont faibles) - et fortement extravertie (dépendante de l'extérieur).
Les activités informelles prolifèrent dans les pays en voie de développement (PVD). Les entreprises informelles qui constituent un monde parallèle sont non enregistrées et échappent au contrôle d'une administration publique sous médiocre gouvernance.
Dans l'économie sous-développée la capacité de production est insuffisante, l'offre de biens (produits agricoles, industriels et services) est rigide, cela veut dire que si la demande augmente, la production n'y répond pas ou répond peu.
Les besoins essentiels de la population ne sont pas totalement satisfaits (alimentation, habillement, logement etc.). Une bonne partie de la population vit dans la pauvreté.
La Banque Mondiale classe les pays en fonction du niveau de revenu national brut par habitant. Elle retient quatre groupes de pays : les pays à faible revenu (égal ou inférieur à 1025 $ en 2017), à revenu intermédiaire inférieur (entre 1026 et 3955 $), à revenu intermédiaire supérieur (entre 3956 et 12235 $) et à revenu élevé (supérieur à 12235 $).
Les PVD sont situés dans les groupes de pays à revenu par habitant bas et à revenu intermédiaire.
Le revenu par habitant indique un niveau de richesse moyen et souvent il ne reflète pas la situation des structures productives (exemple de certains pays producteurs de pétrole riches mais peu industrialisés).
D'autres indicateurs sont nécessaires pour classer un pays dans le groupe des pays pauvres : grande part de l'agriculture dans l'emploi et le produit intérieur brut (PIB), faible industrialisation etc.
Après ces critères qui nous indiquent ce qu'est un pays pauvre voyons maintenant quelles sont les analyses des sources de la pauvreté des nations.
Les causes du sous développement ont fait l'objet de divers travaux, tout d'abord seront présentés brièvement ceux qui ont longtemps prévalu mais que l'expérience réelle a invalidés, en second lieu nous aborderons les théories nouvelles que les études empiriques ont confirmées. Indiquons d'emblée que le colonialisme a été un facteur de sous-développement des pays dominés durant la longue épreuve coloniale. Le colonialisme européen a maintenu les pays colonisés dans une grande pauvreté par l'instauration d'institutions anti-développementales, institutions extractives c'est à dire qui permettaient l'enrichissement de la minorité dominante par un prélèvement de revenus au détriment des populations autochtones. Ces populations étaient exclues de nombreuses activités économiques par l'ordre colonial qui était un ordre social quasi-fermé pour elles et qui les maintenait donc dans une paupérisation institutionnalisée. L'inégalité devant la loi était la règle avec un double système judiciaire discriminatoire comme dans l'Algérie coloniale, celui qui s'appliquait aux Algériens était marqué par l'insécurité et l'infériorité en matière de droits avec des mesures iniques telles les confiscations de terres, les sanctions collectives etc.
Causes du sous-développement : les théories obsolètes
Certaines théories ont été proposées pour expliquer les origines de la pauvreté mais elles sont soit superficielles soit sans fondement valide, confrontées à l'épreuve de la réalité elles s'écroulent. Commençons par l'hypothèse géographique. Elle est simpliste, séduisante, mais ne résiste pas à l'examen.
Elle débute par un constat pour élaborer ensuite une relation de cause à effet. La plus grande partie des pays pauvres se trouve sous les tropiques et les pays riches se trouvent dans des régions tempérées. « Il est de fait que le milieu tropical présente de nombreux obstacles à l'activité économique : prolifération des insectes et des parasites végétaux qui attaquent les cultures ; influence du climat sur l'état sanitaire, avec les grandes épidémies tropicales ; fragilité des sols ; sécheresses dans de nombreuses régions comme au Sahel ; cyclones récurrents enfin, détruisant villages et cultures » (Brasseul et Lévrard-Meyer, p.69). Mais « les climats tempérés ont été également le lieu de conditions difficiles : grandes épidémies, famines et pénuries alimentaires en Europe jusqu'au 18è siècle » (ibid.), ce qui n'a pas empêché les pays de ce continent de se développer.
Abordons maintenant le problème sur le plan épistémologique. Selon Karl Popper une théorie est scientifique si elle est réfutable, logiquement ou empiriquement (dans le second cas elle est confrontée à la réalité), elle est rejetée ou acceptée. Un seul contre-exemple suffit à invalider la théorie géographique. Nous allons en prendre plusieurs, il s'agit bien entendu de pays situés en zones tropicales ou équatoriales qui se sont développés : Australie, Singapour, Malaisie etc. Ceci est une autre preuve que le climat n'est pas une difficulté insurmontable en matière de développement économique.
