«L'homme de bien est humain et c'est tout» Mencius Dans mon entourage deux couples constitués d'individus inégalement dotés en titres universitaires. L'un en pleine discorde, l'autre non encore constitué. Ils sont composés de garçons ayant choisi d'épouser des filles ayant mieux réussi dans leurs études. J'ai dit à l'une des mères dont le fils n'est pas encore marié, mais qu'est-ce que qui prend ces garçons qui veulent épouser des filles qui ont mieux réussi leurs études qu'eux ? Pour les concernés, la question ne semble pas se poser. Je suppose que ces garçons n'ont pas pris au sérieux la compétition scolaire et je me demande ce qu'ils en pensent maintenant. Peut-être n'ont-ils pas le sentiment d'avoir échoué, négligent-ils pour autant le fait que les filles ont certainement le sentiment relatif d'avoir réussi ? Qu'une telle réussite leur donne des droits ? Comment vont-ils finir par s'entendre, si les garçons veulent ignorer ce pour quoi elles ont étudié ? À chaque jour sa peine, dit l'adage. Aujourd'hui les enfants qui ne sont pas favorisés par le milieu s'associent sans se connaître vraiment. Inutile de parler de stratégie matrimoniale. Ils se sont rencontrés dans des milieux qui ne mettent pas leurs relations à l'épreuve de la vie commune, du milieu familial et professionnel. Il y a un avant-mariage et un après-mariage. Un avant mariage où la fille consent en général aux conditions du garçon et un après, où les rapports de force évoluent et où la négociation commence véritablement. Dans la tradition, les parents qui se connaissaient mariaient leurs enfants. L'appariement de ces derniers était étudié. Les mariés ne se connaissaient pas, il leur fallait apprendre à se connaître. On ne se soumet jamais complètement à la tradition, on ne peut éviter de s'éprouver. Aujourd'hui croyant se connaître avant le mariage, ils ne se préparent pas à se connaître. Et de plus leurs parents qui ne se connaissent qu'au travers de leurs enfants, ne les aideront pas dans l'apprentissage de la vie commune, ils ne pourront tirer souvent que chacun de son côté quand ils ne décrocheront pas de la vie de leurs enfants. Les couples actuels qui n'associent pas les milieux de leurs parents, qui ne considèrent pas qu'ils doivent apprendre à se connaître, qu'ils doivent réussir l'épreuve d'une vie commune, privée et collective, ne vont pas donner à leur progéniture le milieu social qui les renforcera. Ils s'entendront probablement, les « goûts » et les « dégoûts » de chacun s'accommodant avec ceux de l'autre, mais ils auront mal « dressé » leurs enfants. Ils sépareront les enfants des milieux de leurs parents, comme ces émigrés qui conservent des liens avec leur pays, mais pas leurs enfants. Ils auront fabriqué des individus séparés qu'une économie de marché ne pourra malheureusement pas supporter. Beaucoup échapperont aux parents, ne sauront pas se battre ni s'associer. Egaux en humanité et inégaux en condition L'idéologie qui consiste à croire que tout le monde est égal, a des droits égaux, favorise la compétition autour de la reconnaissance des droits. Ceux-ci ne sont pas définis à priori. Vous avez des droits juridiques, les droits d'un individu abstrait, mais faut-il encore que des personnes concrètes vous les accordent. L'Etat qui vous les accorde ne les fait pas toujours respecter. Il n'accepte pas toujours de se mêler à la dispute sociale. Les filles ayant mieux réussi dans leurs études peuvent s'appuyer sur cette idéologie pour améliorer leur position, convertir leurs titres scolaires en capital culturel et humain. Mais la conversion n'est pas acquise. Car pour les garçons ayant l'habitude de leur préséance qui est autrement basée que sur du capital scolaire, ceux faisant preuve de virilisme en particulier, la réussite scolaire n'est pas la preuve d'une supériorité, mais d'une soumission aux règles de la compétition scolaire à laquelle sans la pression des parents, beaucoup ne se soumettrait pas. Un de mes fils, probablement le mieux doté au départ, disait que la compétition scolaire était compétition de filles. Enseignant moi-même, j'ai vu combien l'institution universitaire broyait par son encadrement médiocre les jeunes hommes doués, courageux, mais ayant été mal encadrés socialement. Les enfants ne sont pas égaux au départ, ils peuvent le devenir, s'ils apprennent à le devenir, si on les traite adéquatement chacun selon son tempérament, ses ambitions. Tous ne disposent pas des mêmes armes. Il arrive que l'on puisse désespérer de la fraternité. Mon père qui fut orphelin, qui traversa la Deuxième Guerre mondiale et la guerre