Comme par un effet de perpétuel ricochet, ce thème-parasite de l'exil s'engouffre dans les interstices laissés vacants entre les lignes que construisent les phrases, les mots et les chroniques. Est-il un mythe, une obsession ou un pis-aller de la vie? On n'en sait rien. Il nous arrive parfois de croiser des regards et des univers autres que les nôtres, de subir l'injection massive d'une réalité étrange et brute à laquelle on s'y est attendu le moins, d'espérer malgré nous, la fin de la phase de pouls dans une course effrénée vers une issue jusqu'au dernier instant incertaine. C'est cela l'exil à mon avis. Des interrogations quelquefois tourmentées, un quotidien au souffle saccadé, une énorme pression qui pèse sur le cerveau, le cœur, l'esprit et les épaules. Cela n'évoquerait sans doute pour celui qui le vit ou le ressent qu'une quadrature du cercle et guère davantage. Flux continu d'images, de vérités, de circonstances et de souvenirs qui fascinent, troublent, perturbent! Aussi vieux que le monde, l'exil transporte les esprits dans le temps, les ensorcelle, les subjugue, les torture et les malmène tout aussi pareillement. Abstraction faite de la tradition du patriarche Abraham et Agar, sa femme et celle du messager de l'Islam avec sa fameuse «Hijra» (hégire) de la Mecque à Médine en 622 de notre ère, l'histoire nous rapporte aussi les récits des tentatives d'exil du philosophe Socrate (470-399 AV-J.C) avant qu'il fût condamné à mort par la cité athénienne en buvant de la ciguë, l'exil de Napoléon Bonaparte (1769-1821) au lendemain de la défaite de Waterloo en juin 1815 à l'île de Saint-Hélène après l'escale de l'île d'Elbe, celui de l'émir Abdelkader (1808- 1883) en France, puis à Damas en Syrie, et celui d'Ovide (43 AV. J.C-18 A.P-J.C), que je trouve assez intéressant pour m'y étaler un peu plus dans les lignes qui suivent. Poète à ses heures perdues, ce dernier fut expulsé par le roi Auguste chez les Scythes, à Tomis, aujourd'hui Constantza en Roumanie, un comptoir fondé par les Grecs au VII siècle A.V-J.C sur la Mer Noire, près de l'estuaire du Danube et du pays des Thraces. On lui a reproché entre autres choses le fait d'écrire "l'Art d'aimer", un ouvrage jugé scandaleux de par ses propos et ses allusions grivoises, portant atteinte aux mœurs et à la morale de l'époque. Ovide en avait tant souffert puisque, pour lui, Rome est le centre du monde, sa ville lumière, là où avait eu lieu sa naissance, où il avait passé son enfance et son âge adulte. N'empêche que cette expérience traumatisante l'eût aidé à terminer deux œuvres majeures "les Tristes" et "les Pontiques". Tomis fut certes sa ville-tombeau mais n'en demeure pas moins qu'elle ait également été sa muse inspiratrice. L'exil est une épreuve qui forge et façonne les muscles du cerveau dans la mesure où il nous mène sur une barque de pérégrinations de moins en moins tranquilles, qui finit par secouer le cocotier de nos méninges et déboucher sur une œuvre humaine d'envergure que ce soit en art, dans la création ou dans d'autres domaines. J'ai eu personnellement la chance de rencontrer un hongrois, artiste de son état. Lequel m'a expliqué que l'exil n'est plus ni moins qu'une manière d'être dans le monde. Il est à l'en croire cette énergie fiévreuse et électrique qui prend à pleine gorge l'âme de celui qui quitte sa terre natale. De telle sorte que ce dernier en soit aspiré en entier, pataugeant entre la douleur initiale de l'abandon de sa mère-nourrice, les sursauts ultérieurs de sa conscience qui dessinent tantôt des hauts, tantôt des bas, les petites chutes morales, les remords et les efforts qu'il aurait consentis afin de se libérer du périmètre de sa prison intérieure. Sensation que ce dernier nie, toutefois, cache et déteste parce qu'elle le renvoie à lui-même, sa précarité existentielle, sa condition d'être fragile. Ainsi s'efforce-til à la transformer en un outil pour l'invention du possible. Ce possible insaisissable, fuyant, hors de portée...lointain. L'écrivain franco-algérien Azzouz Beggag pense, quant à lui, que juste le fait de franchir la porte de sortie du foyer nous jetterait forcément, peu importe la distance parcourue, dans les bras de cette terre mouvante de l'exil. Cela ne relève nullement de la longueur des kilomètres mais de la migration spirituelle. Mon prof de littérature comparée à l'université d'Alger appelle cela «le temps géométrique», moi, je préfère