Dans sa livraison du jeudi 3 octobre, « Le Quotidien d'Oran » a publié une contribution, sous la plume de M. Djamel Labidi, intitulée : « Hirak : du nombre de manifestants et son rapport avec la démocratie » ; une réflexion se voulant réponse à la question de savoir quelle est la consistance, en nombre, des manifestants/marcheurs qui, chaque vendredi, battent le pavé et à propos desquels, pour des raisons peut-être voulues, il n'y a pas de données fiables et officielles. Qu'à cela ne tienne, M. Labidi nous expose une démarche dite méthode Jacobs grâce à laquelle il parvient à évaluer,(en exagérant à l'excès),à 0,5 % de la population le nombre de marcheurs et ce, depuis l'apparition du Hirak. Intrinsèquement ceci ne peut que nous conduire à conclure à l'indigence du Hirak dans son rapport à la démocratie si tant est que ce taux en est le signifiant. S'il est vrai que la problématique de l'évaluation renvoie toujours aux extrêmes de ceux qui sont pour par rapport à ceux qui sont contre, il est tout aussi vrai que,même résolue, cette problématique ne renseigne que très peu sur la vérité d'un mouvement,tant sa dynamique dépasse largement les aspects quantitatifs et apparents qui la sous-tendent. Souvent il y a plus d'intérêt dans l'arrière-cour des chiffres qu'en leur devanture, ce qui fait dire à ceux qui les manipulent qu'ils peuvent tout exprimersauf ce qu'ils cachent et ce, d'autant que c'est souvent à travers le braillement d'une minorité que se dévoile une revendication majoritairement partagée. Remarquons tout de même cette bizarrerie consistant, pour les adversaires des marcheurs, à ne pas donner de chiffres même à minima. Peut-être n'est-t-il pas vraiment vital pour eux de le savoir. N'est-il pas en effet plus judicieux d'ignorer, déformer, voire nier le message véhiculé et la représentativité de ses vecteurs que de s'égarer en conjectures sur le nombre de marcheurs. A quoi servira-t-il de se perdre en chiffre lorsqu'on vous rétorquera qu'il suffit souvent d'une petite délégation de messagers, pour faire valoir une revendication de masse, laquelle délégation s'en trouvera légitimée dès lors qu'elle n'est pas désavouée. Pour ne citer que deux exemples, ce n'est pas le nombre de personnes, lors des manifestations de Paris (17 Octobre 1961) et d'Alger (11 Décembre 196O) qui a été déterminant mais bien la revendication indépendantiste, son ancrage dans le corps social et son partage par la majorité de ceux qui n'y étaient ni sur les bords de la Seine ni à Belcourt. Pour l'histoire, le poids de ces évènements tragiques sur la mémoire et la guerre d'indépendance a été considérable, sans commune mesure en termes de proportionnalité entre le nombre de manifestants et lacommunauté à laquelle ils appartenaient. C'est dire qu'il est vain de s'atteler, par une arithmétique sophistiquée ou élémentaire, à « démontrer » que ces Algériens qui, depuis sept mois se donnent rendez-vous dans la rue, ne représentent au plus que 38 000 à Alger, 210 000 à l'échelle nationale, soit une minorité de 0,5%. Quand bien même il en serait ainsi que cela n'aurait pas grande signification tant il ne dévoile rien sur la majorité silencieuse. De là à ajouter qu'une minorité ne doit pas imposer son point de vue à la majorité, c'est tout à fait hors de propos, à moins d'ajouter que pour l'heure la minorité qui impose le sien n'est pas celle qui est dans la rue. Sans aller au fond, on pourrait d'ores et déjà répliquer qu'il ne tient qu'à la « majorité » supposée de M. Labidi (les 99,5% restant) d'organiser ses propres contremarches pour exprimer son désaccord. Contremarches d'autant plus aisées à programmer que le risque de voirle pouvoir fermer les entrées d'Alger et embastiller les marcheurs en sera écarté. Mais personne ne le fera car ce serait courir le fiasco et confirmer ainsi le Hirak dans sa réalité sociopolitiqueet la justesse de sa cause. Toute opinion est respectable, chacun a le droit d'avoir la sienne et de la défendre. Encore faut-il le faire en puisant dans un argumentaire acceptable au moins par le bon sens. En lisant l'écrit de M. Labidi on ne peut s'empêcher de faire quelques remarques : D'abord, en s'en tenant au lieu choisi (Alger centre), son l'hypothèse de 850 mètres (distance de la grande poste au cinéma l'Algéria), avec trois rangées de 15 personnes par mètre ne tient pas la route. Ceux qui ont vécus ces marches savent que la population était partout : dans le parc, dans les avenues principales, les Rues adjacentes et les transversales. Une marée humaine compacte : au sol, sur les arbres, aux bacons d'immeubles, sur les terrasses etc...et ce n'était que la partie visible de celle qui n'était pas là car empêchée de rejoindre le lieu de la manif (route, train et même métro ayant été fermés). Pourquoi toutes ces mesure extrêmes s'il ne s'agissait que d'une minorité ? De plus M. Labidi traite le problème selon la méthode que l'on applique au stock en tant qu'entité figée statique(le même genre de décompte donné par un ancien ministre de la République lors de la grande marche des Arruchs sur Alger en Avril 2001). Or pour le cas présent il s'agit d'un flux,d'une entité dynamique. De dix heures du matin à Dix-huit heures la composante humaine des manifestants change dans un renouvellement continu. A l'exception d'un noyau dur, ce ne sont pas tous ceux qui étaient le matin qui y sont l'après-midi et inversement. L'idéal serait de faire un sondage pour savoir qui des Algériens ne sont pas sortis marcher au moins une fois depuis plus de sept mois. De plus, si le nombre était aussi réduit, les médias aux ordres qui ont décrété un blackout sur les marches, se seraient au contraire fait un malin plaisir à montrer leur insignifiance. Ce ne sont pas les moyens d'observation qui leur font défaut, à voir la sarabande de l'hélico de service. Si on veut encore extrapoler à une échelle plus large faudrait-il aussi intégrer notre diaspora acquise en grande partie au Hirak. Non le Hirak ne peut être réduit tel un fromage àun pourcentage de matière grasse. C'est une lame de fond qui s'est constituée par strates sédimentaires depuis des décennies. Il est profond, durable et ce qu'il nous est donné de voir dans la rue n'est que la partie visible de l'iceberg. Le reste, pour le moment, nous l'ignorons comme nous l'avions ignoré à la veille du 22 Février. La lave d'un volcan ne donne que peu d'informations sur les forces à l'œuvre dans le tréfonds de la terre. Au-delà des chiffres, si on en vient à la conclusion de M. Labidi, en apparence, ce n'est pas tant le nombre de manifestants qui lui importe, alors même que c'était sa problématique en introduction. Il reconnait lui-même au demeurant que ses chiffres sont contestables et invite au débat. Alors pourquoi tout cette « démonstration » minorant la contestation des Algériens si c'est pour parvenir à écrire : « ...une minorité active de manifestants peut représenter l'opinion de la majorité de la population. Cela peut être le cas mais cela aussi peut ne pas l'être... ». Voilà donc toute une démarche pour finir par une interrogation et...l'affirmation que le vote est la seule façon de la lever, comme si c'est l'absence de vote qui a conduit le pays là où il est. M. Labidi ne donnant aucune précision, on ne peut que se poser la question de savoir à quel vote fait-il allusion. Pour élire qui, qui fera quoi et dans quelles conditions? Silence dommageable car c'est précisément dans ces questions sur le nature du vote que se trouve la réponse sur le poids du Hirak en tant que force représentative de changement. Pour rester dans la continuité de la proposition consistant à confier au suffrage le questionnement concernant la représentativité du Hirak, il serait peut-être plus opportun de faire un référendum pour savoir si le peuple Algérien est d'accord pour aller à l'élection immédiate ou à la transition. La position du Hirak sur ce point étant tranchée, la réponse qu'apportera le référendum, s'il est transparent, nous situera sur sa représentativité et dévoilera la part des Algériens ne partageant pas sa démarche. Pour rappel l'indépendance de l'Algérie, malgré sept ans de guerre, est passée par une négociation et l'organisation de deux référendums. Le premier, à l'initiative du Général De Gaule, eut lieu le 8 janvier 1961 et avait pour but de solliciter l'avis de tous les Français pour savoir s'ils sont d'accord pour que les Algériens aillent à l'autodétermination. Le Oui la emporté à 74,99 %, avec un taux de participation de 73,75%. Suite aux accords d'Evian, il y eut un deuxième référendum s'adressant seulement aux Algériens. Ce fut celui du 1 juillet 1962qui a vule « Oui » pour l'indépendance, en coopération avec la France, l'emporter à 99, 72% par rapport aux suffrages exprimés, avec un taux de participation de 91,88%. Ainsi le référendum a permis de clarifier la position d'un peuple et mis fin à toute polémique quant à la position des Algériens vis-à-vis de leur indépendance et de la France. En conclusion le débat de chiffres auquel nous convie M.Labidi est de peu d'importance pour établir le rapport du Hirak à la démocratie. Quelques soient les motivations initiales de ceux qui ont suscité ce Hirak, sa massification lui a donné un caractère démocratique par le fait même qu'il s'est donné comme objectif, à travers ses slogans et mots d'ordre, de combattre un système anti-démocratique ayant pris l'Algérie en otage depuis 1962. Si donc débat il doit y avoir il serait plus fructueux qu'il se fasse sur le comment donner une suite politique fidèle au message Hirakien, suite à propos de laquelle, pour le moment, il n'y a pas de concordance de point de vue, chaque protagoniste allant de son propre diagnostic. Ceux qui pensent que le mal vient du président sortant sont dans leur logique de vouloir le remplacer en proposant d'aller au plus vite aux élections, même dans des conditions identiques à celles qui l'on produit. A l'opposé,ceux qui pensent que le mal est dans le système, veulent au contraire une rupture systémique et proposent une toute autre démarche par rapport au vote qu'ils placent dans son contexte politique plus large, non comme fin mais comme moyen, avec nécessité : d'abordd'assainir le champ politique et réunir les conditions pour la transparence du scrutin, avant d'aller ensuite aux différentes élections en fonction d'une feuille de route préétablie. Pour le moment les points de vue semblent inconciliables . Dans quel sens évoluera la situation ? Nul ne peut le prévoir, tout dépendra de l'état des rapports de force que seul l'avenir nous dévoilera.