de libération nationale en territoire français, s'écarta de la famille, mais n'en désespéra pas, me posa un jour la question : « la fraternité existe-t-elle vraiment ? La Palestine sera-t-elle un jour libre ? » Je répondais alors sans hésiter et ne faisait le lien entre les deux questions que très tardivement, animé par un sentiment d'humanité et conforté par une idéologie plutôt que par l'expérience : « bien sûr mon père ! » Moi l'aîné de la famille qui avait quitté ma famille pour étudier et qui en fait étais plus préoccupé par moi-même que par mes frères et sœurs. J'ai bien dû me rendre compte ensuite que je me trompais complètement. Je prenais les choses par le mauvais bout. L'école m'avait appris à penser par les livres, indépendamment de l'expérience, jusqu'à ce que celle-ci reprenne ses droits : la fraternité n'a pas qu'un bon sens positif et ce n'est pas lui qui est le plus évident. On entend par fraternité amour d'autrui, coopération. On en oublie la fraternité telle que nous la vivons, qui veut dire d'abord égalité et compétition. La liberté et l'égalité encouragent la compétition, mais pas la solidarité. Nous en faisons d'abord l'expérience en tant qu'enfants : nous commençons par apprendre à nous disputer les faveurs de nos parents. Il n'est pas rare aujourd'hui d'observer que le plus petit l'emporte sur le plus grand parce qu'il sait jouer des faveurs de ses parents. L'enfance nous apprend la compétition. J'aime à me rappeler les propos de Kateb Yacine qui disait de la jeunesse qu'elle était une éternelle sauvagerie, autrement dit, tout sens péjoratif mis à part, un nouveau départ de la vie. En vérité, il faut ajouter autorité à liberté et compétition pour qu'il y ait coopération[1]. La fraternité est en principe unité de contraires : compétition et solidarité, elle est coopétition positive ou négative. Bien entendu les familles à enfant unique ignorent une telle réalité. Dans la « société segmentaire », selon qu'il y a compétition extérieure ou pas, la fraternité est solidarité ou compétition. Dans les familles postcoloniales des anciennes « sociétés segmentaires » où l'autorité et l'activité familiales ont été rapidement bousculées par les autorités coloniales puis scolaires et politiques postcoloniales, fraternité ne signifie plus solidarité, mais égalité et compétition, non plus sous l'autorité de la famille, mais sous le pouvoir de l'Etat et de ses institutions. Pour passer de la compétition des frères à leur solidarité dans la société précoloniale, il fallait passer par l'autorité de la famille et celle de la tribu ou du village. L'autorité modulait la compétition. Avec la colonisation, l'Etat colonial s'interpose entre les frères et offre à l'un d'entre eux ses appuis pour mieux défaire l'autorité collective. L'Etat postcolonial se construit lui aussi contre la famille, son pouvoir et ses institutions ne prolongent pas celles de la famille comme dans l'exemple chinois, ses institutions (école, justice, administration) affichent sa dissonance avec l'institution familiale au nom de la modernisation. Désormais, c'est le pouvoir d'un Etat qui s'est dissocié de la société qui est nécessaire pour créer de la solidarité, mais qui du fait de sa dissociation se rend compte qu'il ne peut plus officier comme autorité, seulement comme pouvoir de rétribution. L'école a non seulement appris la compétition aux individus, mais elle ne leur a pas appris la construction d'une autorité émergente de leur compétition et donc la solidarité collective. Ses instituteurs n'ont pas été non plus ces « missionnaires » de la République, pour leur apprendre la solidarité civique de la grande collectivité. En tant que parents, nous connaissons tous les effets d'une dissonance entre l'autorité familiale et l'autorité du maître d'école. L'enfant a besoin de faire confiance à ses parents et à ses maîtres. Les plus « riches » d'entre nous, pour choisir les maîtres de leurs enfants, cherchent à former des écoles « privées ». Ce n'est pas là, la mauvaise conduite. Car elle résulte d'une autre qui la précède : nous avons renoncé collectivement à donner de bons parents et de bons maîtres à nos écoles et à nos enfants. Dans ma vie, j'avais dû consentir à me marier avec une amie d'université qui ne pouvait plus supporter notre relation ouverte, car je n'étais pas partisan du mariage et de la famille. Mon adolescence avait été confiée à un instituteur communiste, j'avais lu Friedrich Engels, « Origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat » et j'étais tout imbu de la supériorité théorique que ce nutriment m'assurait. Je