L'autre thèse très galvaudée est celle qui prétend établir un lien entre culture, notamment la religion, et la prospérité économique (ou son absence).
L'idée que la religion joue un rôle décisif dans le dynamisme économique remonte au sociologue allemand Max Weber, auteur du livre paru en 1904 : « l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme ». Selon lui les valeurs religieuses du protestantisme ont été favorables au développement du capitalisme à partir du 18è siècle. La réforme protestante est à l'origine de l'éthique du travail qui a soutenu le système capitaliste.
La déconstruction de cette thèse est aisée. Commençons par remarquer que si des pays protestants ont connu des succès économiques (Hollande par exemple) il en est aussi de certains pays catholiques comme la France ou l'Italie.
Dans le même sillage l'Islam a été considéré comme un frein au développement. C'est Ernest Renan (19è siècle) qui a popularisé l'idée que notre religion est hostile au progrès économique et social. En réalité dans le domaine économique le saint Coran est favorable à la propriété et au commerce, l'interdiction du prêt à intérêt a depuis des siècles été contournée (questionnant les textes sacrés et l'histoire économique Maxime Rodinson a démontré cela avec force arguments). Mais les valeurs religieuses ne suffisent pas à elles seules à enclencher le développement, les institutions formelles qui encouragent la production sont nécessaires.
Certes beaucoup de pays musulmans sont aujourd'hui sous-développés. Mais la Malaisie et la Turquie (17è puissance économique du monde) ont rejoint le groupe des pays émergents (ou nouveaux pays industrialisés), ce qui infirme toutes les insanités répétées sur le soi-disant obstacle de l'Islam au développement économique.
Posons le problème une seconde fois sur le plan épistémologique pour savoir si ce type de discours rend compte de la réalité en ayant recours à la parabole du cygne noir qui illustre un biais cognitif très courant.
Pendant longtemps on n'a observé que des cygnes de couleur blanche et on a conclu que tous les cygnes sont blancs avant de découvrir des cygnes noirs en Australie.
Dans notre cas nos cygnes noirs sont la Turquie et la Malaisie. Il suffit donc d'un seul exemple opposé (on a proposé deux) pour invalider ce qu'on considère comme vérité.
Revenons à la Malaisie, ce pays a connu un prodigieux essor, passant du sous-développement à l'émergence en quelque trois décennies (1970-2000) malgré un pouvoir politique autoritaire. D. Perkins et ses collaborateurs écrivent que ce pays était connu pour « l'exportation de caoutchouc, d'étain et d'huile de palme. » et ils ajoutent : « la Malaisie devient l'un des premiers exportateurs de composants électroniques et d'autres biens manufacturés à haute intensité de main-d'œuvre. En partie grâce à ses exportations, le pays se plaça parmi les pays à la croissance la plus rapide du monde et inscrit sa réussite dans l'histoire du développement (in : Economie du développement, p.21).
Après les indépendances des pays d'Afrique, de certains pays d'Asie et des Caraïbes, la pensée ayant pour objet le développement se radicalise sous l'effet notamment de la diffusion du marxisme et du structuralisme. L'économie mondiale est vue comme un ensemble composé d'un centre dominant économiquement et d'une périphérie dominée, leurs relations commerciales étant caractérisées par un échange inégal.
Les pays en voie de développement exportent des produits de base à faible prix et importent des produits manufacturés à prix élevé. La fixation et le contrôle des prix leur échappent. Ils subissent une dégradation des termes de l'échange (échange inégal).
En 1949 l'ONU a publié une étude qui montre une détérioration des termes de l'échange, les prix à l'exportation des produits primaires sur les marchés mondiaux ont baissé par rapport à ceux des produits manufacturés, durant les années 1876-1880 et 1936-1938.Bien que l'historien de l'économie Paul Bairoch ait contesté les données utilisées par l'ONU, rien n'y fait, la thèse de la détérioration des termes de l'échange au détriment du Tiers Monde s'est largement répandue dans le milieu des économistes tiers-mondistes. L'économiste argentin Raul Prebich soutenait que la baisse des prix relatifs des exportations de produits primaires des pays pauvres par rapport à leurs importations de produits industriels les condamnerait à la stagnation ou au mieux à une faible croissance économique. Une stratégie de développement fondée sur une politique de remplacement des importations par la production nationale (qu'on appelle industrialisation par substitution aux importations) s'impose.
