Livres Une saga algéroise. Sur le fil du rasoir. Roman de Mohamed Ifticène. Editions Frantz Fanon, Alger 2022, 399 pages, 1200 dinars. Voilà un hasard qui fait très bien les choses... littéraires. Au départ, confiait l'auteur à la presse, il y avait un scénario. Et, pour ne pas changer (dans notre champ audiovisuel... et tout particulièrement en ce qui concerne les réalisateurs peu ou prou iconoclastes et Ifticène en fait partie ), rude est (fut et sera) l'accession en Ligue 1, c'est-à-dire ceux qui arrivent à avoir accès aux financements soit étatiques soit autres. De plus, avec un marché national de la diffusion quasi-fermé et de la consommation contractée (peu de salles), il y a de quoi décourager les meilleurs volontés du monde. Tout particulièrement chez les «anciens» qui vivent encore sur les réalisations des «glorieuses» années 60 et 70. A quelque chose malheur est bon. Le scénario est transformé en... livre... et un jour, peut-être, en film («peut-être avec l'étranger, car il y a plus de moyens»). Le contenu ? Presque en souvenir d'un vécu à Alger, de la vie à Alger... à l'époque de la colonisation... et juste après. Une famille habitant La Casbah d'Alger (celle de Lyès, le très beau gosse, garçon blond aux yeux bleus, presque un «roumi» égaré dans l'école indigène, bagarreur, pas peureux ni timide pour un «sourdi», tisseur impénitent de relations intimes avec les filles, les femmes et les maîtresses des puissants, préparant sa vengeance contre ceux qui ont assassiné son père...)... une famille avec des racines (au départ un peu oubliées) en Kabylie. Une famille qui, n'oublions pas que c'est le temps de la domination coloniale dont les effets sont ressentis parfois directement à l 'intérieur de La Casbah elle-même. Une ville dans la ville avec des familles honorables mais aussi ses truands musulmans... et européens, parfois s'acoquinant, ses maisons dites de «tolérance» et de jeux clandestins, ses règlements de comptes et ses trafics... plus pour survivre que pour bien vivre ! Il y a donc de la politique, de l'amour, de la bagarre, de la mort violente, de la joie, de la peine... tout ce qui fait la vie d'un individu et d'une communauté. Une cité devenue forteresse assiégée et martyrisée durant la guerre de Libération nationale, avec ses héros et héroïnes, ses traîtres, ses lâches et ses «observateurs». C'est à la fois la vie d'une famille mais aussi d'une communauté, durant toute cette période. Une période à la fois exaltante et douloureuse. Les premières années de lIndépendance apporteront certes un vent de liberté mais, aussi, hélas, pas mal de désillusions avec ses «marsiens», la lutte au sommet pour le pouvoir, les dérapages sécuritaires et sociétaux... et à la base, avec la course aux avantages matériels immédiats. La «grande désillusion» et l'échec des utopies ! On ne pouvait moins attendre, d'un jeune Algérien devenu adulte avant l'âge. L'Auteur : Né en 1943 à Bir-Djebah en Haute Casbah (Alger). Réalisateur et scénariste de cinéma... et enseignant en audiovisuel. Etudes à Alger (Institut national du cinéma) et en Pologne (Lodz). Une vingtaine de films (fiction) à son actif (dont Qorine, Jalti le gaucher, Les rameaux de feu, Le grain dans la meule, Le sang de l'exil, «Les enfants du soleil, Les marchands de rêves...) et autant de documentaires. C'est là son premier roman. Extraits : «Les musulmans ne savent pas aimer. Avant le mariage, ils courent les maisons closes, vite fait mal fait, ils en sortent soulagés, mais frustrés. Une fois mariés, ils saillent leurs épouses et exigent des garçons alors que c'est l'homme qui porte la semence» (p17), «Zakya dénonça l'alliance entre les colons qui limitent la scolarité des indigènes au cycle primaire afin qu'ils sachent peu et les musulmans qui l'interdisent à leurs filles afin qu'elles ne sachent rien» (p82), «L'entrée triomphale de l'armée des frontières à Alger annonça les tyrannies à venir «(p244) «La vie à Alger en ces premières années dindépendance était entièrement vouée au culte de la personnalité et aux activités du rais» (p 57) Avis : Passionnant. Une fin d'ouvrage un peu trop «accélérée». Il est vrai que l'écriture cinématographique prend souvent le dessus chez l'auteur. Mille et une vérités. Vivement une ou plusieurs suites... avec un titre plus court. «Une saga algéroise» suffisait Citations : «La voyance est un monde de ténèbres où la raison et la lumière ne rentrent pas» (p17), «Terribles sont les mœurs des Kabyles, effrayant est leur code d'honneur. Ils condamnent à mort des amoureux et baissent la tête devant des assassins» (p107), «Les chemins de l'amour sont pavés de grands renoncements «(p123), «L'amour est la plus belle des libertés.... mais il ne faut pas en faire une obsession» (p203), «Quand une seule personne souffre d'illusion, on dit qu'elle est folle mais quand c'est des millions qui en souffrent, on dit qu'elles sont croyantes. Les religions sont des fabriques de fous» (p205), «Se taper la femme d'un grand voleur qui tape dans les caisses du trésor public est un bras d'honneur adressé à tous les corrompus de son pays» (p398) Nomade brûlant. Roman de Amina Mekahli. Anep Editions, Alger 2017. 750 dinars, 222 pages (Fiche de lecture déjà publiée. Pour rappel) Une histoire compliquée d'un tout jeune enfant de nomades, ni orphelin, ni abandonné, «enlevé» à ses parents biologiques durant la guerre de Libération pour être «adopté»... «enlevé» - grâce (?) à un jeune soldat aux yeux bleux (l'officier de Sas) l'ayant choisi au détriment des autres de sa classe... une véritable «roulette russe»- par une famille européenne de France. Plutôt par une institutrice stérile raciste sur les bords et nymphomane (Claire). Le temps passe, mais l'enfance est là, avec ses souvenirs et avec ses déchirures profondes. On n'arrache pas impunément une jeune pousse de sa terre naturelle. Bien sûr, les fruits paraissent beaux, tout particulièrement au jardinier (la mère adoptive). Ainsi, le hasard a fait que l'enfant devenu grand s'est transformé en illustre médecin psychiatre... et comme tout bon psy', il ne manque pas de s'auto-psychanalyser. Il se découvre apatride, exilé, damné, ayant changé de nom et de langue, oubliant (obligé !) presque tout : sa mère biologique (Dhawya) qui, elle, ne l'a pas oublié, sa dune, son désert, son palmier... toute son identité profonde. C'est là tout le drame d'un pan tragique de la colonisation et de sa «lutte» contre les combattants pour la libération du pays. En enlevant leurs enfants pour les transplanter ailleurs. Un pan qui commence seulement à être abordé, écrit et décrit par des Algériens (voir le dernier ouvrage de Slimane Zeghidour... édité en France et présenté dernièrement in Médiatic)«.Celui des «Centres de regroupement» ! Car l'enfant des étoiles et du soleil a connu, avec ses parents et bien d'autres nomades, de véritables camps de «concentration» ne disant par leur nom: «attachés comme des chiens avec des chaînes longues comme un village et hautes comme un mirador»... Des prisons à ciel ouvert («limité par des frontières, des vraies, par-delà lesquelles la mort seulement guette ceux qui osent les franchir sans autorisation..»)... que même les anciens officiers (des Sas) n'ont osé aborder. Trop de remords certainement. comme le personnage de Serge, l'officier qui a organisé le «kidnapping». A la fin, il y a bien un retour au pays... mais le «regroupement», volontaire cette fois-ci, ne s'est pas passé comme prévu... L'Auteure : Née à Mostaganem. Romancière, chroniqueuse, poète, traductrice. Plusieurs ouvrages. Premier roman, «Le secret de la girelle». Note complémentaire : Décédée suite à une longue maladie, dimanche 8 mai 2022, à l'âge de 55 ans. Extraits : «Je n'y comprends rien à ces phénomènes de mode. Tous ces types sont pareils pour moi; ils utilisent la réalité des autres pour devenir célèbres et puis hop ! Ils se coupent de cette même réalité«en s'en éloignent le plus possible en faisant appel à nous pour faire barrière entre eux et ceux qui les aiment» (Un agent de sécurité, p 16), «Le mode de vie nomade de la plus grande partie de la population a été le plus grand obstacle que la France ait rencontré en Algérie, pour asseoir sa domination et prendre «possession des meilleures terres cultivables... Le première étape a été«de tenter de déstabiliser ces nomades en modifiant leurs modes de vie ancestrales» (p. 138),«Les camps de regroupement... n'ont fait qu'achever le processus de «dépossession» commencé en 1830» (p 140), «La France ne nous a pas seulement enfermés dans des camps nous et nos familles non ! Elle a enfermé l'Algérie tout entière pendant 130 ans dans son passé avec ses ancêtres. Pendant 130 ans, personne«n'a eu de présent et encore moins de futur, personne n'a évolué normalement comme l'a fait le reste du monde entretemps. Et, nous voilà aujourd'hui décalés et tiraillés entre ces ancêtres qui nous ont quand même aidés à survivre à l'horreur et un avenir qu'on ne sait pas dessiner. Et, c'est le pauvre présent qui trinque et qu'on veut fuir» (p 200) Avis : Ecriture au parcours «nomadisant», difficile à suivre, tout particulièrement au début. Un véritable cours de psy' clinique ! Un peu trop, peut-être ? Citations : «Brûler son identité n'est pas du tout facile à faire, c'est un suicide plus laborieux, plus lent et plus définitif que la mort elle-même. Mais brûler l'identité d'un peuple est le crime ultime : celui qui tue par-delà la mort elle-même» (p 69), «Le désert, c'est un peu comme Dieu, personne ne demande ce que c'est, car tout le monde croit le connaître. C'est pratique, c'est comme Dieu : tu n'as rien à expliquer. Sans doute parce qu'il est, lui aussi, grand devant la douleur des hommes» (p 80), «Nous utilisons«souvent des expressions entières pour dire de petites choses insignifiantes... C'est cela aussi le mystère de notre langue. Les sens cachés, suggérés, insinués, les évocations subtiles. Notre langage est un exercice du mystère» (p 87)