ne fus donc pas disposé à m'occuper de ma famille. Quand mon épouse commença à devenir autonome matériellement et financièrement, quand mes dispositions vis-à-vis de la famille changèrent et que vinrent s'ajouter des différends idéologiques (je revenais à la religion de ma famille) la rupture arriva. Je décidais de me remarier avant qu'il ne soit trop tard avec une personne moins susceptible de m'éloigner de la famille et dont la compétition risquait moins de conduire à la rupture. Fonction de redistribution sociale Ma réflexion depuis est allée plus avant : quand nous parlons d'égalité, les choses ne sont pas aussi simples que nous le pensons. L'inégalité et l'égalité se tiennent et conduisent l'une vers l'autre. L'une peut l'emporter sur l'autre, mais la vie ne peut pas le supporter indéfiniment. Nous savons que des individus égaux en droit ne font pas une société égalitaire. Dans une société qui entre dans la modernité, elle n'y entre pas tout d'un bloc, mais par segments. Les premiers qui bénéficient des premières écoles, des premiers hôpitaux, sont-ils les égaux de ceux qui n'en bénéficieront que plus tard ? Les ruraux sont-ils les égaux des urbains ou citadins ? Les Algérois des Algériens ? Ont-ils les mêmes chances ? Bien sûr certains Algérois peuvent souffrir davantage que beaucoup d'Algériens. Alger ne distribue pas les mêmes peines et les mêmes faveurs à tous les Algérois, tout comme l'Algérie à tous les Algériens. Nous sommes effectivement tous inégalement dotés, le problème est moins de savoir comment être égaux en nous réfugiant dans l'abstraction (égalité de droit), que ce que nous faisons des inégalités que nous partageons et qui nous départagent. J'en vins à penser, j'osais, il y a peu je dois dire, que pour être égalitaire, la société aurait dû être autrement soucieuse de l'égalité : ne pouvant accorder les mêmes chances à tous ses enfants, une personne ayant bénéficié des services de la communauté nationale, de celles d'étudier par exemple, devait en faire profiter celle qui n'avait pu en bénéficier. On ne garde pas pour soi les bienfaits que l'on a reçus d'autrui, dit la sagesse. Une personne urbaine par exemple pourrait s'associer une personne rurale. On rééquilibrerait ainsi l'avantage accordé par la société à la personne urbaine au lieu de permettre l'accumulation d'avantages d'un côté et de désavantages de l'autre. Du même coup, la société serait plus égalitaire si ayant accordé la possibilité d'étudier aux filles, elle leur reconnaissait la possibilité de travailler et leur demandait de partager leur avantage avec un « frère » moins bien doté en capital scolaire. Cela suppose une société égale en humanité, non machiste en particulier, des compétitions plus honnêtes et le partage des fruits de la compétition, des produits étrangers acquis, plutôt que d'en faire le moyen de se distinguer. Cela suppose que devant la bifurcation : choisir son avantage personnel ou celui de la collectivité, on choisit de prendre la deuxième voie. Ce qui veut dire en servant la société, c'est soi-même que l'on sert. Conformément au principe de la division du travail, notre avantage personnel n'exclut pas celui de la société, il le suppose. En travaillant bien pour autrui, on s'enrichit, disait le père du libéralisme britannique. Ainsi la division du travail enrichit-elle la société dans une économie fermée. Dans une économie ouverte, la division du travail n'est plus sociale, mais mondiale. Il peut alors y avoir une déconnexion entre notre avantage personnel et celui de la société, travailler pour soi devient travailler pour le monde, pour ou contre sa société. Travailler pour le monde et contre sa société, c'est renoncer à la coopération de sa société, c'est couper la branche de l'arbre sur laquelle on repose. Il faudra, si on le peut alors, quitter l'arbre avant la chute. Bref, les intérêts personnels et collectifs sont plus intéressants quand ils se complètent que quand ils se séparent. Une société égalitaire suppose une communauté d'existence entre ruraux et urbains, entre hommes et femmes, un rapport relativement égal aux services publics qui ne peut être égal étant donné la faiblesse de l'économie de marché. On s'acquitterait ainsi moins de sa dette à l'égard de la société qui a financé des études de qualité qu'on ne partagerait les bienfaits d'une inégale distribution. N'oublions pas que nous étions, et que nous sommes encore, une société en phase d' «accumulation primitive » des capitaux, nos racines rurales que nous avons trop vite coupées, ne sont cependant pas complètement effacées. À l'indépendance, elles