Comme première remarque soulignons d'emblée que les études menées plus tard dans les années 1980 et 1990 sur la dégradation des termes de l'échange ont indiqué des résultats contradictoires.
Pour le courant appelé « dépendantiste », issu des thèses de Prebich, l'intégration des pays périphériques au marché mondial est un facteur déterminant de leur sous-développement.
Dans ce paradigme le sous-développement des uns résulte du développement des autres, les relations entre centre (pays développés) et périphérie (pays sous-développés) sont asymétriques et la cause de tous les maux : dépendance économique des pays pauvres, croissance anémique voire nulle etc.
A cette insertion néfaste Samir Amin propose l'issue de la déconnexion avec le marché capitaliste mondial, ce qui suppose donc un repli sur soi, une introversion autarcique et la construction de l'étatisme, système qui avait ses faveurs. Le sous-développement et le développement sont les deux faces d'une même médaille, le capitalisme à l'échelle mondiale, affirmait-il inlassablement; « alors qu'au centre la croissance est développement c'est-à-dire qu'elle intègre, à la périphérie la croissance n'est pas développement car elle désarticule » (Amin, 1971).
Nous savons ce que sont devenues les économies étatiques (ou socialistes) avec l'Etat comme producteur unique, une quasi-autarcie etc., elles se sont écroulées sous toutes les latitudes, après quelques décennies de fonctionnement comme dans l'ex-URSS.
La thèse du sous-développement comme produit inéluctable de la dégradation des termes de l'échange s'est révélée erronée quand on compare ses prédictions à l'expérience concrète des pays concernés. Les pays qui ont bien géré leurs recettes d'exportation grâce à des institutions favorables à la production ont mis leurs économies sur le chemin du développement. La théorie de la dépendance s'est disqualifiée avec l'émergence de nouveaux pays industrialisés extravertis, insérés au marché mondial capitaliste. Retournons encore une fois à la Malaisie.
En 1965 ce pays exportait des produits de base qui représentaient 90 % de ses recettes d'exportation. En 1998 ce sont les exportations des produits industriels qui sont devenues prédominantes avec 79 % des exportations totales. En 2016 la Malaisie est classée 39è puissance économique du monde (sur 207 pays) selon la Banque mondiale.
La rente issue des ressources naturelles ne l'a pas empêchée de s'industrialiser et de se développer, à l'instar d'autres pays (Chili, Botswana, etc.) qui ont aussi su transformer leurs ressources naturelles en grandes capacités de production dans l'industrie, les services modernes et l'agriculture.
Les ressources naturelles ne sont en elles-mêmes ni un moteur du développement (une bénédiction dit-on prosaïquement) ni un frein à celui-ci (une malédiction)), tout dépend de la manière dont on les gère, et c'est la qualité des institutions et de la gouvernance publique qui est en cause. Le concept d'économie de rente, n'a aucun pouvoir explicatif, il n'a pas de fondement scientifique.
Nous avons là affaire à un paradoxe. Une analyse superficielle considère que les ressources naturelles sont à l'origine de la prospérité de certains pays (Botswana, Malaisie, Chili etc.) et du blocage du développement pour d'autres pays (Nigéria, Algérie ou le Venezuela qui est en faillite économique profonde). C'est une aporie. Nous avons un même phénomène qui induit deux effets opposés.
L'erreur dans le raisonnement provient du fait que deux phénomènes concomitants sont, sans aucune démonstration, considérés comme liés par une relation de cause à effet. En réalité l'échec ou la réussite des pays producteurs de ressources naturelles provient d'un autre fait, les institutions, entendues comme lois et règlementations. La performance économique dépend de la qualité des institutions et non des ressources.
Si les structures institutionnelles incitent à produire, la dynamique productive s'enclenche et se maintient. Si elles découragent l'acte de production, la croissance est freinée et c'est le sous-développement qui règne. Si elles encouragent la piraterie, nous dit Douglass North (prix Nobel d'économie en 1993) piraterie il y aura.
