Au moment où le système va engager des élections présidentielles, il est légitime de s'interroger sur les programmes qui pourraient et devraient s'imposer. La question pourrait être posée de la façon suivante : pour sortir de la dépendance aux hydrocarbures, pour construire une société civile en mesure de prendre en charge les besoins de la société, que peuvent faire les militaires ? Car il faut le rappeler, c'est notre dépendance aux hydrocarbures qui donne le pouvoir aux militaires. Tant que la ressource principale sera minière et propriété d'Etat, c'est de la politique de ce monopole, de ses dispositions, que dépendront les transformations de l'organisation sociale et économique. Si leurs intérêts de court terme l'emportent, le conflit se transportera en leur sein avec la raréfaction de la ressource minière. Pour le contenir, il faudra user d'un autoritarisme plus rigoureux et socialement plus coûteux. Ce qui semble être la pente la plus prévisible aujourd'hui. Si les intérêts de long terme l'emportent, avec l'accroissement du poids des jeunes générations par exemple, les intérêts pris en compte pourraient être plus larges sur lesquels pourrait s'appuyer l'émergence d'une économie diversifiée et d'une société civile compétente et responsable. Mais on ne responsabilise pas une société du jour au lendemain. Le seul vrai programme qui puisse exister consiste à commencer à responsabiliser une société qui a désappris à l'être depuis longtemps. Il faut que la société, avec ses deux composantes civile et militaire, puisse assumer des comptes clairs. La société ne pourra plus faire endosser longtemps les charges de la sécurité, de la santé et de l'éducation au secteur des hydrocarbures. Elle aura du mal à cacher derrière de vagues comptes généraux et généreux des comptes particuliers occultes. Un programme de libéralisation qui ne responsabiliserait que la propriété qui a émergé de la dissipation de la rente ne pourrait qu'accroitre les inégalités et étendre la crise. Et on ne peut pas responsabiliser tout le monde à la fois. Le précédent gouvernement a « responsabilisé » la partie de la société civile qui lui faisait allégeance. Au lieu de l'aider à sortir de la dépendance aux hydrocarbures, ce qu'il aurait pu faire en prêtant la rente au lieu de l'investir à fonds perdu, il l'a gardée sous leur tutelle pour former des fortunes privées exportables plutôt que de vrais capitaux. Il faut responsabiliser la société civile en mesure de responsabiliser l'ensemble de la société, de la mettre en marche en bon ordre et dans la bonne direction. Et non pas responsabiliser les propriétaires dont la propriété souffre d'un manque de légitimité, ayant été acquise non pas sur la base de leur savoir-faire et de leur efficacité, mais sur la spoliation de la propriété collective des générations futures. Mais les deux sociétés civile et militaire ne semblent pas être sur le point de coopérer. Pourtant, la société militaire ne peut plus rester au-dessus de la société civile sur laquelle elle doit désormais reposer. N'ayant pu compter sur elle-même, elle ne pourra se passer de sa contribution. La société civile ne peut pas non plus continuer de vivre du parasitage de la société militaire, elle doit revoir ses comptes, les équilibrer. Les transformations et les coopérations des deux sociétés, autrement que sur le mode de la dissipation des ressources collectives, sont maintenant nécessaires pour éviter que leur condition d'existence ne prenne la mauvaise pente. Une propriété privée limitée, des responsabilités régionales et des pôles informels pour organiser la coopétition Il faudra donc pour responsabiliser, recadrer, préciser les comptes. Comment cela se peut-il ? Autour de quels comptes pourraient s'organiser, être intégrés, les comptes de tous ? Autour d'une stratégie industrielle et des grandes entreprises, à l'image des sociétés de classes industrielles comme peut le suggérer une politique libérale ? Peuvent-elles organiser, intégrer, de haut en bas, les comptes de l'ensemble de la société ? Cela signifierait que sous l'égide des entreprises globales mondiales, les entreprises locales pourraient remonter les filières. Un peu comme la Corée du Sud au temps de la guerre froide. C'est là un scénario invraisemblable pour l'Algérie et le monde d'aujourd'hui. Du double point de vue de la justice et de l'efficacité, cela ne semble pas la bonne méthode. Du point de vue de l'efficacité, pour que tous les comptes se tiennent, il