étaient présentes à l'esprit de tous, mais au lieu de les faire revivre, nous nous sommes efforcés de nous en éloigner et de cultiver nos avantages privés en dépit d'un socialisme d'Etat. Afin précisément de ne pas affronter le problème que cela posait : frères et sœurs, ruraux et urbains, restaient aveugles sur leurs rapports futurs, laissaient des relations asymétriques s'établir silencieusement, au lieu de se penser dans une société égalitaire. Nous pensions dans l'air du temps que le salut était davantage dans le fait d'être quittes vis-à-vis les uns des autres plutôt que dans le fait d'être solidaires. On découvrait le sillon de la liberté que nous prenions plaisir à labourer. Et nous avons jeté le bébé avec l'eau du bain : si l'économie de marché nous a permis de satisfaire nos besoins sans nous « endetter » auprès de nos proches (qui ne sont pas des riches qui veulent s'enrichir), nous sommes devenus dépendants de qui l'on ne voulait pas dépendre et nous avons laissé filer la confiance mutuelle qui allait avec nos « dettes ». Nous n'avions plus besoin d'une confiance que l'on ne savait plus placer et qui en devenait gênante. Bref, l'on était riche de ne pas dépendre d'autrui. On s'émancipa du proche pour dépendre du lointain. Nous dépendons aujourd'hui de qui nous ne voulions pas dépendre. Le « riche » n'est pas celui qui s'émancipe des autres, grâce à l'étatisme en particulier, il est celui qui sait se les attacher. Il est celui qui peut commander à la plus longue chaîne de production, celui qui peut disposer de la plus grande armée de travailleurs, de la coopération du plus grand collectif de producteurs. Il est riche des relations, des interdépendances qu'il peut mettre en action. C'est dans le cadre de telles relations que l'accumulation du capital physique prend son sens. Ainsi de considérer Etat et société séparément, il aurait convenu que la fonction de redistribution relève de la société plutôt que de l'Etat. Il n'y a pas redistribution étatique, mais distribution. La « redistribution étatique » initiant une accumulation des capitaux et ne visant donc pas à égaliser, à corriger les inégalités comme dans une économie de marché développée, mais les créant, il revenait à une « redistribution sociale » d'effectuer le travail d'égalisation des effets d'une telle distribution initiale étatique inégale[2]. La « redistribution étatique », bien que distribution primaire des revenus et non redistribution secondaire, s'est conformée à l'esprit keynésien, s'est efforcée d'être égalitaire, s'empêchant ainsi d'enclencher une dynamique explicite d'accumulation du capital. Ici ce n'est pas le marché qui effectue la distribution primaire des revenus et l'Etat qui la corrige en opérant une seconde distribution. L'Etat ne corrige pas les « défaillances » du marché en matière de justice sociale. La distribution étatique s'est attachée à former des capitaux à partir du capital naturel dans une certaine confusion et donc sans viser à la formation d'une structure du capital précise, cohérente et viable. Elle a choisi une politique de démocratisation de l'éducation par le bas et non par le haut. La démocratisation par le haut consistant à former une élite dont la base s'étendrait progressivement à toute la société, des savoir-faire qui se diffuseraient de certains pôles à l'ensemble de la société. Nous avons eu peur qu'une politique de formation de qualité ne profite à des catégories favorisées dont l'attachement à la société ne serait pas vérifié. Nous craignions que le processus d'accumulation du capital renforce la structure sociale léguée par le colonialisme. La (re)distribution étatique dans une société marchande en formation n'ayant pas été clairement asservie à une politique d'accumulation du capital, à la formation d'une structure sociale précise, a finalement servi une politique de formation des fortunes privées, a produit de l'égalité éphémère et une dissipation du capital national. Il ne faut donc pas s'étonner que dans une telle confusion de la distribution et de la redistribution, l'avenir du socialisme d'Etat ne pouvait être qu'un capitalisme sauvage. La distribution (primaire des revenus) ne pouvant être marchande et la redistribution (secondaire) ne pouvant être étatique, la première se devait d'être étatique et la seconde sociale. La différenciation sociale aurait pu alors être suivie d'une politique d'égalisation en soutien au processus d'accumulation du capital. Processus de différenciation et d'égalisation alternant et se complétant, creusant l'inégalité puis la réduisant, rendant ainsi