Après les indépendances, le sous-développement des anciennes colonies est maintenu par les classes politiques dirigeantes qui ont mis en œuvre des institutions défaillantes qui soutiennent peu la production en longue période (sa cause est donc endogène), c'est ce que démontrent deux livres majeurs publiés au cours de ces dernières années, dont nous allons résumer les idées essentielles, idées pénétrantes qui s'écartent de la théorie standard dominante sur des points fondamentaux dans le champ du développement.
Le choix du sous-développement
Le problème du sous-développement a longtemps été imputé, par la science économique standard, à l'insuffisance de l'épargne qui induit de faibles investissements et à la pénurie de main-d'œuvre qualifiée. Mais épargne et investissement sont des manifestations de la croissance et non ses causes premières.
L'économiste américain Rostow perçoit le sous -développement comme un retard dans le domaine économique et social et la trajectoire pour tout pays candidat au développement se résume en ces étapes : la société traditionnelle, les conditions préalables au décollage, le décollage, la maturité et la société de consommation de masse. Cependant l'essentiel est omis, il s'agit du cadre institutionnel, sans lequel point de décollage économique, point d'accumulation dynamique des facteurs de production sur longue période et point de progrès de la productivité.
La lacune est comblée par le courant institutionnaliste apparu au 19è siècle aux Etats-Unis (avec pour théoricien notamment Thorstein Veblen) qui opère une rupture avec le paradigme dominant en soulignant que le système économique ne peut être étudié indépendamment de l'environnement institutionnel, politique et social, dans lequel il est situé. Le milieu institutionnel n'est pas neutre, il est actif, influençant les comportements des acteurs du monde économique, individus ou organisations. Douglass North, un des pionniers de l'analyse néo-institutionnaliste, propose cette thèse qui spécifie que ce sont les institutions qui déterminent la situation économique (sous-développement ou développement).
« Toute activité humaine organisée, écrit North, fait intervenir une structure qui définit la manière de jouer, que ce soit dans une activité sportive ou dans le fonctionnement d'une économie. Cette structure se compose d'institutions : règles formelles, normes informelles et moyens de les faire respecter » (Le processus du développement économique, p.73). « Les institutions sont les contraintes que les êtres humains imposent à leurs propres relations » (ibid., p.84).
Les règles formelles (lois, réglementations) et informelles (valeurs et normes sociales) orientent les comportements des agents économiques. Les droits de propriété sont au cœur des institutions économiques formelles.
Comme règles du jeu économique, les institutions sont à l'origine des performances ou des contre-performances du système productif.
Pour qu'une économie de marché donne de bons résultats il faut qu'elle soit encadrée par des institutions idoines. Le système politique joue un rôle décisif, il faut un Etat de droit qui, par les lois et règlements, assure la protection de la propriété et l'application des contrats, veille à l'action de la concurrence entre les entreprises etc.
L'Etat de droit est bâti sur la séparation des pouvoirs (pouvoir exécutif, législatif et judiciaire), et l'indépendance de la justice est cruciale.
Un cadre institutionnel efficace diminue l'incertitude ; les lois et réglementations créent des incitations à produire et à investir. Il favorise donc le développement économique, l'amélioration du bien-être de la population.
La matrice institutionnelle est inefficace quand elle ne protège pas la propriété, elle crée le sous-développement économique.
Un Etat de droit, une bonne gouvernance, créent un environnement favorable aux affaires, c'est à dire à la création de richesses.
Les études empiriques ont montré une corrélation entre qualité des institutions et croissance du revenu par habitant (voir par exemple Edison).
Bien que de meilleures institutions incitent à accroître les investissements et stimulent le progrès technologique, et donc la production et les revenus, les dirigeants politiques des pays pauvres préfèrent maintenir de mauvaises institutions génératrices de sous-développement pour garder le pouvoir politique car un Etat de droit met fin à leurs systèmes de rentes et privilèges illégaux et met l'économie sur la voie du développement avec à long terme une formation d'une classe d'entrepreneurs privés et de classes moyennes qui vont revendiquer la liberté et la démocratie.
Le système politique est déterminant car il est au cœur du processus de développement économique par l'établissement des institutions qui régissent les activités de production et d'échange. Il faut donc questionner le fonctionnement de l'Etat, notamment ses liens avec la richesse.
