La « tragédie des communs ». La propriété commune d'une ressource conduit nécessairement à la ruine de celle-ci, concluait en 1968 le biologiste Garret Hardin dans la revue Science. Son article, « La tragédie des communs », a façonné les raisonnements économiques et politiques de ces dernières décennies [1]. Garrett prend l'exemple des pâturages, de la vaine pâture, pour affirmer que les individus, en voulant maximiser leur utilité, finissent par détruire la ressource à force de la surexploiter. La solution est de privatiser ou de nationaliser la ressource pour la protéger de la surexploitation. En vérité G. Hardin présuppose que les usagers de la ressource sont des individus séparés, qu'ils sont incapables de s'organiser pour gérer une ressource et que celle-ci est en accès libre. C'est là un raisonnement hors sol ou une réalité postcoloniale. A l'origine, la ressource n'est pas en accès libre, les usagers qui la gèrent forment une communauté et organisent l'exploitation de la ressource. C'est l'Etat colonial qui détruit les instances collectives de gestion des ressources naturelles pour soumettre leur gestion à des instances privées ou publiques. Les individus se présentent alors comme des individus séparés car privés de leurs instances collectives de décision. L'Etat postcolonial poursuivant l'affaire coloniale de séparation des individus de leurs instances de décision collective, finit par promouvoir la propriété privée comme solution à la défaillance de la propriété publique. Nous voulons soutenir dans ce texte que la défaillance de l'Etat et de la propriété publique est celle du processus de construction de la société et de la propriété par le haut. Que la construction par le haut de la propriété privée subira le même sort que la propriété collective et publique, c'est-à-dire faillira à sa fonction sociale. Il faut revoir le processus de fabrication de la propriété. La décolonisation débutera vraiment quand on aura rétabli le continuum entre les différentes formes de propriété collective, privée et publique, autrement dit entre les différentes formes d'appropriation des biens et de leur circulation qui sont à la base des processus de décision économique. Elle aboutira quand la division de la société en classes de propriétaires (exclusifs) et de non propriétaires (prolétaires) ne dominera plus l'horizon de la société. La propriété n'étant ni la forme la plus abstraite de la richesse et pas davantage qu'une forme concrète de pouvoir. Avec la concentration de la propriété et des richesses, la légitimité sociale des propriétés publiques et privées se trouve remise en cause. Elles ne sont plus en mesure d'assurer la sécurité sociale et économique des sociétés. La première avec la crise du socialisme, la seconde avec la crise sociale et écologique capitaliste. La propriété privée en Algérie s'origine dans une redistribution des richesses, dans le politique davantage que dans la production et l'économie de marché. La propriété privée algérienne procède moins de la propriété du travail (propriété de soi) et de l'appropriation du produit du travail au travers d'une appropriation directe de ressources naturelles abondantes par le travail que de l'appropriation étatique d'une propriété collective des richesses du sol et du sous-sol (l'Etat n'apparaissant pas sur un sol nu de propriétaires et d'usagers). Elle procède pour la propriété de la terre d'une propriété collective (tribale expropriée) appropriée et redistribuée par les puissances publiques coloniale et postcoloniale. Pour la propriété du sous-sol, elle procède de la propriété publique coloniale. Nous avons eu donc affaire au cours des deux périodes coloniale et postcoloniale à un processus de fabrication de la propriété (publique et privée) par le haut [2]. Processus de fabrication qui a abouti à une faible différenciation du capital naturel et politique en capital économique et culturel, insuffisant pour permettre une dynamique d'accumulation du capital économique conséquente. En Algérie, je soutiendrai que l'échec de l'accumulation du capital est dû à la non conversion du capital politico-militaire en capital économique et culturel [3]. Les opérations de conversion ont dissipé le capital (naturel et politique) pour le transformer en patrimoines