Par Pr Abdelmadjid Merdaci Les fins de régime algériennes mériteraient sans doute l'analyse attentive des historiens et politologues et rien ne peut rapporter la démission du président Zeroual au lent et inédit délitement du régime tel que reconfiguré par Abdelaziz Bouteflika. Sans revenir à un complexe de pouvoir qui reste encore à déchiffrer, il est au moins nécessaire de marquer que bien au-delà de la chronique mouvementée d'une gestion extra-constitutionnelle, l'enjeu est bien de mettre fin au système autoritaire fondé sur la violence au lendemain de l'indépendance et enraciné dans et par la concussion, le népotisme, le clientélisme et la protection. Seuls les naïfs continueront à imaginer que l'entreprise, sans précédent, est à la mesure des pieds de marcheurs et du nombre de leurs rondes hebdomadaires. L'Armée nationale populaire, qui a été sourde aux appels au coup de force, est tout à fait dans son rôle de protection des institutions de l'Etat tel qu'assigné par la Constitution et elle garantit, en dépit des attentes à peine masquées de ceux qui nourrissent l'espérance d'un chaos propice à toutes les manœuvres et principalement à la délégitimation de l'Etat central. Ceux-là osent encore convoquer les mannes de Abane Ramdane et les thèses de la plateforme de la Soummam pour imposer un commode contresens de la primauté du politique sur le militaire et de l'intérieur sur l'extérieur. Ils continuent de plaquer leur lecture téléologique sur une démarche qui puisait tout son sens et sa portée dans la projection d'un Etat-nation doté de la plénitude de ses prérogatives. Pour clarification, il est toujours utile de rappeler que c'est le Congrès de la Soummam qui avait institué une armée nationale y compris dans ses normes organiques et hiérarchiques. Une armée enracinée dans le territoire national et soumise à la direction politique de la résistance. Cette quasi-révolution du socle de la lutte, en absolue conformité avec l'appel du 1er Novembre 1954 – qui consacre le passage du militant en armes à l'ordre de la guerre totale —, est, avec une déroutante constance, entendue comme une prémonitoire annonce du coup de force de l'extérieur – militaire – de 1962 contre un pouvoir politique légitime, lui aussi basé à l'extérieur du pays. Ils ne furent pas en tout cas très nombreux à s'opposer à l'institution de l'autoritarisme et ce fut à l'honneur des fondateurs du FLN, Mohamed Boudiaf, Krim Belkacem, d'avoir été aux premières lignes de l'opposition au fait accompli. Ceux qui appellent aujourd'hui au «retour de l'armée dans les casernes» se trompent d'époque et surtout trompent délibérément ceux, bien plus jeunes, qui ne peuvent pas savoir. L'ANP, directement et longtemps associée à l'exercice du pouvoir, est formellement retournée à ses seules missions constitutionnelles, dans le sillage de la crise d'Octobre 1988 en quittant les instances de direction du FLN et elle était tout à fait dans son rôle en faisant face à l'insurrection islamiste des années 1990 et à ses différents – et parfois surprenants – supports. On prendra donc acte du troublant silence de ceux qui, il n'y a pas si longtemps, en appelaient, de manière pathétique, à l'arbitrage de l'armée devant la perspective alors tenue pour acquise du cinquième mandat et qui, peut-être, donnent aujourd'hui de la voix pour se conformer aux exigences d'un insaisissable «Hirak». En marge des mouvements – de plus en plus manifestement sous le contrôle de différentes factions –, le générique communément admis et revendiqué est celui du «peuple» de nouveau magnifié, sanctifié qui ne peut supporter ni mise en question ni réserves. Il est pourtant constant, pour l'observateur attentif, que la convocation du «peuple» a longtemps et largement saturé l'espace et l'imaginaire algériens et notamment interdit l'accès documenté à l'histoire de la guerre d'indépendance nationale, scotomisant en son nom les fractures de la guerre fratricide entre le MNA et le FLN, de la dissidence d'une partie de la paysannerie dans les rangs de la harka. Qu'y a-t-il donc de réellement changé d'hier à aujourd'hui ? Porté par des jeunes marcheurs, le populisme change-t-il de nature ? Sans doute rassemble-t-il, dans un ébouriffant et jubilatoire happening, des fureurs longtemps contenues, des frustrations sans fin ressassées, mais depuis le début du mouvement, a t-il réellement fécondé de