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Le voyage, l'amour, la mort dans le rêve nervalien (Suite et fin)
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 28 - 01 - 2020

Que ne donnerais-je pour connaître les ultimes réflexions de Nerval lors de ces nuits d'errance durant les tout derniers mois de sa vie ! Allait-il recomposer Aurélia, apporter plus que des retouches, agrandir, reconstruire, réécrire le texte le plus étonnant de la Littérature française ? Etait-il à ce point désespéré de ne pouvoir achever Aurélia ? Aurélia ou cette «descente aux enfers», cette «confession suprême» à la clarté des rêves, pour rendre compte des bouleversements d'une longue maladie qui s'est perdue dans les méandres de son esprit, ce « livre infaisable », selon l'expression de Michel Brix (Aurélia, Le Livre de poche, 1999), est le testament d'Orphée d'un des poètes les plus originaux - peut-être le plus original - de la littérature du XIXe siècle. Dirait-on que cette œuvre est une espèce de fusion impossible - pour les connaisseurs des littératures anglaise et allemande du XVllle et du XIXe siècles - des œuvres graphiques et poétiques de William Blake, vision peu commune du «Mariage du Ciel et de l'Enfer», du «Vathek» de William Beckford, mélange incroyable de splendeurs orientales et de satanisme, et du «Second Faust» de Goethe, symbolisant cette ascension idéale vers la beauté suprême et la sérénité ?
Jean Rousselot, un des rares poètes qui ont écrit, il y a plus de cinquante ans, des essais biographiques remarquables et inspirés sur la grande famille des visionnaires, rapproche ainsi Nerval de William Blake :
« Songeons aux représentations que Nerval, s'il avait été peintre, eût pu nous donner de la ‘seconde vie' qu'était pour lui le rêve, des ‘portes d'ivoire ou de corne' qu'il n'a jamais percées sans frémir, de l'Aurélia multiple qu'il voit absorber la nature pour disparaître avec elle dans la nuit, et nous aurons une équivalence des buts, moyens et accomplissements de Blake le graveur » (William Blake, Seghers, 1964, p. 24).
Nerval, le désenchanté, le «veuf», l'éternel «inconsolé», a cherché désespérément son âme sœur, et n'ayant pu accomplir ce vœu, cet Amour - ce grand Amour partagé - a pu enfin acquérir par le rêve, et par la folie même, « la certitude de l'immortalité et de l'éternelle réunion des êtres chers, [mais] toute son œuvre, Aurélia comprise, semble dire seulement qu'il ne peut supporter sans désespoir la croyance contraire » (Paul Bénichou, «L'école du désenchantement : Gérard de Nerval», Gallimard, 1992, p. 491).
Il y a un passage dans Aurélia, qui représente pour moi un concentré de cette incroyable traversée de l'univers onirique du plus pur des poètes romantiques, passage qui rejaillit tel une immense mosaïque étrange et resplendissante au fond d'un décor champêtre plongé dans l'obscurité de la nuit :
«Chacun sait que dans les rêves, on ne voit jamais le soleil, bien qu'on ait souvent la perception d'une clarté beaucoup plus vive. Les objets et les corps sont lumineux par eux-mêmes. Je me vis dans un petit parc où se prolongeaient des treilles en berceaux chargées de lourdes grappes de raisins blancs et noirs ; à mesure que la dame qui me guidait s'avançait sous ces berceaux, l'ombre des treillis croisés variait encore pour mes yeux, ses formes et ses vêtements. Elle en sortit enfin et nous nous trouvâmes dans un espace découvert. On y apercevait à peine la trace d'anciennes allées qui l'avaient jadis coupé en croix. La culture était négligée depuis de longues années, et des plants épars de clématites, de houblon, de chèvrefeuille, de jasmin, de lierre, d'aristoloche, étendaient entre des arbres d'une croissance vigoureuse leurs longues traînées de lianes [...]. J'aperçus devant moi un entassement de rochers couverts de lierre d'où jaillissait une source d'eau vive, dont le clapotement harmonieux résonnait sur un bassin d'eau dormante à demi voilée de larges feuilles de nénuphar.