faudrait une solidarité des acteurs réels qui puissent former des entreprises comme des collectifs efficaces et solidaires, recouvrant l'ensemble de la société. Ce qui ferait de la région, un élément central du dispositif national d'intégration et de solidarité. Ce dispositif doit être tenu par ses deux bouts locaux et nationaux. Des comptes régionaux sont nécessaires pour l'intégration de l'ensemble des comptes. Des dynamiques régionales explicitant le lien entre justice et efficacité sont nécessaires pour conserver la cohésion sociale. Celle nationale ne le pouvant plus. Il restera à tenir l'autre bout national qui procèdera de haut en bas. Retenons ici que la solidarité doit procéder de bas en haut. Elle doit gagner la nation, mais elle ne peut en partir. La solidarité nationale ne peut se construire que sur la base des solidarités réelles. Du point de vue de la justice, ce n'est pas aux grandes entreprises qu'il revient de commander à la production et à la consommation. Les « grandes entreprises » seront des entreprises leaders qui émergeront d'une coopétition (coopération et compétition) mobilisant et valorisant l'ensemble des comptes de la société. Le haut n'est pas défini par les grandes entreprises ordonnatrices, mais par les objectifs communs supérieurs que s'est fixés la société. L'entreprise leader est celle qui peut mener à la réalisation de ces objectifs d'intégration et d'efficacité. Il n'y a pas de grandes entreprises, mais une « entreprise » sociale globale (des objectifs communs) dont le pilotage pourrait être confié par le gouvernement à des agences non gouvernementales (ex. de la Suède) et à laquelle participerait une multitude d'entreprises qui s'inscrivent dans la réalisation des fins de cette entreprise globale. Ces entreprises leaders ne devront pas faire de grands propriétaires qui pourraient monopoliser la décision économique, la soustraire à la décision politique, à la délibération démocratique. Pour que les comptes de tous puissent être compris dans un compte global il faut poser une limite à la propriété privée, à la concentration des ressources. La décision économique ne doit pas être séparée de la décision politique pour être monopolisée par la grande propriété. Il faut que l'ensemble de la société puisse être actionnaire de cette entreprise globale. Il faut que la société recouvre sa propriété collective et que la propriété privée soit mieux étayée et faiblement concentrée. Il faut en quelque sorte que la propriété privée ne soit qu'un mode de réalisation de la propriété collective dans des conditions particulières, autrement dit qu'elle ne s'en désolidarise pas et que sa fonction sociale soit de réaliser des finalités sociales. Pour ce faire autour de quels principes devrait s'organiser une telle coopétition ? Je soutiens ici l'hypothèse suivante : autour des solidarités réelles et de la compétition internationale. La solidarité nationale républicaine de tradition monarchique a défait les solidarités antérieures les considérant comme des survivances, des archaïsmes. Notre solidarité nationale en a fait autant, ne bénéficiant plus du support des hydrocarbures, elle se délite. Elle a été construite sur du sable à défaut d'avoir été construite sur de réelles solidarités. Elle ne pouvait compter sur celles de classes comme ailleurs. Les archaïsmes ne consistent pas dans les solidarités vivantes, mais dans ses réalités sans prises sur la vie sociale. Il faut retrouver des solidarités réelles pour fabriquer une solidarité nationale. Puisque nous ne sommes pas une société de classes, elle ne peut se construire sur des classes. La solidarité nationale ne peut pas non plus se construire autour de la société militaire sans les hydrocarbures ou sans la guerre. La guerre, qui était alors le rapport au monde colonialiste, a établi une solidarité nationale. Mais la guerre étant finie, la discipline qu'auraient exigée nos coopétitions n'a pas irradié de cette institution centrale vers la société dans la fondation de la solidarité nationale. Son usage des ressources naturelles ne le lui a pas permis. Elle n'a pas établi de discipline sociale et économique, elle n'a pas servi la rationalisation de l'activité sociale et matérielle. Notre esprit combattant n'a pas migré vers les champs de bataille maintenant pacifiés. Nos samouraïs ne se sont pas transformés en capitaines d'industrie. Notre armée ne pouvait pas être de tradition monarchique, elle est une incarnation de notre