nouvelles espérances, formalisé de nouveaux horizons ? Ces questions doivent se poser qui ne remettent nullement en cause la sincérité et la bonne foi des marcheurs du vendredi qui appellent précisément le nécessaire rappel d'une société algérienne fortement stratifiée, d'une part, et de l'adhésion consentie ou négociée de larges secteurs de cette société, des décennies durant, à l'autoritarisme et ses déclinaisons morale, religieuse, d'autre part. 1- Une mémoire en partage Ceux qui marchent et ceux qui ne marchent pas ont, d'une manière ou d'une autre, cette mémoire – celle aussi des parents - en partage et seuls ceux qui nourrissent des desseins obscurs s'échinent à construire les illusions d'un avenir qui ferait table rase du passé. Car beaucoup d'entre eux veulent échapper aujourd'hui à leurs engagements d'hier et de leurs complaisances d'hier et surfent sur les ultimes soubresauts de l'autoritarisme versus «Makhzen» - le pouvoir extraconstitutionnel qu'ils feignent de découvrir après y avoir dûment consenti - et qui s'autoproclament porte-parole d'un «peuple» qu'ils ont notoirement ignoré. Ceux-là exigent de l'ANP qu'elle remette «le pouvoir au peuple» —, en somme entre leurs mains et chacun d'y aller de sa feuille de route, sa transition et sa sortie d'une crise qu'ils n'ont ni vue venir ni pu encadrer, se soumettant aux oukases anonymes mais certes pas innocents des «réseaux sociaux». Ils évoquent le plus, et avec le plus de force, «l'impasse», «l'entêtement du régime» qui ont tous leurs «sorties de crise» dans leurs poches. Ils sont précisément ceux qui alimentent la crise et espèrent, contre l'évidence, amener l'ANP à résipiscence. Ils figurent l'improbable «classe politique» placée sous assistance respiratoire par divers titres d'une presse volontairement oublieuse des itinéraires – des compromissions des uns et des autres – dans la proximité de l'autoritarisme notamment dans sa version absolutiste. 2- Ni la décence de se taire, ni le courage d'assumer Il eût été d'un grand intérêt qu'ils concédassent, pour les plus jeunes des marcheurs en particulier, une forme élémentaire d'autocritique, de clarification de leurs choix et de leurs revirements. Ceux d'entre eux qui avaient accompagné l'avènement de l'absolutisme, y ont pris part dans les campagnes électorales et les équipes gouvernementales n'ont ni la décence de se taire ni le courage d'assumer. Ils s'autorisent d'interpeller les limites d'une Constitution - l'interprétation de l'article 102, en particulier - dont ils s'étaient, sans états d'âme, accommodés, dont ils avaient ratifié par leur silence, les violations répétées. Ce n'est pas la presse unanimiste d'aujourd'hui, qui renouvelle avec ferveur sa culture de l'allégeance, qui rappellera les déclarations de tel chef de parti – ou de ce qui en tient lieu — ni les noms de leurs ministres dans les gouvernements du système. L'unanimisme des «lignes éditoriales» ne fait aucune place au recul critique et surtout au devoir d'informer qui est au principe de leur existence. Le déficit éthique et professionnel entretient – volontairement ?- la confusion entre la chute du régime, portée avec complaisance à l'actif des marches, et la mise en cause des institutions de l'Etat. Cela noté, un processus est formellement engagé, en application justement de l'article 102, de la Constitution, dont la tenue d'une présidentielle le 4 juillet devrait constituer un tournant décisif. Il n'y a aucune raison de s'arrêter à la logique du déni de ceux qui, catégoriques, affirment que l'élection ne se tiendra pas mais il faut rester attentif aux réflexions et aux propositions qui commencent à émerger des échanges publics et qui tiennent notamment à l'hypothèse d'un report qui ouvrirait droit à une préparation plus sereine du scrutin et particulièrement du contrôle de sa régularité et de sa transparence. L'idée de l'élaboration d'un «cahier des charges» pour la présidentielle, d'un mandat présidentiel volontairement écourté, indique, pour le moins, l'existence d'une quête de pistes constructives de sortie de crise. Toutes initiatives mises sous le boisseau par une presse adossée à ses certitudes. L'ANP a clairement affirmé, par le biais du chef d'état-major, l'absolue latitude qu'aurait un président légitimé par les urnes à entreprendre toutes les réformes – la tenue de l'élection constituante par exemple - dont