dire «le temps cosmique», c'est-à-dire, ce temps qui jumelle à la fois l'espace, le corps, la conscience et la nature. Probablement que les poètes qui recourent souvent à la métaphore des étoiles, de la lune, du soleil, des météores, des nuages dans leurs vers afin d'exprimer leur intériorité ne veulent, en somme, que nous attirer vers cet «abîme mystérieux» qui ne connaît ni le sens des heures, ni celui des jours, encore moins le nombre de bornes qui jonchent une route! Le foyer n'est-il pas après tout cet espace du feu, de chaleur familiale, et de réunion? Le lieu idéal où les uns et les autres se permettent de déterrer les contes anciens autour du «kanoun», ce brasier millénaire que l'on tisonne, remue par une branche du bois pour en extraire le jus des potins, des blagues, des devinettes et des anecdotes «ouvrez-moi! Ecrit le poète espagnol Federico Garcia Lorca (1998-1936) dans son recueil «Noces de sang», j'ai froid quand je traîne sur les murs et sur les cristaux. Ouvrez les poitrines humaines où je plonge pour avoir chaud». A la froideur du dehors supplée sans doute la chaleur du dedans. L'entrée ou le retour au bercail est une marche magnifique de puissance, dans une complicité amusée vers l'apaisement. Sinon aussi une victoire sur l'éloignement, le manque, la nuit, la solitude, la mort «chaque jour, dixit Mme de Staël (1766-1817) dans (Corinne ou l'Italie 1807), ma situation devenait de plus en plus odieuse. Je me sentais saisie par la maladie du pays, la plus inquiète douleur qui puisse s'emparer de l'âme. L'exil est quelquefois pour les caractères vifs et sensibles, un supplice beaucoup plus cruel que la mort». Tel un clou rouillé, ce supplice s'enfonce et se fond en l'être jusqu'au vertige, le menant vers les mondes insoupçonnés de la mélancolie. Une brusque fêlure dans l'espace-temps, un éclair foudroyant dans le mouvement, une absence dans l'isthme de l'oubli, une couleur bleu-grisâtre en forme de cercle vicieux... L'exil est un rapace dévoreur du temps à l'ombre duquel la lumière éblouissante et syncopée de l'eldorado séduit! Eldorado, quel mirage! Ce fut l'un des lieutenants du conquistador Francisco Pizarro (1478-1541), en l'occurrence l'explorateur Francisco Orellana (1511-1545) ayant découvert en Amérique du sud entre l'Amazone et l'Orénoque, une contrée contenant de formidables quantités de richesses qui aurait forgé ce mot : l'eldorado, c'est-à-dire, le pays de l'or facile. A vrai dire, le dilemme de l'exil stimule des réactions faussées, autrement dit, de rejet intérieur et d'acceptation extérieure, donnant à voir simultanément deux faces conflictuelles de la même médaille. A ce titre, le mensonge est un élément déterminant dans la vie de l'exilé, cela lui procure le plaisir de souffler un peu, lui permet de faire avaler la pilule à l'autre et le ramener dans son propre «piège d'incertitude» afin de rassurer, effet psychologique du rapprochement des consciences aidant, une longue espérance de vie à ses illusions. Car quand on se raccroche à la vie, on tente de sonder toutes ces voix multiples qui viennent du cœur, des entrailles, des gens qui nous entourent et partout ailleurs. De quoi faire monter l'enthousiasme à la fois endormi, péremptoire, mais assez souvent libérateur de nos pulsions résistantes. Lequel est à même de donner un allant sans égal à une vie qui semble un peu morne, monotone, en perte de vitesse, sans repères... Ainsi touche-t-on du doigt à l'intime. Ce qui révèle nos misères affectives, nos galères matérielles, nos insuffisances, nos tares sans que jamais nous ne pratiquions l'apitoiement sur nous-mêmes devant les autres, règle de la rigueur et de l'amour-propre oblige. Les décomptes solitaires des nuits sont un puissant vecteur de reconstruction personnelle, escale où seuls émergent les sensations et les frissons bannis, l'enfoui et le privé qui se sont perdus dans les recoins les plus sombres du subconscient. Et les voici à la fin du voyage nocturne désirs abandonnés, couchés, lovés sur eux-mêmes, négligés ou feignant de s'assoupir. C'est alors que retourne la raison, le moment propice pour que s'enclenche «le conflit du cœur avec lui-même» pour reprendre à mon compte l'expression du romancier américain William Faulkner (1897-1962), où l'on filtre dans la gibecière de notre être les sédiments qui ne semblent pas vouloir s'évacuer, où l'on décortique la réalité de cette belle utopie d'exil qui exalte tous les fantasmes, où l'on se révolte en catimini contre nous-mêmes. Quiconque s'adonne à cette plage solitaire qui avale les douleurs sans analgésique, s'émerveille. L'important, c'est que ce jeu de cache-cache avec l'insomnie, parce que c'est de cela dont il s'agit en effet, perdure. Jeu auquel on ne puisse somme toute à aucun instant s'y soustraire puisqu'on serait comme tenté par ce désir irrésistible jusqu'à la compulsion des sens d'effleurer nos états d'âme, les toucher, les manipuler, les palper «on peut dire, écrit le sociologue algérien A. Sayad, que c'est toute l'expérience de vie de l'émigré qui oscille sans cesse entre ces deux vérités contradictoires de «el ghorba». Faute de pouvoir répondre à la contradiction dans lequel il est ainsi enfermé, car il lui faudrait renoncer à émigrer, il ne peut que se le masquer». Mais masquer quoi au juste? Le trou, le sillon, la ligne de crête qui tracent les contours de sa vie bicéphale, divisée entre un présent qui lui échappe et un passé auquel il ne peut plus revenir. Quand un immigré ou un exilé regarde le chapelet des années lui filer entre les doigts, l'angoisse devient sa seconde nature. Il fera très noir dans son cœur comme ses cheveux seront au fil de ces années qui passent très vite tout aussi blancs d'ailleurs. Ne dit-on pas dans l'Algérie profonde que l'exil rend les cheveux blancs et les cœurs gris? Cheveux de neige, flocons de chagrin, vagues d'écume, rameaux d'un soleil déclinant sur les cimes de l'âge. Jules César (100-44 AV-J.C) n'avait-il pas pleuré à Cadix en Andalousie devant la statue d'Alexandre le Grand parce qu'à 30 ans, il n'avait rien accompli? «A mon âge, rouspète-t-il, Alexandre avait conquis le monde». C'est dire combien il est dur de se sentir happé par les entrailles du vide, la course des années, le creux du temps... En choisissant l'exil, l'homme a accepté en quelque sorte de l'épouser, l'entretenir, le servir et y être lié par un contrat à durée indéterminée. Autant dire, être à la merci de cette suite de petits riens, apparemment sans profondeur qui l'arrime à une double absence d'ici et de là-bas, englué en luimême, prisonnier de ses jours lents et fades. C'est là qu'il fait corps avec ce reflet-là du «disparu volontaire» entre deux mondes, s'y complaît, convaincu du provisoire de sa situation. Un provisoire qui dure toutefois, pique ses tripes jusqu'à la pointe de la moelle épinière. A vrai dire, on ne saurait parler de l'exil sans évoquer la vie de Jean Amrouche (1906-1962). Celui-ci en a subi plusieurs en même temps. Exils qui lui ont collé aux basques, obsédé, travaillé pour longtemps de l'intérieur. Il est d'abord l'exilé de conscience, puis d'identité, de religion, de terre et de plume, "Aujourd'hui, écrit-il dans son recueil poétique (Cendres, 1934), j'abandonne ce lieu/où j'ai cru si longtemps que mes pieds poseraient/ pour jamais/ ces sépulcres offerts au soleil dévorant/ ces femmes ravinées dont les mains sont tendues/ non vers le ciel trop pur / mais vers le pays de l'or et du travail facile/ J'appareille aujourd'hui vers une autre colline / un pays jamais vu par des regards humains / sous un arbre aux bras longs /comme un regard de mère». Amrouche a hérité de la douleur de sa «mère-batârde» un amour incommensurable pour sa mère-génitrice, une réciprocité fructueuse pour cette «Fathma Aït Mansour-Amrouche» écrivain au cœur tendre, accueillante, brave et attachante! Il a eu ensuite cette rarissime singularité d'être chrétien dans un pays foncièrement musulman, d'être aussi partagé entre la sédentarité naturelle dans sa langue maternelle «le kabyle» et l'errance poétique dans la langue française, ce «butin de guerre» comme dirait Kateb Yacine. Sa vie ne fut autre que «la synthèse dramatique d'un outsider» qui avait su cependant jouer dans la cour des grands, retournant à son avantage ce qui aurait pu, a priori, constituer son talon d'Achille. C'est pourquoi, il a réussi avec virtuose à passer en particulier dans ses textes de l'état du déchirement identitaire (algérien-chrétien) à une attitude de conciliation que peut sans doute résumer l'énigmatique formule : la quête «généreuse» des origines. Sans doute le paysan kabyle dont il est le modèle de par son milieu familial à Ighil Ali (Petite-Kabylie) a un rapport charnel avec sa terre. La terre et la mère sont ses éternelles obsessions. Des obsessions épidermiques en lien direct avec le sang. