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Le vert : couleur dominante du «hirak»
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 14 - 11 - 2019

Appréhender les sens donnés aux couleurs du « Hirak » est loin d'être exotique, neutre, arbitraire ou naturel. Les couleurs ont indéniablement une dimension sociétale et politique. Les couleurs dominantes au cours des manifestations du vendredi et du mardi traduisent le sens des transformations qui s'opèrent dans la société. Les couleurs sont toujours porteuses d'une histoire de la société, de ses mutations sociales, culturelles, politiques et idéologiques, marquant chacune de ses périodes. Michel Pastoureau (2017), historien des couleurs, est proche des travaux de Georges Duby et Jacques Le Goff pionniers dans le développement d'une histoire des mentalités en référence à l'importance accordée à la question de l'imaginaire (2019). Il montre que les couleurs privilégiées par les personnes dans un contexte social donné, « entraînent des goûts nouveaux, des regards symboliques et des sensibilités différentes. Ce n'est pas la nature qui fait les couleurs, ni même l'œil ou le cerveau, mais la société. Mes idées sur les couleurs ne sont pas celles des physiciens ou des chimistes » (Pastoureau, 2017).
Les couleurs portées par les personnes dans l'espace public relèvent bien d'une construction sociale et politique. Elles ont un sens pluriel et diversifié pour les gens. « C'est pourquoi, la symbolique des couleurs est très diversifiée : chaque couleur est ambivalente, elle a ses bons et ses mauvais aspects, qui prennent sens selon le contexte et les couleurs qui s'y opposent » (Pastoureau, 2019).
Quand la couleur verte s'impose dans l'espace public !
Nos observations au cours des 38 marches du vendredi à Oran, montrent que la couleur verte est dominante. Elle est liée en grande partie à la multiplicité des drapeaux portés collectivement ou individuellement par les manifestants. L'histoire de la couleur verte s'imbrique entre autre, avec la construction de la Nation algérienne. Le vert est objectivé de façon imposante dans l'espace public. Il indique au-delà de la diversité sociale, culturelle et politique des manifestants, le désir de partager les mêmes exigences politiques centrées sur la réappropriation collective et unie de la Nation. « Dans le choix des couleurs, le poids des mots est considérable » nous dit Pastoureau (2017). Il semble en effet difficile de dissocier le vert du mot Nation, étant le « Nous » englobant des identités plurielles, diversifiées, métissées et dynamiques qui sont celles des manifestants. La couleur verte exprime l'algérianité (Mebtoul, 2019). Il est possible d'observer au cours des marches pacifiques du vendredi, des détails qui ont du sens pour les manifestants. La mise en mouvement des collectifs représentés par les différents « carrés », forment un ensemble harmonieux et décidé. Originaires des différentes régions, d'âges et de sexe diversifiés, jeunes, adultes, chômeurs ou exerçant des métiers divers, ils sont bien dans la mixité plurielle, se mélangeant pour chanter et lever collectivement les drapeaux vers le ciel. C'est une façon de s'approprier activement l'espace public devenu temporairement leur territoire politique pendant ces deux journées de manifestation.
La couleur verte privilégiée par les manifestants dans l'espace public a une signification politique centrale, rappelant avec force et détermination aux différents pouvoirs, leur refus catégorique de la servitude et d'un statu quo pervers qui les considèrent comme des sujets et non des citoyens. Porter la couleur verte dominante dans le drapeau, est une façon de dire de façon explicite que « moi aussi, j'appartiens à la Nation algérienne ». Il s'agit de refuser la privatisation forcenée et brutale du politique qui a fonctionné pendant des décennies dans l'entre soi familial et régional.