possible la croissance du bien-être social. De l'inégalité à l'égalité L'idéologie de la méritocratie qui « tient chacun pour seul responsable de sa réussite sociale » n'a aucune prise sur une société en phase d' « accumulation primitive » des capitaux, une société où la part de l'individu reste minime rapportée au collectif et dont l'idéologie n'est pas libérale. C'est par le bénéfice des services publics et par l'effort familial que l'effort individuel fait la différence. L'effort individuel vient en bout de chaîne, il n'est pas premier. L'Etat ne peut accorder à tous les nationaux un droit d'accès égal aux services publics, les familles ne peuvent donner à chacun de leurs enfants les moyens d'accéder aux services publics. Je suis de ces ruraux qui doivent leur réussite à l'internat au collège et au lycée et au sacrifice de ses frères et de ses sœurs. Sans l'internat, mon avantage d'enfant d'émigré n'aurait pu être valorisé. Et comme me présentait un cousin matheux avec qui j'étudiais longtemps, qu'il repose en paix, je n'aurais pas pu lire plus que les autres. Un seul lycée dans la wilaya pour accueillir les élèves « méritants » de toute la wilaya montra la situation supérieure dont bénéficiaient certains internes par rapport à beaucoup d'externes. Car tous les « externes » ne pouvaient jouir des conditions d'études des « internes ». Je peux citer l'exemple de l'interne que fut notre ministre actuel des affaires étrangères qui pouvait se rêver en tant que tel. Nous n'avons pas accepté de débattre et d'expérimenter sérieusement de la nécessité et des conséquences de la nouvelle division du travail qu'impose la nouvelle compétition mondiale, de la nouvelle situation du travail féminin, du droit des filles à l'éducation et au travail non domestique. Nous n'avons pas voulu débattre et expérimenter du pour quoi de cette nouvelle égalité[3] entre les sexes qui aurait pu nous accorder. Car sans la justification collective du pour quoi d'une telle égalité, sans consensus social, chacun irait de son interprétation, celle de l'avantagé divergeant certainement de celle du désavantagé. La compétition scolaire ouvrait la voie de la compétition sociale aux filles, comment gèrerions-nous cette dernière compétition, nous qui n'en avions pas la coutume ? Comment penser qu'étudier ne nous conduirait pas à changer nos manières de travailler ? Comment goûter à la compétition à l'école, éprouver une certaine supériorité et ne pas vouloir la prolonger dans la vie sociale ? Accorder le droit d'étudier aux filles, mais en dissocier celui de travailler, n'avait de réalité ni dans les expectations des filles, ni dans le cours des choses. Les modernistes comptaient sur le temps pour faire évoluer sans débattre les mentalités, faire accepter le principe d'égalité entre les sexes, seulement en vérité pour une minorité. Cela conduisit la société à se diviser sous l'emprise de catégories étrangères, entre « modernistes » et « traditionalistes », les « modernistes » s'associant les avantagés de la modernisation, ajoutant de la confusion dans la société au lieu de la dissiper. La société dirigeante d'origine plébéienne (M. Harbi) ne voulait certes pas financer une accumulation du capital scolaire qui soit monopolisée par une minorité, mais pour être véritablement égalitaire, elle se devait d'encourager le partage des bénéfices de la formation inégale de départ des capitaux pour ne pas aboutir à une nouvelle dualisation de la société et une privatisation formelle et informelle de l'enseignement supérieur. Un financement public de la formation des capitaux pouvait être suivi d'une redistribution sociale. Les privilégiés d'un financement public faisant partager leur bénéfice avec de non privilégiés. Ici le terme de fraternité prend un sens concret de solidarité qui ne disparaît pas derrière celui d'égalité et de liberté. Une société fraternelle n'est pas une société de classes ou de castes. Un « riche » qui s'associe à un « pauvre », pour s'attacher sa coopération sans le soumettre à un rapport de subordination, participe d'une société fraternelle. Fraternité en humanité, humain avant d'être riche ou pauvre, homme ou femme. Rappelons que de mon point de vue, financement public signifie prêt des propriétaires actuels et futurs du capital naturel aux bénéficiaires des générations présentes. Et non pas financement à fonds perdu. Chez nous le don était d'abord un prêt. Celui qui peut rendre doit rendre. Mais l'étatisme nous a tous transformés en « passagers clandestins », nous voulons bénéficier d'un service que nous ne payons pas, d'une action à