il faut bien tirer la conclusion politique que rien ne se fera en dehors des urnes. Le vice-ministre de la Défense, chef d'état-major de l'ANP, a, de manière récurrente, donné des garanties publiques sur la régularité et la transparence du scrutin dont les conditions peuvent et doivent faire l'objet de concertations. L'une des dernières marches des étudiants manifestant à Constantine — un millier, selon les comptes-rendus qui oublient de rappeler que la ville des quatre universités compte plusieurs milliers - ont donné un signal inquiétant qui montre que le travail de sape et de manipulation commence à produire ses effets qui appelaient «à l'escalade». En d'autres termes à la violence. 3- Un flou idéologique et politique Au bout de tous ces vendredis de marche, les questions de savoir qui marche, au nom de quoi et pour quels objectifs n'ont pas été posées – en dépit de la déferlante médiatique - qui maintiennent le mouvement dans un flou idéologique et politique propice à toutes les manipulations. Des alertes commencent même à signaler le retour, sous des enseignes nouvelles, de criminels de l'insurrection islamiste et il est difficile d'imaginer que c'est «au nom du peuple» que des marcheurs font leur lit. A bien y voir, il ne suffit pas de se réclamer du «peuple» pour s'exprimer, en toute légitimité en son nom et il est du devoir de rappeler aux thuriféraires de circonstances que «le peuple» est précisément le grand absent des messes médiatiques du vendredi. 4- Ces anonymes de la culture démocratique Il serait aussi d'un réel intérêt d'observer de plus près le très commode «Yatnahou gaâ» et d'en saisir les multiples déclinaisons, de souligner avec clarté que les marcheurs «gaâ» ne sont pas le peuple, ne leur en déplaise et n'en déplaise à ceux qui, dans l'ombre – on dit aujourd'hui «réseaux sociaux» — pilotent les mises en scène. Il y a sans doute aucun au sein des marches des femmes et des hommes sincères, attachés à leur pays et qui sont en quête légitime d'une alternative aux décennies d'humiliation, de prédation, et ceux-là ont le devoir de s'interroger sur les effets réels des marches et notamment sur le constat d'impuissance à construire une démarche fédératrice, esquisser un consensus autour d'objectifs de restauration d'un ordre républicain. Se trompent aussi – lourdement même — ces anonymes de la culture démocratique qu'ils ont découverte presque à leur insu et qui s'en arrogent avec arrogance le monopole. Ceux-là refusent de battre le pavé deux heures durant chaque vendredi, à tous les autres toute perspective politique de sortie de crise. Et si les Algériens voulaient effectivement voter le 4 juillet ? Il ne se trouve aucun média pour leur poser la question et les titres dithyrambiques de divers organes de presse n'y changeront rien. Il a été décidé que les Algériens refusent massivement le rendez-vous électoral. On pouvait légitimement avoir une toute autre idée de la liberté de la presse et de la liberté d'expression, convient-il de le rappeler aux nouveaux apôtres de la pensée unique. A leur grand désarroi, la caravane algérienne passera. Ils n'auront pas, en tout cas, sur près de trois décennies «d'indépendance éditoriale» ni décelé ni suspecté ni encore moins rendu compte de l'existence de potentiels gisements de colère, de révolte, voire de rupture sociale qu'ils s'attachent aujourd'hui à magnifier. 5- Le refuge populiste L'invocation quasi-incantatoire du «peuple» au principe des marches du vendredi pose un réel problème non de la représentativité des marcheurs, tant en termes de chiffres que d'ancrages sociaux – qui ne font, par ailleurs, l'objet d'aucun questionnement notamment par les experts qui ont opportunément fleuri dans les colonnes de presse -, que de la quasi-déflagration populiste qui sature l'espace public. Pour rappel, le populisme a d'abord été l'outil de légitimation du pouvoir au lendemain de l'indépendance qui, d'une part, a formaté un imaginaire «peuple uni et héroïque» durant la guerre d'indépendance, gratification qu'appelait en retour une logique d'allégeance et, d'autre part, l'avait constitué au principe de toutes les violences. Le populisme, dont il aurait convenu de dresser un bilan documenté, aura été la matrice de toutes les oppressions, de toutes les prédations contre lesquelles sont supposés se lever les marcheurs du vendredi et surtout tous les candidats – et les titres de presse — à la posture de direction des consciences. Ne jamais oublier alors que l'autoritarisme s'est régulièrement affublé du costume populaire et cela doit appeler à la vigilance quant au néo-populisme qui fleurit en marge des marches. 