privés. L'appropriation privée du capital naturel par le capital politique a conduit à une forte dissipation du capital et la formation de patrimoines privés en même temps qu'à une formation d'un capital économique et culturel déficient, incapable d'affronter la compétition internationale. La richesse nationale a largement été constituée par les exportations d'hydrocarbures. Les principales fortunes privées en proviennent. Puisqu'une telle conversion n'a pas été positive (n'a pas conservé le capital naturel, n'a pas produit une accumulation du capital, mais une dissipation du capital public et une production simple de patrimoines privés), les propriétaires souffrent de ne pas disposer d'une légitimité sociale suffisante. Ils ne possèdent aucun mérite dans la production autre que celui d'être bien situé dans la chaîne de distribution du revenu des hydrocarbures. Ils ont privatisé un bien public, expropriant ainsi les générations futures d'une source de revenus. Ils ont transformé une propriété de tous en propriété de quelques-uns, qui n'a profité à l'ensemble que le temps pris par le processus de conversion. En termes moins conceptuel, on dira que la société sous une certaine direction politique et militaire n'a pas réussi à produire les élites économiques et culturelles en mesure de conduire une bonne accumulation du capital et une bonne insertion internationale. On peut donc définir la propriété privée algérienne coloniale et postcoloniale comme le résultat d'une dissipation de ressources collectives produisant un transfert minime de propriété définitif et univoque des générations futures aux générations présentes : elle dissipe un capital public pour entretenir une consommation et former des fortunes privées. Elle constitue une expropriation des générations futures par les générations présentes. La richesse nationale n'a pas été constituée par la conservation et la mise en valeur du capital naturel national. Le capital naturel a été dissipé, il n'a pas été converti en d'autres formes de capitaux. Il n'a pas été prêté aux producteurs puis rendu à la collectivité nationale. Le bien des générations futures en capital national a été transformé en fortunes privées, il n'a pas été utilisé pour différencier et développer le capital national. On peut reprendre la thèse de Proudhon et soutenir que la propriété algérienne, postcoloniale à l'image de celle coloniale, est du vol, à condition de préciser : vol du bien des générations futures par les générations présentes. Vol, parce que les générations présentes ne restitueront pas leur bien aux générations futures, sous quelque forme de capital que cela soit. L'exemple des ressources naturelles, ou facteur naturel de production, permet de distinguer entre une propriété privée au sens strict du mot, exclusive, et une propriété privée collective parce que matière à gestion collective. La propriété privée ancienne (melk) en est une illustration : l'appropriation du produit du travail indépendant est privée mais la propriété de la terre qui ne peut sortir du groupe est affaire collective, un droit de préemption empêchant le propriétaire privé d'en disposer librement. Jusqu'à la propriété moderne qui tout en sacralisant la propriété privée et les droits de l'individu n'en limite pas moins les usages [4]. La sacralisation de la propriété privée n'est pas libre usage de la propriété mais sacralisation de l'individu, de son intégrité corporelle. Dans la société européenne, la sacralisation des droits de l'individu est érigée contre la propriété féodale et ses servitudes collectives en même temps qu'elle s'appuie sur une propriété de droit divin. Le monarque qui fabrique la propriété de ses vassaux est de droit divin. C'est ce droit divin qui lui permet d'user et d'abuser de ses propriétés mobilières (esclavage) et immobilières. Ce droit subit des limitations constantes sans être altéré dans sa substance. Il est récupéré par la bourgeoisie qui le sécularise et le retourne contre la classe des seigneurs : le droit de disposer de soi résulte d'un transfert de propriété du prince à l'individu. Ce n'est plus le prince qui a le droit de disposer absolument de son sujet, mais chacun de soi-même. La propriété privée algérienne ne bénéficie ni d'un investissement