La multiplicité des sens de la couleur verte
Il semble important d'observer finement la propagation active de la couleur verte dans l'espace public. Le drapeau est collé aux corps des manifestants. Les drapeaux représentent plus qu'un symbole, ils sont un actant agissant. A l'inverse, la couleur verte mise en branle par les pouvoirs publics, a un autre sens. Le drapeau est hissé de façon anonyme et bureaucratique, en haut de l'immeuble des institutions que personne ne regarde parce qu'il est trop loin d'eux, n'étant pas le leur. La couleur verte est ici en surplomb, dominatrice et arrogante qui aveugle et manipule, plus qu'elle ne rapproche et réconcilie les personnes entre elles. Ce qui n'est pas le cas de la couleur verte dans l'espace public. Elle se lit différemment. Elle produit une osmose collective et une reconnaissance sociale mutuelle entre les manifestants. Certains portent un maillot ou une casquette verte, s'enrobent le corps du drapeau dominé par le vert, portent un immense drapeau qu'ils lèvent fièrement vers le ciel. La couleur verte est indissociable de la production d'un imaginaire où l'espérance est prégnante, même si les incertitudes ne sont jamais occultées dans leur lutte politique avec les différents pouvoirs.
La couleur verte du « Hirak » est lumineuse, transparente, somptueuse, claire et nette que tout le monde peut observer de près, filmer et interpréter en toute liberté ; à contrario, le vert des dominants donne une toute autre image sociale produite par les manifestants qui évoquent la distanciation sociale (« eux » et « nous »), le mensonge, la fuite en avant, le secret, l'opacité, et l'encerclement des espaces de liberté. « Le vert peut ainsi avoir une histoire tourmentée, tantôt aimé et tantôt mal aimé » (Pasctoureau, 2017).
Dans les slogans des jeunes, les trois couleurs du drapeau national ont fait l'objet d'une interprétation subtile, originale et profondément politique. Elle semble traduire les multiples nuances concernant les sens à attribuer aux couleurs. Celles-ci recouvrent à la fois des aspects anthropologiques, sociaux et historiques qu'il est important de mettre en exergue pour comprendre de l'intérieur le mouvement social algérien. Les trois couleurs du drapeau national sont ici « parlantes ». Sur une pancarte portée par un jeune manifestant durant la marche du vendredi 22 mars 2019, l'interprétation des trois couleurs du drapeau national est la suivante : « Nous sommes blancs d'espoir, vert de dégout, rouges de colère » (Mebtoul, 2019). Trois significations sont ici produites par les jeunes. Il semble possible de les traduire par leur aversion à l'égard du pouvoir liée à l'humiliation et à la « hogra » (vert) subies pendant vingt ans ; une colère légitime face à l'encerclement des espaces de libertés et à la corruption massive (rouge) ; et enfin, l'espérance dans ce mouvement social, devant leur permettre de vivre dans la dignité (blanc).
Dans l'histoire des couleurs décrites par Pastoureau (2017), le vert a toujours été celui de la liberté à l'inverse du rouge représentant davantage l'interdit repris de façon concrète dans les feux de signalisation régulant la circulation routière. « Donner le feu vert », c'est permettre à la personne d'agir librement et sans entraves. La couleur verte est pourvue d'une double résonnance qui réapparait à deux niveaux : celui de la nature et de la liberté. Il n'est pas étonnant que le vert soit réapproprié par l'écologie politique. Elle privilégie le double « respect » vis-à-vis de la nature et des humains qui ont besoin d'être libérés du diktat des pouvoirs économiques et politiques. Ces derniers fonctionnent à la violence de l'argent (Mebtoul, 2018). Celle-ci donne la pleine mesure d'une surconsommation inconsidérée et arrogante à l'origine des inégalités et des injustices dans le monde. En partant des couleurs, il est possible d'accéder à des lectures pertinentes et plurielles sur les différents moments historiques vécus par la société algérienne.
Références bibliographiques
Fournier M., 2019, « les couleurs de la société », Revue Sciences Humaines, n° 317, 26-29.
Mebtoul M., 2019, Libertés, Dignité, Algérianité. Avant et pendant le « Hirak », Alger, Editions Koukou.
Mebtoul M., 2018, ALGERIE. La citoyenneté impossible ? Alger, Koukou.
Pastoureau M., 2017, Une couleur ne vient jamais seule, Paris, Le Seuil.
*Sociologue


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