esprit combattant qui n'a jamais appartenu à une classe de seigneurs. Et les temps de guerre qui s'annoncent interpellent cet esprit assoupi dans le lucre et la prédation. La société doit retrouver l'esprit combattant et sa discipline pour triompher du néocolonialisme. La société doit se défaire de la discipline féodale qui a inspiré ses institutions et que l'on a voulu greffer à ses comportements. Sans prise sur nos solidarités et nos compétitions, cette discipline les combat et se dilue. Nous devons prendre les ressources de coopétitions que nous avons, en les transformant par leur valorisation. On ne peut prétendre savoir au départ ce qu'elles seront, un nouveau monde est en train de s'inventer. Nous savons seulement que nos compétitions doivent s'appuyer sur nos solidarités réelles pour les renforcer et non pas les détruire. Nous devons bien faire continuellement avec ce que nous avons en propre pour être en mesure d'incorporer ce que le monde peut nous offrir. Nous devons ensuite être capables d'en mesurer les réalisations et de les faire progresser. Il faut pour cela que tous les comptes solidaires se tiennent dans la coopétition internationale. C'est une telle coopétition qui légitime toujours le niveau national, hier lors de la guerre de libération tout comme aujourd'hui dans la lutte pour une relative autonomie économique. Si le niveau national faillit à une telle obligation, il se défait. La coopétition internationale que mène ce niveau doit élever le niveau général des différents comptes sans rompre leur solidarité et cela en entrant franchement dans la coopétition mondiale pour produire un combat, des objectifs collectifs, un ordre de combat, une cohérence de la démarche, clairs. Nous ne pouvons pas définir nos objectifs en ignorant ceux du monde, c'est la qualité de notre insertion internationale, politique et économique, qui définit la pertinence du niveau national. Nous ne pourrons plus éviter cette coopétition et c'est en elle que s'inscriront nos conquêtes et nos défaites. La coopétition intérieure des régions doit s'inscrire dans la coopétition internationale et y gagner une meilleure insertion. On ne peut envisager notre autonomie autrement que relativement. Nos champions doivent s'attacher à ces deux coopétitions sans se détacher de celle intérieure et en devenant ses leaders dans la coopétition internationale. Voilà le nationalisme qui sait parler aux masses : des champions, plus collectifs qu'individuels, leaders d'un mouvement d'ensemble en faveur d'une meilleure insertion internationale. Vivant moins de l'argent de riches sponsors que de leur contribution à la société. Les hydrocarbures nous ont donné une part de la production mondiale, c'est par la mobilisation de nouvelles ressources, leur meilleur usage, qu'il faudra désormais l'obtenir, à un moment où les économies se resserrent, si nous ne voulons pas voir cette part de la production mondiale se réduire au profit des plus riches. Un ordre de combat clair - j'utilise une métaphore militaire, car tel doit être le sentiment que doit donner la société dans la zone de tempêtes que nous allons traverser-, signifie une insertion ordonnée dans les marchés mondiaux, qui entraîne l'ensemble de la société dans sa progression et donc ne la disloque pas, mais la renforce. Il signifie une compétition monopoliste informelle bien organisée, mais non plus au service de compradores, qui puisse faire face à la compétition monopoliste mondiale et non pas une libre concurrence, un libre marché où les plus riches imposeraient leurs marchandises. Une coopétition organisée autour de certains pôles formels et informels qui impliquerait l'ensemble de la société, et non plus de purs importateurs, qui mettrait en cohérence et améliorerait ses comptes, sa consommation et sa production. Il nous faut des pôles qui polarisent l'ensemble de la société vers des objectifs collectifs explicites en vue d'une meilleure insertion internationale à partir desquels pourront s'organiser les marchés et se structurer les différents comptes. Leur caractère formel et informel exprimant le mode de leur construction par le haut et par le bas respectivement. Les entreprises économiques, la propriété, ne sont que les moyens qu'une société délibérative se donne et que ces pôles présupposent. Elles se feront et déferont sans entamer le tissu social avec la transformation de leur écosystème. L'exemple du tourisme Prenons l'exemple du tourisme. Nous savons que notre