laquelle nous ne participons pas. Pour qu'un individu ayant un capital scolaire accepte de s'associer avec un autre qui en est dépourvu, pour que la société assure ainsi une certaine redistribution du capital au travers des associations d'individus, cela suppose que les individus se regardent comme des individus foncièrement égaux au-delà de leur capital spécifique, et pour notre société qui fait son entrée dans la modernité, un autre regard vis-à-vis des filles en particulier. La fille d'aujourd'hui ne peut plus être la fille d'hier, mais pas seulement. C'est une nouvelle division du travail qu'il nous faut monter. Nous nous serions mieux portés si nous avions prêté attention aux conséquences de nos choix. Il nous faut délibérer, expérimenter et pouvoir consolider ou revenir sur nos choix. Si nous avions débattu avec nos sœurs de la manière dont nous voulons être dans le monde de manière régulière et constante, nous aurions pu assurer une présence au monde qui nous convient aux différents moments de notre évolution. Nous n'avons pas fait le choix de la société fraternelle et égalitaire dans nos collectifs et nous avons laissé aux individus, aux familles et à l'Etat le soin de traiter du problème de la fraternité de manière séparée. Familles dont la majorité avait été dépossédée de leur autorité. Chacun, seul face à son avantage, ne pouvait s'attacher qu'à le cultiver. L'inégalité se creusa ainsi continument. Ceux qui ont bénéficié des avantages des services de l'Etat se sont associés entre eux et ont laissé leurs compatriotes moins favorisés sur le bord du chemin. Cela nous a conduits, entre autres, à privatiser de manière informelle l'enseignement supérieur. Seules les familles en mesure d'envoyer leurs enfants achever leurs études à l'étranger peuvent considérer leur avoir fait faire des études supérieures. Le capital scolaire n'étant plus validé par le marché national, ne pouvant plus être converti en capital humain qu'à l'étranger. Seul un certain égalitarisme et la fragilité de nos croyances nous font craindre la privatisation formelle de l'enseignement supérieur qu'un pays communiste comme la Chine a entrepris depuis longtemps. Nous avons voulu faire du mérite le moyen de légitimer les inégalités, à l'exemple des sociétés européennes, où le roi individu a été renversé par l'individu roi. Mais nous devons bien constater l'échec de la « valeur travail » (talent, contribution personnelle) chez l'individu séparé. Le pourcentage des filles à l'université est-il un indice de la performance économique et sociale d'une société ? Selon les statistiques 2013 de l'OCDE, on peut s'interroger sur la différence entre la Suède et les autres pays de l'OCDE, mais aussi sur celle entre l'Allemagne et les autres[4]. Les sociétés dominantes ont tendance à encourager la compétition entre l'ensemble des individus, parce qu'elles visent à impliquer l'ensemble de la population dans la compétition mondiale et la division mondiale du travail. Ce qui ne peut pas être le cas des sociétés dont l'entrée en industrie est récente. Ces dernières sociétés ne sont pas en mesure de faire de tous leurs individus des individus aptes à entrer dans la compétition mondiale. Elles doivent organiser une entrée progressive : protéger une grande partie de la population de la compétition internationale au départ, dans le même temps préparer une minorité pour y entrer et y réussir afin d'être ensuite en mesure d'entraîner une autre partie de la population. On ne peut pas former de capital humain si on ne forme pas dans le même temps un capital social qui rende la coopération sociale désirable et un capital physique qui ait besoin de son savoir-faire. Nous avons formé des « proto-capitaux » (fortunes privées et capital scolaire) incapables de coopérer et d'engager un processus d'accumulation économique. Les résultats d'une politique égalitaire entre les individus qui ne tient pas compte de leurs inégales conditions et conséquences aboutissent à la formation d'une société inégalitaire. Ce ne sont pas les libertés individuelles et l'égalité de droit qui peuvent industrialiser une société, mais une redistribution sociale du capital résultant d'une distribution étatique qui ne peut être qu'inégalitaire étant donné la source publique des ressources, leur raréfaction et la faiblesse des capacités sociales. Il faut former une élite, avec une fonction claire en accord avec nos croyances, qui diffuse son savoir-faire et ne se détache pas de la société, pour en être comme l'animatrice. Un rural ne peut pas recevoir de la collectivité nationale ce que reçoit un