sacré, ni de la légitimité de fonction dont bénéficiait la propriété féodale et la classe des guerriers dans la protection et le développement des ressources d'un territoire, ni de la légitimité que possède la propriété bourgeoise qui a acquise son bien par le travail et transformé le capital foncier en de nouvelles formes de capital. La récupération des richesses nationales a été l'œuvre collective d'une société sans classes. L'élite dirigeante n'a hérité d'une telle récupération qu'à titre collectif [5]. La mise en route d'une expérience sociale de la tragédie des communs et de désordre foncier après l'expropriation coloniale lui offre le terrain propice à une privatisation des ressources collectives. L'inachèvement et l'inefficacité d'un tel processus menacent cependant les fondements d'une telle appropriation privée. On se rappellera qu'à l'indépendance l'autogestion des terres agricoles a d'abord été une option sociale de barrage à la propriété privée. La propriété privée doit encore faire la preuve de son efficacité sociale. La généalogie de la propriété privée algérienne dominante est claire. Elle ne procède pas d'une production agricole et industrielle mais de l'expropriation de la propriété collective par la puissance publique et sa conversion en propriété privée, à l'image du processus de privatisation opéré par l'Etat colonial. La différence entre les processus de conversion colonial et postcolonial réside dans la différence de brutalité et résulte de l'enfermement doctrinal par lequel le libéralisme et le socialisme ont imposé l'alternative entre propriété privée et propriété publique tel qu'exprimé par Garrett Hardin. La propriété c'est du vol, disait Proudhon. Pas dans tous les cas, avons-nous dit, mais dans le cas particulier du vol des générations futures par celles présentes. On ne jettera donc pas l'anathème sur tous les propriétaires, car de ceux qui ont dissipé le bien des générations futures ils sont ceux qui ont conservé. Dans quel rapport ont-ils conservé et non dissipé ? Là est la question, là est la différence entre le bon propriétaire et le mauvais. A une extrême, certains ont instruit la dissipation sociale pour en profiter personnellement. On peut parler d'une catégorie de grands criminels (les puissances coloniales en tête) et d'une autre d'opportunistes opérant dans leur sillage; à l'autre extrême il y a ceux, très rares et exemplaires, qui ayant bénéficié de bonnes traditions ont accumulé sans dissiper. On parlera alors de bons gestionnaires du bien public. Les propriétaires ne peuvent être tenus pour les seuls coupables, ceux qui ont dissipé sans accumuler, soit la majorité des salariés, sont leurs complices volontaires ou involontaires. Ils ont accepté de consommer ce qu'ils n'ont pas produit et ne devaient qu'emprunter. Pour avoir dissipé, nous avons donc une dette à l'égard des générations futures [6]. Cela ne peut être éludé par notre théorie de la propriété : nous ne sommes pas les seuls propriétaires, ou propriétaires exclusifs, de nos capitaux et de nos patrimoines. La fonction sociale de la propriété privée. Il résultera de l'échec de la compétition économique (nationale et internationale) un défaut de légitimité sociale de la propriété dès lors que la redistribution ne pourra plus couvrir les besoins de base de la société, dès lors que tout le monde ne pourra pas dissiper. La propriété privée a besoin d'être autrement justifiée. Elle ne peut disputer la légitimité à la propriété antérieure collective du fait de son inefficacité sociale. La propriété privée n'est ainsi pas en mesure de représenter un bien public, autrement dit une institution au service du bien public. Elle n'a pas établi une responsabilité privée en mesure d'accomplir et de se substituer à une responsabilité collective défaillante, inefficace ou moins productive. Elle n'est pas en mesure d'accroître le bien public. Ce qui appartient au particulier ne lui appartient pas en propre, il n'offre pas la contrepartie de bien-être et de solidarité que lui demande la société pour qu'elle puisse lui accorder un tel droit. La propriété privée en Algérie qui n'est pas issue de l'intervention étatique coloniale, la propriété melk, procède de la propriété collective. Elle constitue de la propriété ce qui se détache de celle collective, s'attache au travail d'appropriation d'un facteur de production par un particulier qui s'objective dans un produit distinct et particulier mais ne s'abstrait pas de règles collectives de circulation et de reproduction. Elle s'attache au produit d'un travail indépendant et de l'usage d'un facteur (capital naturel et autre) qui n'est pas produit par du travail humain et dont la gestion de la circulation reste collective. Elle est le résultat d'une différenciation abstraction du travail collectif (division du travail) et d'une appropriation différenciée du facteur de production non humain qui ne remet pas en cause la gestion collective de sa circulation. Nous pouvons distinguer trois cercles de la propriété autour de la propriété melk : le premier de la propriété melk proprement dite qui relève d'une appropriation privée. Elle se transmet selon les règles de l'héritage et portent jardins et arbres. Ici le travail humain est assez intense et s'est transformé en capital végétal et animal, il passe de main en main, de père en fils et se partage de manière égalitaire entre les frères. Un second cercle divise qui relève d'une appropriation privée (céréaliculture) mais ouvert à une certaine appropriation collective (vaine pâture) qui constitue le domaine des animaux. Un troisième indivise qui échappe à une appropriation privée précise mais représente un domaine d'extension de sorte qu'il peut être l'objet de conflits ou de nouveaux arrangements entre nouveaux exploitants privés. La terre se partage entre familles, villages et tribus en des terres collectives, divises et indivises. Les terres privées se logent dans les terres collectives divises. Les premières viennent toujours se loger au sein des secondes. Les terres collectives indivises, du village ou de la tribu, sont en attente de division. Les trois cercles montrent que l'appropriation privée suppose toujours une appropriation collective divise et indivise qui s'inscrit elle-même dans une appropriation collective plus large divise et indivise. La nature de la propriété melk n'est pas différente de la propriété arch, la première est une transformation de la seconde. Le droit d'user exclut toujours le droit d'aliéner. La vie en montagne contraint les individus à vivre de ressources diverses et peu abondantes, à les domestiquer. La vie en hautes plaines (la rareté de l'eau et l'abondance des terres) astreint à une céréaliculture itinérante et à un élevage ovin. On peut ici parler de déterminisme géographique : l'individu appartient à une écologie, l'humain n'est pas loin du non-humain. Avec les forages et les puits, dans les hautes plaines, de la propriété arch a émergé une propriété melk. Le déterminisme géographique n'est pas une fatalité, il n'est pas toujours déterminant, mais pèse toujours et de manière diverse. Si l'on veut maintenir un continuum entre les différentes formes de propriété, collective, privée et publique, ce qui correspondrait à une construction par le bas plutôt que par le haut de la propriété privée, on peut assimiler la propriété collective indivise entre les tribus comme représentant le domaine public. Il ne relèverait pas d'une appropriation collective particulière mais de la prise simultanée de plusieurs appropriations collectives qui dessinerait comme reste un espace commun indivise. La responsabilité pourrait alors obéir à une tripartition unitaire. L'on passerait de la responsabilité publique à celle collective puis privée et inversement sans ruptures. Sous l'ancienne propriété collective, dite arch, l'appropriation est temporaire et la propriété itinérante. Sa redistribution s'impose du fait de son itinérance et de la vaine pâture, elle est égalitaire du fait de la relative indifférenciation du travail et des capacités. La propriété est appropriation régulièrement redistribuée entre des forces de travail relativement égales. Il n'y a donc pas de redistribution au sens moderne du terme (elle ne reprend pas la répartition primaire du revenu), comme il n'y a pas une distribution marchande de la terre. L'agropastoralisme en est l'expression productive. Avec une sédentarisation des activités, l'apparition des activités de maraîchages et d'arboriculture, s'opère une différenciation entre les différents travaux et une formation d'un capital végétal qui ne change de propriétaires qu'à l'intérieur de l'exploitation. S'ensuit une appropriation par le travail et l'héritage [7] qui produit une inégale distribution des ressources entre les membres des différentes forces de travail étant données la croissance démographique et l'accumulation du capital. « Toutes choses égales par ailleurs » (le fait ici du cantonnement colonial) la démographie change les données de la distribution, elle divise de manière égale la propriété entre les héritiers et de manière inégale entre les familles. Anthropologie et société. A la suite d'Emmanuel Todd[8], on peut considérer que la famille, une microsociété, contient déjà les rapports qui vont se développer dans la société. Emmanuel Todd organise théoriquement les types de famille autour deux axes : liberté et autorité, égalité et inégalité et pratiquement autour de trois règles de l'héritage : droit d'aînesse ou primogéniture, testament et égalité des frères. En termes de structures ce sont les règles de l'héritage qui prédéterminent le type de société. On peut considérer le premier type de famille dit souche comme correspondant à la famille seigneuriale. Il s'attache davantage à conserver le patrimoine et la puissance qu'à les distribuer également entre les frères ou en les confiant au plus méritant. L'Etat et les corps intermédiaires jouent un rôle important. Ainsi E. Todd caractérise-t-il la société allemande. Il considère le second type de famille comme le plus archaïque et le plus libéral : la responsabilité individuelle est plus accusée, l'autonomie individuelle est recherchée. Il caractériserait le type anglo-saxon. La communauté pallie à la défaillance de l'individu plutôt que l'Etat. La société y a une nette préférence pour le marché, elle est le berceau de l'idéologie libérale. Quant au troisième type, il caractérise la famille que l'on pourrait dire communautaire. L'héritage est divisé également entre les enfants. L'Etat pallie à la défaillance de la collectivité. On peut opposer les deux premiers types au troisième en ce qu'ils favorisent l'accumulation du capital : ils ont le souci de la préservation du patrimoine, de la concentration du capital, au contraire du troisième qui par opposition pourrait sembler la combattre. Une chose peut paraître certaine : en milieu européen, la division du patrimoine n'aurait pas pu avoir lieu, la lutte des puissances pouvant l'outrepasser, la concentration ou la monopolisation étant possible. En réalité on peut supposer qu'en nos milieux sociaux, l'organisation sociale est restée au ras du collectif, contrairement aux deux autres. La faiblesse du surplus économique qui ne pouvait financer une armée de métier, une classe de guerriers, ne peut que laisser la question de la subsistance et de la sécurité aux groupes sociaux. Est-ce un choix ou une contrainte ? La société transforme souvent une contrainte en un choix, cela lui permet de mieux construire dessus. Dans sa trajectoire, la contrainte s'égale au choix. Mieux elle est intériorisée moins elle s'oppose à la dynamique sociale. Je soutiendrai donc que les règles de l'héritage (dont l'on ne doit pas oublier pour autant leurs conditions d'émergence, leur géohistoire) prédéterminent le choix de la société quant à son type d'organisation microscopique et macroscopique [9]. On constatera alors une continuité de l'organisation sociale entre le microscopique et le macroscopique. Il reste qu'une intervention extérieure peut modifier la trajectoire d'une société. La colonisation dont un type de société (guerrière puis capitaliste) impose à une autre (restée tribale du fait de la faiblesse du surplus de la société précoloniale et de la division de la propriété) un Etat qui n'est pas le sien, est un exemple. Les règles précoloniales de l'héritage ne prédéterminent plus l'organisation sociale. L'Etat colonial prive la société de ses moyens d'agir pour lui imposer son action. Le village qui est défait de ses instances de gouvernement se voit imposé un Etat jacobin qui vise à produire une propriété et des règles de circulation qui lui conviennent. Il défait son espace d'organisation, ses instances de décision : il l'empêche de s'adapter. Il entraîne la décomposition de la société et la prive de ses moyens d'existence. Notre société hérite de son passé lointain (la famille du village et de la tribu) et de son passé récent (la famille de l'Etat jacobin). L'étatisme colonial et postcolonial a détruit l'ancien type de famille sans pérenniser le nouveau (crise du système de sécurité sociale). L'insoutenabilité de la condition socioéconomique du fait de la faiblesse des ressources sociales, de la situation de dépendance de l'individu à l'Etat et de l'Etat au monde extérieur, ne peut conduire qu'à des ajustements forcés entre les besoins et les ressources. La société va devoir repenser sa construction pour préserver sa cohésion, autrement dit choisir entre des types de collectifs, des structures de gouvernance, qu'elle va adopter pour faire société. Je vais prendre ici l'exemple de mon village à titre de paradigme [10]. Il est de propriété melk donc, avec ses parties collectives divises et indivises. Le village montagnard n'a jamais suffi à ses besoins, il a toujours recouru à l'émigration et davantage avec le cantonnement colonial. Anciennement tournante, l'émigration est devenue définitive. Avec l'émigration définitive vers les villes et l'étranger, le village s'est débarrassé de son excédent démographique. L'intervention de l'Etat l'a privé de ses ressources propres issues du travail extérieur en lui substituant des ressources publiques issues de la rente pétrolière. Il n'a pas pu compter sur ses ressources extérieures pour financer ses besoins collectifs modernes. C'est l'Etat qui a pourvu à ses besoins collectifs. Pour l'Etat socialiste et jacobin c'est à lui qu'il revenait d'organiser la société, de concéder ses marchés, de concentrer la puissance et non à la société. Avec la défaillance de l'Etat postcolonial, qui entretiendra les routes, soutiendra la consommation d'électricité et de gaz du village ? Financera les services publics, l'éducation et la santé ? La société postcoloniale va se retrouver avec deux défaillances, celle de l'Etat et des corps sociaux intermédiaires. A quelle défaillance pourra-t-on pallier ? A celle de l'Etat ou à celle des groupes sociaux ? En tenant compte de ce qui a été précédemment dit, je soutiendrai que c'est en palliant aux défaillances des groupes sociaux que l'on pourra pallier à la défaillance de l'Etat. La pente est cependant raide. Les individus ne pourront y consentir collectivement que s'ils sont animés d'une puissante foi dans l'avenir de laquelle ils croiront pouvoir tirer fierté et satisfaction. Car on ne pourra pas substituer à la fiscalité pétrolière une fiscalité ordinaire en mesure de financer des services publics efficaces de base pour la société. Le nécessaire élargissement de la base fiscale ne pourra pas produire de résultats immédiats satisfaisants. Il coûtera très cher aux individus, seule une puissante préférence temporelle pour l'avenir pourra faire admettre sa nécessité. Seule une direction militaire, politique et économique excellente ...[11]. Mon village pourra-t-il donc pallier par exemple à la défaillance de l'Etat en matière de subvention des produits de base ? Les villageois accepteront-ils, par exemple, plusieurs prix pour leur pain afin que les plus pauvres puissent continuer de le payer à un prix qui ne les en prive pas ? S'ils refusent pourront-ils accepter que l'Etat, avec leurs ressources, le fasse à leur place ? Pourront-ils avoir une comptabilité qui leur permettra de décider du meilleur usage de leurs ressources ? Pourront-ils s'autogouverner ? Faire avec leurs ressources, décider de leur budget et de ses dépenses ? A moyen et long terme le village, pour ce faire, devra redéployer ses activités pour disposer de nouvelles ressources externes et internes et ainsi faire face à ses besoins collectifs. Le village ne peut continuer à se vider de sa population pour alimenter des villes qui ne pourront accueillir ses membres décemment [12]. Si son environnement pouvait dans le passé recevoir le déversement de son excédent de population et le soutenir dans une certaine existence, il semble qu'il faille, ici aussi, rééquilibrer les comptes pour éviter le chaos. Il pourra moins se départir de ses membres, moins recevoir de la puissance publique et devra donc compter davantage sur d'autres ressources extérieures, les siennes, celles de son émigration. Ses émigrés pourront moins compter sur un environnement stable où ils pourront s'établir définitivement. L'émigration tournante pourrait être de retour. C'est en restaurant une organisation collective, une gestion collective de ses ressources qu'il pourra mieux faire avec la rareté et la difficulté et non pas en se démembrant davantage, en se privatisant. Car le présent qui a libéré des appétits privés lui font prendre ce dernier chemin. L'Etat doit être donc conscient qu'en abandonnant les villages déstructurés à leur sort actuel, il ne fera qu'accroître des charges qu'il ne pourra plus assumer. La propriété melk, que l'on pourra dès lors dénommée propriété privée, a besoin de l'organisation collective pour faire de ses membres des associés et non des individus séparés. Individus séparés que la société des propriétaires exclusifs divise pour mieux les soumettre à son appropriation privative. C'est la propriété exclusive qui divise la société en propriétaires et non propriétaires. Ce n'est pas le travail de la terre qui fera vivre le village mais c'est l'esprit associatif du village qui servira de base pour redonner vie à l'esprit d'association pour construire la grande association que constitue la société. L'esprit du village se formant de ressources communes, du territoire commun, du lien familial et du lien politique (l'assemblée). C'est la bonne association et la bonne compétition de villages, d'associations de village, d'associations de régions qui feront la place et l'honneur d'un village, d'une région et d'une nation. Une telle reconstruction de la propriété et de la société par le bas est la condition d'une construction démocratique et d'une prise en charge réelle de la société par elle-même. La construction par le haut se combinant à cette autre sauvage par le bas résultant d'une pression sociale empêchée de s'organiser ou canalisée informellement, on assiste à une propriété informelle et des régularisations qui échouent à établir un marché cohérent des facteurs de production, une propriété cohérente et une urbanisation ordonnée. La propriété melk n'en rencontrera pas moins les problèmes que rencontre aujourd'hui la propriété privée dans le monde. Sa fonction de bien public est en crise. Sa légitimité n'est plus assuré par le facteur le mieux partagé entre les différents agents, le travail, mais par le capital largement approprié sans le travail, par l'héritage. Crise de légitimité qui redouble le besoin d'une gestion collective des facteurs de production. On a fait, dans le passé socialiste, l'erreur de confondre une gestion collective à une gestion par le haut. La gestion démocratique sera une gestion par le bas, une libre association des citoyens producteurs consommateurs garantissant un ajustement réel des moyens et des fins de la société. L'accroissement des inégalités occasionnées par les nouvelles révolutions technologiques qui étendent la mécanisation au travail intellectuel sera amplifiée ou contenu par les règles de l'héritage (et la gestion collective). Celles qui confient la solidarité à l'Etat souffrent davantage de l'accroissement des inégalités. Avec l'héritage, la redistribution qui s'effectue en fonction du nombre d'enfants selon la règle égalitaire de l'héritage conduit au morcellement et à une difficulté de coordination et de structuration lorsque le pouvoir d'association se trouve contrarié contrairement aux deux autres types qui le prédéterminent. Avec la polarisation croissante du marché mondial du travail, une nouvelle dualisation des sociétés est en cours qui sera plus ou moins prononcée selon les milieux. La France qui a préféré un taux de chômage plus élevé et un travail moins précaire que l'Allemagne, doit revoir sa copie [13]. Cette dualisation sera plus nette et plus prononcée dans les pays émergents. Elle sera d'autant plus grave qu'elle sera subie et non prise en charge par la société. Il faut donc distinguer entre une économie compétitive et une autre de subsistance pour organiser leur solidarité. La confusion et la négation des collectifs autonomes par la gestion étatique ne permettent pas une telle organisation. Il faut reprendre la gestion collective par le bas et distribuer le capital en fonction des besoins et des capacités au niveau des deux types d'économie. La société ne peut pas être un marché ouvert, la terre et le travail ne sont pas des marchandises comme les autres (elles ne sont pas produites par des marchandises), elles ne doivent pas être livrées à une appropriation privative et exclusive, à la concentration, car destructrices alors de la société (K. POLANYI, 1944). En rétablissant une autorité collective, l'assemblée du village comptant les résidents et les non-résidents, une gestion collective sera rendue possible qui pourra permettre une mobilisation plus large des ressources, un meilleur usage, et produire le sentiment collectif d'une possible maîtrise du destin social. Notes : 1- Pour une analyse critique voir « Les pâturages de la guerre froide. Garrett Hardin et la Tragédie des communs », F. Locher, Revue d'histoire moderne et contemporaine, pour son compte rendu ici. 2- On se référera utilement au travail de Joseph Comby. Voir sur son site www.comby-foncier.com, les deux textes « Comment fabriquer la propriété ? » (1995) et « L'impossible propriété absolue » (1989) en particulier. 3- Je mobiliserai une théorie du capital inspirée de Pierre Bourdieu, Gary Becker et Robert Putnam. Pierre Bourdieu définit le capital comme une arme de la compétition qui se différencie selon les champs de la compétition, culturel et économique principalement. Je « grefferais » à cette « théorie mère » les contributions de Gary Becker (capital humain) et de Robert Putnam (capital social). 4- Voir l'exemple par lequel F. Locher introduit son étude : un propriétaire est puni pour avoir cueilli une plante protégée dans son jardin. 5- Voir notre article « De la légitimité de l'Etat et de la propriété » paru dans le QO du 21.06.2018 6- Notons qu'en cela nous ne sommes pas particuliers, mais seulement plus excessifs. 7- La distinction entre propriété et appropriation est essentielle. On distinguera appropriation par le travail de l'appropriation sans le travail. Voir Fabri, Eric, 2016. « De l'appropriation à la propriété : John Locke et la fécondité d'un malentendu devenu classique ». Philosophiques, 43(2), 343-369. 8- Dans des livres comme L'Invention de la France (1981), L'Invention de l'Europe (1990) ou L'Origine des systèmes familiaux (2011), il a largement popularisé certains concepts clés de l'anthropologie historique, comme les systèmes familiaux (ou structures familiales) ou les coutumes successorales (héritage égalitaire ou inégalitaire notamment). Source : Wikipédia. 9- Ce n'est pas parce que la loi moderne adopte les règles d'héritage de la société communautaire que ces règles concernent la société la plus pertinente : la société des héritiers. Avec le capitalisme les propriétaires n'ont plus besoin de la loi pour préserver et élargir leur capital, ils adaptent leur démographie et leur stratégie pour ce faire. Les règles de l'héritage de la société communautaire conviennent mieux à l'idéologie progressiste mais n'entravent pas alors l'accumulation du capital, ne touchent pas le bien des héritiers. L'égalité de droit divise la société dominée mais n'affecte pas la société dominante. Dans la société capitaliste c'est l'accumulation du capital qui règle les rapports sociaux. L'égalité de droit surnage au-dessus de la société de classes. 10- Pour rester concret, je ne parlerai pas de collectifs simplement. J'utiliserai le village comme paradigme car le plus proche de mon expérience et parce que l'on pourra appliquer, selon les différences, ma réflexion à d'autres unités collectives (quartiers, villes, communes etc.) pouvant mettre en commun des ressources. 11- Les démocrates ont jusqu'ici voulu séparé le militaire du politique et de l'économique alors qu'il s'agissait de mieux les unir pour pouvoir mieux les différencier. Car comment séparer ce qui n'est pas lié ? 12- Avec la polarisation du marché du travail mondial, nous allons assister à une nouvelle dualisation des sociétés. Je proposerai de distinguer entre deux sociétés, l'une compétitive et l'autre de subsistance. Le village fera avec les deux : de la première il tirera ses ressources externes, de la seconde quelques ressources de subsistance et de redistribution. 13- Le travail récent de Christophe Guilluy dont la France périphérique 2014.