pays a toujours été convoité pour ce que la nature lui a octroyé. Celui-ci ne pourra prendre son essor que si se transforme le rapport de la société au monde en même temps qu'inversement, le rapport du monde à notre société. La profondeur du changement mental exigée est considérable. Cette mentalité demandée est cependant déjà en nous, au plus profond de nous-mêmes. Elle ne nous est pas étrangère. Un milieu attractif, une société accueillante, solidaire, soucieuse de son environnement et un monde moins malveillant poussé vers nous par le vieillissement de la population européenne, la baisse ou la stagnation de son pouvoir d'achat. Il nous faut savoir comment nous inscrire dans le monde étant donné ce qu'il est et devient. Il nous faut abandonner l'aspect guerrier que nous avons revêtu pour nous libérer du colonialisme, nous ne sommes pas une société de tradition guerrière, la guerre nous a été imposée. La société militaire n'est pas dépositaire de notre esprit combattant, elle est une de ses objectivations, de ses incarnations. Il nous faut donc affronter la vie autrement, ne plus craindre le monde, être en mesure de le connaître, d'y bien habiter et de bien l'accueillir. Le colonialisme nous a dénaturés, de notre combat pour la survie il a offert le pouvoir à une dictature qui s'est réservé notre esprit combattant. Nous sommes devenus de purs consommateurs parce que nous n'aimons pas ce que nous faisons, ce que nous produisons. Si nous sommes restés plus longtemps que les autres dans les temps antiques, c'est parce qu'ils nous suffisaient. Avec l'agression coloniale, nous sommes sortis de nous-mêmes, d'une société de tradition non guerrière nous avons admis un régime militaire pour adopter les institutions de la communauté internationale. Avoir une autre place dans le monde et valoriser nos ressources naturelles et humaines, nos valeurs en général, suppose que nous continuions à suivre notre chemin pacifiste et non celui guerrier emprunté par les sociétés industrielles précédentes. Nous ne pourrons pas prendre le chemin de leur civilisation qui commence par la division de la société en classes guerrières de seigneurs et en classes de serviteurs. Nous ne rattraperons jamais le retard historique dans une telle trajectoire. Notre trajectoire historique ne passe pas par le Moyen Âge européen où s'est construit leur Etat national. Elle va des temps antiques aux temps modernes. Détruire le fonds que nous donnent les premiers sur lequel nous devons accumuler ne nous fera pas entrer dans les seconds. Il nous faut maintenant savoir faire face à la guerre à notre manière (non-guerrière de classes), autrement qu'en la fuyant dans nos montagnes ou en y entrant, mais en défaisant ses stratagèmes pour la rendre impossible chez nous afin de ne pas être à nouveau colonisés. Colonisation qui n'est plus directe, mais indirecte, grâce à nos élites juste puissantes à nous dominer et au travers de nos marchés. Nous avons longtemps fui la guerre, elle a quand même réussi à entrer dans nos maisons et a détruit nos institutions, perverti nos comportements. Notre esprit combattant a triomphé du colonialisme direct, militaire, il doit maintenant s'instruire pour désarmer les guerres, la colonisation de nos marchés, plutôt que de s'armer avec des armes qui servent la guerre plutôt qu'elles ne lui servent. L'esprit combattant doit rester celui de toute la société, si nous voulons demeurer libres. Il saura défaire les nouveaux colonialismes. Demandons-nous, comment pourrions-nous obtenir du monde ce que nous attendons de lui ? En nous faisant violence ainsi qu'à notre environnement, en régénérant la dictature ? Nous ne pourrions pas ainsi donner au monde ce qu'offre la monarchie marocaine voisine. Je continue à soutenir que c'est le modèle de la cité mozabite qui doit nous inspirer pour la construction de la société algérienne et ses institutions et non celui de la cité athénienne de classes ou de la monarchie républicaine. Dans cette cité, le droit ne présuppose pas le monopole étatique de la violence contrairement à la théorie eurocentrée du célèbre sociologue allemand Max Weber : il peut s'appuyer sur le contrôle social. Le contrôle social de la cité mozabite est d'essence démocratique contrairement à celui qu'a rejeté l'Occident identifié à celui de l'Eglise. Les villages berbères n'étaient pas contrôlés par les imams, mais par leurs assemblées. Faute de l'avoir compris, les grands nomades fondateurs d'empire n'ont pu durer. Leur esprit de corps n'étant plus entretenu, leurs conquêtes s'étant achevées, les sociétés qu'ils ont fondées sont retombées dans l'anomie. La société ne sera pas construite par la guerre, par le monopole militaire de la violence comme en Occident, de haut en bas comme dans la tradition féodale et monarchique. Pourquoi refuse-t-on de le voir ? La protection militaire d'un territoire a été nécessaire à l'érection des cités, mais elle n'a pas suffi. Il faut compter sur l'esprit de corps des collectifs, donc des régions, des cités et des organisations. Nous avons jusqu'à présent atomisé la société : nous avons des individus séparés, une société décomposée et un Etat omnipotent menacé de faillite. Ont été ainsi incitées les solutions individuelles et réprimées ou méprisées celles collectives. Où en sommes-nous dans la construction de nos institutions ? Sont-elles des territoires morts, des théâtres de marionnettes ou des territoires vivants ? Pourquoi défile-t-on dans les rues ? Nos problèmes ne résultent-ils pas de l'étatisation de la société dont nous avons voulu profiter sans retour ? Avons-nous étatisé pour privatiser ensuite, former une classe de propriétaires et une autre écrasante de propriétaire de sa seule force de travail ? Retour au point de départ ou grand détour ? Souvenons-nous de ce que voulait la société avec l'autogestion. Nous étions encore enfermés dans l'alternative l'Etat ou les riches. Et le monde a continué de nous déposséder. En vérité l'exemple du tourisme est paradigmatique. Ce que nous avons dit de lui peut-être dit pour les autres secteurs. Pour investir à l'étranger, pour attirer l'investissement étranger, nous incorporer le savoir-faire, c'est de tels rapports du monde et de la société que nous avons besoin. Des institutions légères et réactives en mesure de faire progresser la justice et l'efficacité sociales en lieu et place d'une représentation politique traditionnelle Les élections du 12 décembre peuvent-elles porter un tel programme de responsabilisation des personnes et des institutions ? Je ne crois pas que cela soit leur objet. Leur objectif immédiat est de revenir à un fonctionnement institutionnel régulier. Il n'est pas de changer la vie des citoyens, elles ne le pourront pas. Un tel programme doit d'abord être désiré par la société, dans ses composantes civile et militaire, pour pouvoir être porté par une représentation politique. Il doit faire partie de ses désirs et de ses croyances. Or au sein de la société, le débat politique semble vouloir contourner résolument cette question. Parler à des électeurs dont il faut gagner les faveurs, de responsabiliser en temps de vaches maigres les fait reculer. Ils savent qu'ils en supporteront les charges. Si le sacrifice est inévitable quelle promesse porte-t-il ? Une descente en enfer ou une vie plus digne ? Quand on parle de changer de système, on pense plus à établir des institutions justes qu'à changer la vie réelle, les dispositions et les comportements sociaux. La solution intellectuelle est toute prête la démocratie-, elle est une réponse par défaut que notre paresse politique nous fait préférer. Bien qu'elle permette de contourner les questions désagréables (la question du sacrifice et de sa récompense), ce en quoi adhère la société, elle n'est pas satisfaisante. Il est plus facile pour la société politique d'adopter la croyance de tradition monarchique qui lui donne un point de vue surplombant, selon laquelle changer les institutions c'est changer le comportement des gens, la vie sociale et politique [1]. Les institutions ne sont plus autoritaires, mais la démarche top down le reste. La société n'y croit pas, les institutions que ses comportements ne comprennent pas ne vont pas changer la vie, ses comportements sociaux, ceux des politiques ni l'aider à établir ses normes. Les comportements sociaux vont modifier, instrumentaliser leur fonctionnement ou bien les contourner. La mauvaise presse de la société politique, traitée d'opportuniste, accroit la distance entre les institutions et les comportements sociaux. Comment les institutions qui auront été mises en place pourront-elles obtenir des comportements sociaux ce qu'elles supposent ? Voilà à quoi tient un premier refus des élections : le refus de suivre la classe politique. La société ne partage pas en matière de démocratie les croyances de la classe politique, fausses de surcroît, car n'y croyant pas vraiment elle-même. Elle croit en ses résultats. L'importation d'institutions démocratiques ne suffira pas à changer sa vie, seulement celle de la classe politique. Pour la société, il faut qu'un tel changement dans les institutions soit soutenu par une vision concrète de la vie qu'elle veut mener. Il faut que les institutions prolongent le comportement des personnes, s'inscrivent dans leurs interactions, les aident à fabriquer leurs normes et non à leur imposer un jeu social qui les dessert. Ce ne sont pas les institutions qui fabriquent les normes, mais les interactions des comportements et des institutions. Les mauvaises interactions fabriquent de mauvaises institutions et de mauvais comportements parce qu'incapables de fabriquer des normes qui régularisent le fonctionnement d'une société. Or une telle vision de la vie concrète et de son jeu social est absente. Cela tiendrait à la combinaison de deux désirs : le désir de persévérer dans la vie antérieure à défaut de disposer d'un horizon souhaitable et réalisable chez la société d'une part, et un désir abstrait de changement chez la classe politique d'autre part. Par défaut, la société veut que le futur continue de ressembler au passé, la société politique que changent les libertés politiques. Tant que la société, dans ses deux composantes civile et militaire, ne pourra pas voir les désirs qu'elle peut réaliser, elle s'en tiendra à un attachement au passé et à un désir abstrait qui aurait pu se transformer en changement dans les institutions si elle partageait les fausses croyances de la société politique. Mais ce n'est pas le cas, elle sait que ce désir abstrait ne peut servir que la classe politique. On peut généraliser et soutenir que la crise de la démocratie représentative tient au fait que les anciennes institutions démocratiques n'ont plus de prise sur la vie réelle et que la société a du mal à se représenter, se projeter, dans la vie qu'elle peut et veut mener. La vie antérieure se dégradant et la figuration de la nouvelle vie ne pointant pas ou mal, la société s'accroche à la vie antérieure et la société politique au simple désir abstrait de démocratie, de changement dans les institutions. Il s'ensuit un divorce entre la société politique et le reste de la population, les désirs sociaux ne trouvant pas leur expression politique. Tant que la société n'entreverra pas clairement la vie qu'elle peut et veut mener, les institutions de la démocratie représentative ne pourront pas jouer d'autre rôle que celui d'entretenir une classe politique. En attendant, la classe politique d'opposition peut se contenter d'un changement dans les institutions et mener ensuite une politique d'ajustement structurel à laquelle ni elle ni la société n'auront osé penser et consentir. S'adapter avec tout le monde pour ne pas déplaire en trahissant la fonction politique (gouverner n'est-ce pas prévoir ?), plutôt qu'anticiper. Changer de vie ne sera pas particulièrement agréable. Cela dépendra beaucoup du rapport de nos capacités et de nos désirs. Désirs mimétiques ou désirs réfléchis et réalisables. Ce que tous ne pourront pas réaliser sera réservé à quelques-uns. Si nous voulons rester une société d'individus libres, il nous faudrait nous défaire de nos désirs mimétiques et attacher nos désirs à nos capacités. Il nous faudrait globalement réduire notre consommation, épargner et investir pour réduire notre dépendance extérieure, en impliquant l'ensemble de la société dans l'effort collectif et en partageant mieux les fruits d'un tel effort. Dans le cours actuel du libéralisme marqué par une différenciation sociale qui accroit les inégalités au profit des plus riches et non des plus défavorisés[2], il faudra « écraser » les hiérarchies sociales pour maintenir une cohésion sociale. Ce ne sont pas les relations marchandes qui construisent une société, mais ses relations de dons et de contre-dons[3]. Les premières sont des relations de réciprocité entre étrangers, les secondes entre familiers. La redistribution et la solidarité se construisent sur les secondes et non sur les premières, sinon sous le patronage du capital financier qui s'en soustrait aujourd'hui en ayant plutôt tendance à se déterritorialiser. Il faut faire son parti de la position politique suivante : la société ne suivra pas ses éclaireurs qui anticipent les nécessaires et probables « ajustements structurels ». Elle les écoutera, mettra en réserve leurs avertissements, mais ne les suivra pas. La société ne partageant pas les croyances de sa classe politique ni ne lui accordant quelque crédit pour que ses croyances puissent irradier, les avis éclairés resteront globalement inaudibles. Ils seront noyés avec ceux dominants. La tâche sera donc plus difficile, car il faudra être plus précis dans la définition des séquences de l'ajustement et leur déroulement réel. La société voudra suivre pas à pas, séquence après séquence, les réalisations de la politique suivie. Pas de promesses, juste des réalisations défendra-t-elle. Pas d'élections, de la délibération. La société et le politique s'adapteront et progresseront ensemble en choisissant le moindre mal chaque fois qu'ils devront choisir. Fini le temps des grandes réalisations aux comptes flous où tout le monde ou presque pouvait se servir chacun selon ses moyens. Dans le monde actuel, la société ne pouvant se projeter dans un programme explicite, il s'ensuit que c'est moins d'une représentation politique qu'elle a besoin, que d'institutions légères et réactives qui lui permettront dans ses délibérations d'ajuster rapidement et le plus consensuellement possible ses croyances et ses désirs pour éviter les déchirements et les catastrophes. C'est dans cette dynamique que se formeront simultanément les institutions et les comportements sociaux que l'on considère à tort séparément. Les plus éclairés des politiques n'ont pas d'autres choix que celui d'accompagner la société dans l'éclosion de ces nouveaux désirs responsables. Ils ne peuvent s'autoriser de sa confiance, ils doivent compter sur la confiance de la société en elle-même qui ne pourra s'accumuler que progressivement. La prise de pouvoir par les élections sans le désir et la capacité de changer la vie est illusoire. Il reste que contrôler le processus électoral pourrait être une conquête sociale, mais là encore nous sommes mal disposés : la société refuse de s'engager parce qu'elle ne voit pas la suite, ne veut pas voir certaines suites, sous la conduite de sociétés politiques qui ont failli. Une fois élu, le président ne pourra que faire avec les désirs dominants de la société. Il concèdera à la répression les désirs inconsistants et se soutiendra de ceux consistants. L'élu ne pourra pas faire indépendamment de la disposition de l'ensemble des forces, il aura besoin du soutien des forces majeures. Toute la question est là : quels désirs seront consistants, congruents et lesquels ne le seront pas ? Où seront les forces dont les désirs pourraient se réaliser ? Qui et quoi leur permettrait de cristalliser, de faire corps ? Je soutiendrai que c'est le retour à une idéologie égalitaire, à une idéologie de liberté de base égale pour tous, non consumériste, semblable à celle de nos sociétés antiques, avec l'esprit de laquelle on construirait nos institutions et nos rapports. Les désirs qui peuvent se réaliser dans le court terme ne sont pas ceux qui pourront irradier. Ils appartiennent au passé, leur feu s'éloigne. Le monde et nos ressources ont changé. Ne nous faisons donc pas d'illusion. Le redémarrage de la société, s'il a lieu, devra se faire sur de nouvelles bases. Il devra compter sur toute la société. Non plus sur le «ruissellement» des richesses des riches vers les pauvres que l'économie de marché ne peut plus assurer, mais sur la compassion envers les plus défavorisés que l'on partage de proche en proche jusqu'au plus lointain et non entre indifférents. Ce nouveau départ sera certainement difficile, mais il le sera davantage si nous le refusons plus longtemps et si nous laissons les anciennes forces poursuivre leur prédation. La visibilité du mouvement social et politique étant très limitée, étant donné le nombre de variables qui lui échappe et le discrédit des hiérarchies civiles et militaires actuelles, la prudence veut qu'il ne quitte pas sa route sous une brutale embardée. Son pacifisme, celui d'une société de tradition non guerrière, est stratégique. Il ne peut pas conduire à une confrontation entre les deux sociétés civile et militaire. C'est là la première exigence : « l'ajustement structurel », qu'il soit libéral ou égalitaire, les concerne toutes deux. Les manifestations de rue font voir des présences et entendre un désir social. Elles n'ont pas de prise sur la répartition du produit social au contraire de la classe ouvrière dans la société industrielle. Nos luttes, nos grèves, ne sont pas de classes. Leur enjeu est une répartition du revenu national entre différentes « corporations » aveugles les unes aux autres. Elles sont dans une impasse. L'importation de traditions de la société de classes dans une société qui ne l'est pas est contreproductive. Nos grèves dégradent plus souvent nos conditions qu'elles ne les améliorent. Elles ne transforment pas les rapports de force, elles usent des autorités factices. Les réelles transformations sont silencieuses, elles sont d'abord en nous-mêmes et entre nous-mêmes, dans les différenciations et associations que nous acceptons. La stratégie pacifique n'est pas seulement dans la manifestation, l'expression de désirs, mais surtout dans la confection, la réalisation de capacités, de pouvoirs : « fabrique ton habit » disait Gandhi contre le colonialisme de l'industrie textile anglaise. Il faut gagner nos marchés, il faut améliorer nos solidarités et nos capacités. La seconde exigence consiste en ce que la société politique, que l'on ne saurait réduire dans notre société à la classe politique, doive revoir ses croyances : il s'agit de changer la vie des citoyens, d'en faire des parties prenantes de leur vie, de l'épargne et de l'investissement. Il s'agit de ne pas séparer la confection des institutions du comportement des personnes. Il s'agit de partager des croyances avec la société, de les éprouver avec elle. C'est ainsi que le politique obtiendra une reconnaissance et qu'une production politique conséquente sera possible. De quelle manière changer la nature du politique et de la production politique ? Nous l'avons dit, il ne s'agit pas seulement de produire des institutions qui représenteraient théoriquement un modèle de société juste, mais de produire simultanément des institutions et des comportements responsables. Plutôt que de procéder à partir des institutions supposées établir une société juste, ici démocratique, il faut procéder à la correction des injustices[4]. Un consensus pour fabriquer une Constitution s'il pouvait être réalisé par la société politique, qui ferait alors corps et silence sur ses divisions, passerait par-dessus la tête de la société. Il faut rappeler ici que la manipulation des Constitutions par la société politique a été possible parce que lui faisait défaut un ancrage dans les valeurs et les normes sociales. On peut parler d'indifférence de la société à l'égard d'une démarche constitutionnelle. Par contre, des consensus peuvent être plus correctement construits s'il s'agit de faire progresser pratiquement au sein de la société la justice et la paix sociale, si l'on se focalise sur la capacité de corriger les injustices plutôt que sur la construction d' « institutions justes ». Cette démarche impliquerait la société, produirait des institutions à la mesure des comportements et inversement, à la différence de la démarche constitutionnelle qui voudrait imposer un jeu social auquel les comportements pourraient ne pas consentir. De cette manière il serait possible de sortir du rejet du politique par la société et de la station parasite de la classe politique. Notes : [1] « L'idée de justice » (Flammarion 2012) d'Amartya SEN parle de vision transcendantale de la justice, d' « institutionnalisme transcendantal » (p. 30) qu'il oppose à sa démarche comparative et relationnelle (p. 142). « Contrairement à la plupart des théories modernes de la justice, qui se préoccupent de la « société juste », ce livre tente d'explorer les comparaisons fondées sur les réalisations, qui se concentrent sur les avancées ou les reculs de la justice. » (p.33) [2] Voir la seconde partie du second principe (dite principe de différence) de la théorie de la justice de John Rawls qui justifie les inégalités. Il affirme que : « Les inégalités sociales et économiques doivent remplir deux conditions : elles doivent d'abord être attachées à des fonctions et des positions ouvertes à tous dans des conditions d'égalité équitable des chances ; ensuite, elles doivent procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus défavorisés de la société. » In « La justice comme équité. Une reformulation de la théorie de la justice ». Paris, La découverte, 2003, pp. 69-70. Cité par A. SEN p. 110. [3] Il nous faudra revenir ailleurs sur ce point important. [4] Amartya SEN, « L'idée de justice » : non pas établir une « société juste », donnée d'avance par certains principes et certaines institutions et supposent certains comportements (jouer le jeu des institutions), mais permettre à la justice de progresser qui procèdera du rejet consensuel des injustices et non d'un contrat social préétabli.