urbain, ni un habitant favorisé d'une petite ville ce que reçoit celui favorisé d'une grande ville. La communauté nationale ne peut pas faire autrement. Elle peut cependant exiger des habitants favorisés qu'elle pourvoit en services de qualité de ne pas se désolidariser des défavorisés. La collectivité nationale peut prêter à une collectivité locale, qui peut prêter à un groupe social et ce groupe à certains de ses individus qui rendront qui au groupe, qui à la collectivité locale et qui à la collectivité nationale. La collectivité nationale peut « donner » à une collectivité locale. Mais donner n'est jamais que prêter. Il sera rendu d'une manière ou d'une autre. C'est cela le lien social. C'est tout le contraire d'un individu s'émancipant de sa famille, de sa communauté et de celle nationale, d'une économie affranchie des obligations sociales. L'individu n'est pas riche de son seul capital financier ou humain. Jusqu'où peut le porter une telle richesse ? Il est d'abord riche de son capital social, de son capital politique et culturel. Il est riche de l'étendue de ses interdépendances. Son autonomie est d'autant plus large, qu'il relève d'un collectif autonome étendu, d'une société à l'autonomie étendue. Son autonomie tend à le soustraire à ses collectifs d'appartenance si ceux-ci s'avèrent incapables de la défendre et de la porter plus haut. Lorsque la concurrence interne est une mise en ordre qui dispose à une concurrence externe, les individus se regardent alors comme des partenaires dans une concurrence plus grande que celle qu'il peut y avoir entre eux. Dans le couple et dans toute organisation, la complémentarité ou coopération se conjugue avec la compétition. Si la concurrence interne oublie durablement la concurrence externe, elle désassemble ses parties. Nous sommes trop longtemps restés coupés de la compétition internationale. À l'exemple des organisations économiques, c'est une autorité qui administre la complémentarité et la concurrence entre ses parties prenantes. C'est par exemple, dans les sociétés capitalistes, le rapport de subordination du travail au capital. L'entreprise est le dernier territoire féodal qui subsiste à l'ère industrielle. Nos régions militaires ne pouvaient pas se transformer en fiefs et nos marchés en territoires féodaux, l'époque étant révolue, la féodalité ne pouvant subsister qu'en tant que vestige. Si la hiérarchie sociale, le rapport du travail au capital ne peuvent pas être envisagés de la manière que cela fut avec l'entreprise moderne européenne ou extrême-orientale, il faudra trouver sa propre manière de faire complémentarité. Car l'autorité et la hiérarchie ne précèdent pas en vérité la coopération et la compétition, mais en procèdent : elles sont des propriétés émergentes de la coopétition. Elles ne se décrètent pas. La compétition sociale des sociétés a d'abord établi des hiérarchies guerrières ou militaires qui se sont adjoints progressivement ou s'efforcent de s'adjoindre des hiérarchies culturelles et économiques. Compétitions guerrières, économiques et culturelles ne se sont pas exclues chez les sociétés européennes ni ailleurs, elles alternent et se complètent encore aujourd'hui. Partir d'une société égalitaire, des résultats d'une politique d'égalité, a plus de chance de succès si l'on accepte les inégalités de/au départ que si on les nie. Je suis aujourd'hui convaincu que si un « riche » s'associait à un « pauvre », plutôt que si chacun était libre de choisir son semblable, la société serait plus égalitaire et plus solidaire. Un individu mieux doté en capital ne se considèrerait pas comme supérieur à une personne moins bien dotée en capital. C'est la seule façon d'asservir l'inégalité à l'égalité sans la détruire. Car la détruire, c'est détruire la compétition et détruire la compétition, c'est détruire la vie. Se battre pour une meilleure vie pour tous, d'abord pour les siens, ensuite pour le reste, c'est engager l'esprit de compétition dans la bonne voie. Il nous faut revenir de cette séparation de l'individu et de la société initiée par l'Etat colonial et poursuivie par celui postcolonial. Elle est contre nature. En tant que fonctionnaire et député, j'ai intensément vécu ce paradoxe : le droit m'empêchait de privilégier les miens. Formé à l'école française, croyant dans l'égalité de droit, j'ai dû aller à contrecourant de ma société, ce que beaucoup n'ont pu faire. Je me garderai de leur jeter la pierre. Nous aurions dû apprendre à servir les nôtres, en veillant à ce que leur cercle soit de plus en plus large, qu'il puisse s'étendre à toute l'humanité, si nous