North, Wallis et Weingast (NWW) dans leur ouvrage commun « Violence et ordres sociaux » proposent « un cadre conceptuel pour interpréter l'histoire de l'humanité ». Ils considèrent à juste raison que le problème majeur des sociétés humaines est la régulation de la violence en leur sein car sans Etat elles s'autodétruisent. De cette contrainte émanent des institutions politiques qui façonnement diverses configurations économiques. L'Etat a été créé pour assurer la sécurité des personnes, il a besoin de ressources pour fonctionner qu'il prélève sur les richesses produites par la société civile.
Le cadre conceptuel, pour comprendre l'action multidimensionnelle de l'Etat, a pour socle la notion d'ordre social (ou mode d'organisation politique, économique et social) selon NWW. Selon la nature de l'ordre social mis en œuvre, l'Etat peut soutenir ou bloquer le développement économique. Le pouvoir politique construit l'ordre social pour endiguer la violence inhérente aux sociétés humaines et organiser la création de richesses et les moyens d'y accéder. Les modèles d'ordres sociaux permettent de faire une lecture des processus de fonctionnement et de développement des sociétés.
Ce que les auteurs précités appellent « ordre social d'accès limité » dont les premières formes remontent à plusieurs millénaires est une organisation où le système politique régule la violence et la compétition économique et crée des rentes au bénéfice des dirigeants.
La stabilité de l'ordre social limité suppose des barrières à l'entrée des sphères économiques et politiques, il s'agit de les préserver de la compétition afin que les membres de la coalition au pouvoir et leurs alliés économiques puissent les contrôler et disposer de revenus légaux ou illégaux.
L'accès aux marchés est réservé à certains individus ou organisations, il n'y a pas de droits impersonnels, ce qui permet à l'élite politique et à ses alliés de réaliser privilèges et rentes. Ce monde économique est donc dominé par l'Etat, soumis à n'importe quelle décision arbitraire. L'insécurité juridique y règne et la puissance publique est utilisée par l'élite au pouvoir pour s'enrichir aux dépens de la population.
La conséquence de ce fonctionnement est que les ordres sociaux à accès limité sont économiquement inefficaces puisque l'activité de production est inhibée par diverses restrictions, par la non-protection de la propriété ; ils sont instables et vulnérables aux chocs externes. La limitation de l'accès à la sphère de production génère une croissance faible et non durable incapable de propulser le développement économique à long terme. L'alternance de phases de croissance et de décroissance plombe la prospérité et le niveau de vie de la population à long terme.
Aujourd'hui les pays sous-développés relèvent, par beaucoup de traits, du modèle de l'ordre social d'accès limité. Les dirigeants de ces pays clament haut et fort que leur objectif est le développement, mais ce n'est que démagogie, car dans la réalité ils édifient des institutions qui vont à l'encontre de cet objectif.
Le champ économique n'est que partiellement ouvert, les lois et réglementations qui prévalent découragent l'investissement et la production. Les pratiques néo-patrimoniales sont prégnantes, l'Etat de non-droit leur garantit l'impunité.
Le sous-développement les arrange, il va dans le sens de leurs intérêts, cela leur permet de s'enrichir et de préserver leur pouvoir et leur toute-puissance. Si ces dirigeants voulaient le développement ils n'auraient pas opté pour des institutions qui le bloquent (Etat de non- droit, non protection de la propriété etc.).
Le développement économique, créateur de richesses, menace l'ordre politique en place de façon certaine en faisant émerger de nouvelles classes sociales, de nouvelles élites, qui vont revendiquer la primauté du droit. Un mythe s'écroule, celui des dirigeants politiques au pouvoir pour assurer l'essor de la nation, on comprend mieux qu'ils occupent le sommet de l'Etat pour se servir, accéder aux privilèges, réels ou symboliques, pour voler et dominer.
L'ordre social ouvert, apparu au 19è siècle en Angleterre, a été le produit de la révolution de 1688 qui a accru le pouvoir du parlement au détriment de celui du roi, lequel parlement a établi de nouvelles lois qui protègent la propriété, ce qui a frayé la voie à la première révolution industrielle.
Dans cette organisation politique et économique l'accès aux marchés n'est pas subordonné à l'appartenance à la coalition dominante mais est un droit impersonnel. L'organisation politique elle-même est bâtie sur la compétition. La population détient un ensemble de droits impersonnels, les individus sont des citoyens égaux en droits et en devoirs. C'est le règne de l'Etat de droit. L'activité économique est ouverte, la propriété est protégée et l'application des contrats est garantie par la loi. Les agents économiques investissent et produisent en toute quiétude sans le risque de voir leurs biens injustement confisqués.
L'Etat produit des biens publics (sécurité, justice, infrastructures etc.) et ne jouit que d'un seul monopole légal : la violence légitime. L'Etat encourage la production par les règles de droit et à ce titre il mérite le nom d'Etat développeur.
Les sociétés d'accès ouvert correspondent actuellement aux pays développés et aux pays dits émergents.
Dans un livre paru en 2012 aux Etats -Unis (Prospérité, puissance et pauvreté), Daron Acemoglu et James Robinson (DA et JR), présentent une autre mouture, mais qui a son originalité, de la relation institutions-développement. Leur apport réside dans les concepts d'institutions inclusives ou exclusives qui sont à la base de leur grille d'analyse.
En étudiant l'histoire d'un certain nombre de pays, ils démontrent que les pays qui ont réussi sont ceux qui ont édifié des institutions inclusives qui correspondent à ce que North et ses collaborateurs appellent ordre social d'accès ouvert articulant Etat de droit et liberté économique (organisation économique ouverte à tous les citoyens égaux devant la loi, préservation des droits de propriété).
Par contre les pays qui sont restés en retard économiquement sont ceux où l'Etat a mis en œuvre des institutions extractives (correspondant à l'ordre social d'accès limité), enrichissant les maîtres de l'Etat, défavorables au développement économique par l'insécurité juridique et son corollaire l'arbitraire qui limitent l'accès aux activités productives et découragent la production.
Dans un tel environnement institutionnel « un homme d'affaires qui craint de voir sa production volée, saisie ou lourdement taxée, aura peu de motivations pour travailler, et moins encore pour investir et innover » (DA et JR, p.105). C'est ce que disait déjà au 14è siècle Ibn Khaldoun au sujet de l'Etat de non-droit : « un gouvernement oppressif, écrit-il, amène la ruine de la prospérité publique. S'attaquer aux hommes en s'emparant de leur argent, c'est leur ôter la volonté de travailler pour en acquérir davantage » (prolégomènes, cité par Y. Lacoste, p.112).
Dans les pays économiquement retardataires les classes politiques régnantes créent des institutions génératrices de sous-développement pour qu'elles puissent conserver le pouvoir ad vitam aeternam, disposer des prébendes et autres avantages qui l'accompagnent, s'adonner à la concussion et d' « écraser toute activité économique indépendante qui menacerait leurs privilèges » ( DA et JR, p.458). La domination politique mue par une logique prédatrice a pour matrice ce qu'il y a de plus vil chez les êtres humains : la cupidité.
Si l'Egypte est pauvre c'est parce qu'elle est sous l'emprise d'institutions politiques et économiques extractives, elle est « dirigée par une élite qui a organisé la société à son profit et au détriment de la majorité du peuple. Le pouvoir politique très concentré, a permis d'enrichir grassement ceux qui l'exercent, l'ancien président Moubarak aurait ainsi ramassé une fortune de 70 milliards de dollars » (ibid. pp.19-20).
L'écrasante majorité des pays vit sous des régimes politiques et économiques extractifs.
Les institutions extractives peuvent promouvoir la croissance économique mais elle n'est pas durable. C'est une croissance sans développement. Cette croissance a lieu car il faut bien augmenter la production et l'emploi pour préserver la paix sociale et pour que la classe politique dirigeante accapare davantage de revenus. La croissance économique (augmentation de la production globale) ne s'identifie pas au développement, elle peut être cantonnée à quelques activités.
Quant au développement économique, il est impulsé par des institutions inclusives, et se définit comme l'ensemble des transformations économiques, sociales et culturelles profondes associées à une croissance durable de la production globale due à une hausse de l'accumulation et de la productivité des facteurs (travail et capital). Les structures économiques changent sous l'effet de l'investissement et du progrès technique soutenus par des institutions judicieuses. L'industrie et les services modernes s'élargissent et accroissent leurs parts dans la production et dans l'emploi. L'investissement dans le capital humain s'élève (enseignement et santé), le niveau de vie s'améliore, les structures sociales se transforment (émergence de nouveaux métiers, de nouvelles catégories socioprofessionnelles) etc.
Amartya Sen (prix Nobel d'économie) assimile à juste titre le développement à la liberté dans l'ordre social, politique et économique (Sen, 2003).
C'est le développement économique qui fait peur aux Etats extractifs et dont ils ne veulent pas, gardant des institutions de prélèvement qui l'étouffent.
« Les pays pauvres sont pauvres parce que ceux qui détiennent le pouvoir prennent des décisions créatrices de pauvreté. Ils n'agissent pas ainsi par erreur ou par ignorance, mais en toute connaissance de cause » (DA et JR, p.97).
Selon nos deux auteurs, Acemoglu et Robinson, après avoir subi les institutions extractives de l'étatisme « la Chine a fait de grands progrès sur la voie des institutions économiques inclusives, et que ces avancées remarquables soulignent le taux de croissance spectaculaire qu'elle enregistre depuis trente ans ». L'intégration au marché mondial a fortement soutenu son expansion économique accélérée. Cependant elle conserve encore des institutions politiques autoritaires ou extractives pour utiliser le jargon de DA et JR.
Singapour, ville-Etat, allie institutions économiques inclusives, ouvertes, et autoritarisme politique qui garantit un ordre juridique stable.
Les Etats fondés sur des institutions politiques fermées ou quasi-fermés (absence de démocratie ou démocratie de façade) et sur des institutions économiques extractives constituent un ensemble hétérogène. Cela va de pays très pauvres ayant des Etats défaillants, par exemple le Niger et le Mali qui ont respectivement un revenu par habitant de 421 $ et 792 $ en 2017, jusqu'à des pays qui ont une prospérité relative comme le Mexique (9249 $).
Conclusion
Le développement économique est une affaire d'efficacité des institutions. Le système politique est la clé de voûte de l'ordre social, c'est le lieu où se forgent les lois et les règlements qui déterminent les incitations à produire et à innover. A l'opposé le sous-développement est le produit d'institutions néfastes qui s'opposent à l'essor économique. Dans les pays maintenus dans l'arriération économique, l'élite politique impose un Etat de non-droit qui ne garantit pas, bien entendu, la sécurité de la propriété et l'indépendance de la justice, freinant la propension à investir et à produire. L'accès à l'activité productive est restreint, cela bloque l'émergence et le dynamisme d'acteurs économiques autonomes dans le but de consolider et perpétuer le pouvoir des gouvernants qui s'adonnent sans vergogne à l'enrichissement personnel. L'Etat de non-droit génère donc le sous-développement. Si après cinq ou six décennies d'indépendance, les pays anciennement colonisés n'ont pu sortir du cercle du sous-développement, c'est que les tyranneaux qui sont à la tête de leurs Etats les y ont maintenus volontairement pour s'accrocher au pouvoir. La prédation qu'ils organisent repose sur un usage patrimonial de l'Etat. L'Etat n'est pas seulement l'appareil institutionnel de domination, il est le terreau sur lequel prospère la prédation (détournement des deniers publics, corruption à grande échelle).
Il ne faut surtout pas penser que les résultats désastreux de ces pays sont dus à l'incompétence de leurs dirigeants, nous préviennent Acemoglu et Robinson, s'ils avaient pour dessein le progrès économique ils feraient appel à des experts pour les conseiller.
Les dirigeants du monde arabe ont enchaîné leurs pays à l'ordre social d'accès limité où l'activité économique est restreinte par des institutions délétères. Le dosage d'inclusion qui reflète le degré d'ouverture économique est généralement faible (à de rares exceptions près) et variable selon les pays de ce monde là.
Les pays qui n'ont pas évolué, longtemps verrouillés politiquement et économiquement, ne sont pas condamnés à rester englués dans le sous-développement, ce n'est pas une fatalité, l'état de non-développement est une construction politique et la classe dirigeante qui en est l'auteur n'est pas invulnérable. L'inhibition de la production et son corollaire le chômage et la pauvreté minent les régimes extractifs qui échouent lamentablement et risquent l'effondrement.
La transition d'institutions extractives vers des institutions inclusives n'est pas aisée, elle est le produit de luttes politiques et sociales qui peuvent être pacifiques ou violentes. Après la chute désastreuse du monde socialiste rongé par ses institutions extractives, le monde arabe a commencé à s'effondrer, sombrant dans les guerres civiles (Irak, Syrie, Yémen) ou le chaos permanent (Libye). Espérons que les sacrifices n'auraient pas été vains et que l'Etat de droit finira par triompher dans ce vaste espace.
Références bibliographiques
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* Maître de conférences HDR, diplômé des universités de Paris 1-Sorbonne et Paris 10-Nanterre


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