« La dame que je suivais, développant sa taille élancée dans un mouvement qui faisait miroiter les plis de sa robe en taffetas changeant, entoura gracieusement de son bras nu une longue tige de rose trémière, puis elle se mit à grandir sous un clair rayon de lumière, de telle sorte que peu à peu le jardin prenait sa forme, et les parterres et les arbres devenaient les rosaces et les festons de ses vêtements ; tandis que sa figure et ses bras imprimaient leurs contours aux nuages pourprés du ciel. Je la perdais de vue à mesure qu'elle se transfigurait, car elle semblait s'évanouir dans sa propre grandeur. «Oh ! ne fuis pas ! m'écriai­-je... car la nature meurt avec toi !»
«Disant ces mots, je marchais péniblement à travers les ronces, comme pour saisir l'ombre agrandie qui m'échappait, mais je me heurtai à un pan de mur dégradé au pied duquel gisait un buste de femme. En le relevant, j'eus la persuasion que c'était ‘le sien'... Je reconnus des trais chéris, et, portant les yeux autour de moi, je vis que le jardin avait pris l'aspect d'un cimetière. Des voix disaient : «L'Univers est dans la nuit». « Ce rêve si heureux à son début me jeta dans une grande perplexité. Que signifiait-il ? Je ne le sus que plus tard. Aurélia était morte ». (Gérard de Nerval, Œuvres. Texte établi, présenté et annoté par Albert Béguin et Jean Richer. Gallimard «La Pléiade», 1966, pp. 373-374).
Pour clore ce petit voyage sur la vie et l'œuvre de Gérard de Nerval, l'on ne peut que joindre, sans le moindre commentaire, cette admirable note d'Henri Lemaitre qui nous éclaire davantage sur «(…) le poète qui, par une fatalité tragique, a dû de naître et de s'épanouir à l'expérience consciente et lucide de la démence» (Gérard de Nerval, Œuvres, Tome 1, Garnier Frères, 1966, p. LXVIII)
Note et bibliographie sélective
1) Gérard, ne voulant pas, sans doute, déranger sa tante pour passer la nuit chez elle rue Rambuteau, lui écrivit un billet (la nuit du 24 au 25 janvier, selon ses biographes, les plus récents, et les plus complets, étant Claude Pichois et Michel Brix, «Nerval», Fayard,1995, et Corinne Bayle, «Nerval, l'inconsolé», Editions Aden, 2008) qu'il finit par cette phrase étrange : « Ne m'attends pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche ».
I - Œuvres complètes : édition Gallimard, collection «Bibliothèque de la Pléiade» en trois volumes (1984-1993), sous la direction de Jean Guillaume et Claude Pichois.
- Œuvres de Gérard de Nerval, présentées par Henri Lemaitre, Paris, Garnier, Tome 1 1966. Voyage en Orient, présenté par Henri Lemaitre, Paris, Garnier, Tome 2, 1966.
II - Biographies et études critiques
Biographies
- Aristide Marie, «Gérard de Nerval, le poète et l'homme» Paris, Hachette, 1914. Réédition en 1955, et réimpression Genève, Slatkine, 1980.
- Raymond Jean, «Nerval par lui-même», Paris, Le Seuil, 1964. Collection «Ecrivains de toujours».
- Claude Pichois et Michel Brix, «Gérard de Nerval», Paris Fayard, 1995.
- Corinne Bayle, «Gérard de Nerval. L'inconsolé», Editions Aden, 2008.
Etudes critiques
- Corinne Bayle, «Gérard de Nerval, la marche à l'étoile» Editions Champ Vallon, Seyssel, 2001.
- Paul Bénichou, «Gérard de Nerval», in «L'école du désenchantement», Paris, Gallimard, 1992.
- Jacques Bony, «L'Esthétique de Nerval», Paris, Sédès, 1997.
- Léon Cellier, «Gérard de Nerval, l'homme et l'œuvre» Paris, Hatier, 1956, réédition 1963.
- Michel Collot, «Gérard de Nerval ou la Dévotion à l'imaginaire», Paris, P.U.F ,1992.
- Jean-Nicolas Illouz «Nerval, le ‘rêveur en prose': imaginaire et écriture», Paris, P.U.F ,1997.
- Jean-Pierre Richard, «Géographie magique de Nerval» in «Poésie et profondeur», Paris, Le Seuil, 1955.
- Jean Richer, «Nerval, expérience et création», Paris , Hachette, 1963, réédition 1970.
*Universitaire et écrivain


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