pouvions le faire. L'échange marchand n'étant qu'une façon de régler ses comptes. Ce n'est pas l'Etat et le droit qui font l'égalité, mais la société qui soumet le principe de différenciation sans lequel elle ne peut progresser au principe d'égalité. Le face à face juridique entre Etat et individu ne concerne qu'un niveau de réalité, le niveau le plus abstrait. Entre la société et l'individu, il y a toujours médiation, d'un groupe, d'une classe ou d'une caste. Le face-à-face que le droit prétend établir entre l'individu et l'Etat s'autorise d'une substitution de l'Etat à Dieu. Il dérive de la monarchie de droit divin : humains et non-humains sont les sujets du monarque. Tout est prolongement du monarque de droit divin. Or c'est là notre malédiction : prendre à la suite de Hobbes et d'autres penseurs de la modernité l'Etat pour un dieu mortel. Cessons de nous tourner vers l'Etat comme si c'était un dieu qui pouvait répondre à nos vœux. L'Etat n'est autre que l'instrument de la collectivité nationale. Il a les ressources et l'autorité et/ou le pouvoir que les individus lui accordent. Il faut nous tourner vers nos coopétitions d'où émergeront nos autorités. Je répèterai ici que l'individu a tort de s'attribuer le mérite de son capital. Il doit le partager avec la collectivité nationale et sa famille. Il nous faut ensuite accepter une inégale distribution initiale. L'inégale distribution publique fait partie de la dynamique d'accumulation. C'est ensuite à la redistribution sociale qui suit de viser à une certaine égalisation des effets d'une telle distribution initiale inégale. Egalisation qui est diffusion des progrès en organisation et en productivité. La méritocratie est un mythe pour légitimer une différenciation de classe[5], l'égalitarisme une égalisation par le bas, un refus de la différenciation. C'est à l'aune de la redistribution sociale qu'il faut juger la distribution publique. Accordons-nous sur ce qu'il convient de revenir à la collectivité nationale, à celles locales et à l'individu du point de vue d'une société égalitaire qui soumet sa différenciation, ses coopétitions, dans la perspective de l'avantage de tous. Notes 1- Le tort d'E. Todd, dans la définition qu'il donne des types anthropologiques de familles dans son livre »La troisième planète. Structures familiales et systèmes idéologiques» paru en 1983, est d'opposer liberté et autorité d'un côté et égalité et inégalité d'un autre à la manière de contraires allant l'un sans l'autre. Ce qui lui laisse croire que la différenciation sociale peut se résumer à quatre aires familiales, enfermer la famille dans quatre types exclusifs de familles : la famille communautaire : égalitaire et autoritaire (ex. russe et chinois) ; la famille souche : inégalitaire et autoritaire (ex. allemand) ; la famille nucléaire égalitaire : égalitaire et libertaire (individualiste) (ex. français) ; la famille nucléaire absolue : inégalitaire et libertaire (ex. anglo-saxon). La pensée chinoise d'essence paysanne nous offre une autre manière de penser les contraires, la possibilité de penser leur identité, leur différence, leur complémentarité et leur alternance. Il y autant de familles que de types de rapports entre autorité et liberté, égalité et inégalité. 2- Ce serait comme à la société d'appliquer le principe de différence du second principe de la théorie de la justice de John Rawls selon lequel les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu'elles soient au plus grand bénéfice des plus désavantagés. 3- Amartya Sen. Equalité fort What ? In Inequality Reexamined, New York (N. Y.), Russell Sage Foundation, 1992, p. 207. 4- Suède 140 filles pour 100 garçons, Russie 130, France 115, Etats-Unis 110, Allemagne 83. 5- « Bien que l'égalité des chances méritocratique soit tenue pour un principe de justice incontestable dans une société composée d'individus fondamentalement libres et égaux, ce principe est à terme destructeur de toute solidarité et peut finir par justifier les plus grandes inégalités. L'égalité des chances repose sur l'idéal d'une compétition équitable, sans lui associer pour autant la fraternité de l'équipe et le soutien des supporters. Pour défendre des politiques de l'égalité, il faut aussi souligner que l'idée de fraternité est le tiers absent de la conception libérale, rawlsienne, de la justice sociale. Plus exactement, la fraternité et la solidarité doivent être tenues pour acquises afin que s'impose le principe de différence garantissant une égalité sociale élémentaire.» F. Dubet. Tous inégaux, tous singuliers. Repenser la solidarité. Seuil. 2022.