6- Le tag et l'œuvre d'art Il en va de même pour la pathétique invocation de la «révolution» qui fut de manière constante la ligne de crête de l'autoritarisme et plus particulièrement de l'éradication d'une culture de la citoyenneté. Relever donc que le happening n'est pas la révolution et qu'il est à la révolution ce qu'est un tag pour une œuvre d'art. C'est dire que les mouvements du vendredi, toujours incapables de susciter une démarche de sortie de crise, s'entretiennent dans une relative confusion dont l'un des indicateurs est l'inattendu retour à quelques figures de l'ancien régime et dont l'un des risques, déjà relevé, est le retour, à peine masqué, des éléments de l'ex-FIS dissous. La programmation de l'élection présidentielle le 4 juillet fait désormais fonction d'abcès de fixation de la crise issue du démantèlement de la régence illégale de Saïd Bouteflika et de l'application des dispositions de la Constitution, notamment de son article 102 qui ne supporte que la violence du déni. Que les titres péremptoires de quelques journaux sur une présidentielle qui «ne se fera pas», «est rejetée par le peuple» soient complaisamment relayés par les médias étrangers n'est pas pour étonner et invite à ne s'en tenir qu'aux seuls slogans des marcheurs. En quoi la tenue d'une élection présidentielle fait-elle peur et précisément à qui fait-elle réellement peur ? La date du 4 juillet n'est pas une ligne rouge et il est possible d'en discuter un report comme il est légitime d'exiger toutes les garanties pour la régularité d'un scrutin aussi décisif que celui du 1er juillet 1962. Hier comme aujourd'hui, les porte-parole autoproclamés du «peuple» ont en commun de disqualifier précisément l'arbitrage pacifique et démocratique du scrutin et d'interdire aux Algériens la libre expression de leurs choix. La citoyenneté n'est pas soluble dans le populisme et toute démarche hors du cadre de l'actuelle Constitution - formatée à la mesure de l'absolutisme et à laquelle s'était soumise «une classe politique» soucieuse de ses intérêts - est une invite à l'inconnu. S'il devait y avoir un consensus politique démocratique, ce devrait être autour du principe que le pouvoir ne se donne pas et ne peut procéder que de la libre expression du vote des citoyens. Ce n'est visiblement pas le credo de ceux qui exigent de l'armée qu'elle le remette au «peuple» ou mieux encore à la rue. Et ceux-là se félicitent sans discrétion de l'absence de «personnalités nationales» sur la liste des candidats à la candidature. En clair, relégitimer les fantômes du passé. C'est dire à quel point les marches vers l'avenir sont encore obstruées. 7- Une subversion médiatique Depuis le début des marches, une question lancinante se pose qui ne peut, eu égard à la nature réelle des enjeux, se satisfaire de l'invocation de réseaux sociaux» commodément anonymes. Il y a, à l'observation, un processus de fabrication du fil des marches de semaine en semaine, qui élabore les slogans du jour repris sans examen ni recul par au moins une partie des marcheurs. De la notion de «Hirak» relayée de manière militante par les titres de presse jusqu'à celle de «issaba» instituée comme référent de rassemblement , le ou les ordonnateurs masqués des marches balisent l'ordre de toutes les manipulations clairement conforté par l'unanimisme médiatique. Hors du respect que l'on doit à ceux qui d'avoir souffert dans leur vie ,dans leur dignité de l'autoritarisme , marchent pour crier de légitimes colères et appeler un légitime changement de régime, on doit s'interroger sur ce qui confère à une inédite subversion médiatique qui au mieux relève de l'inconséquence et au pire d'un scénario de remise en cause des institutions de l'Etat-nation. A examiner sans ornières l'histoire de la presse écrite – privée en particulier – un devoir de vigilance serait, aujourd'hui plus qu'hier, de mise qui rappellerait l'attachement à géométrie variable aux principes et à l'éthique de liberté d'informer des porte-parole auto-institués du «Hirak». Ceux-là doivent avoir à l'esprit que l'on finit toujours par être rattrapés par l'Histoire. A. M.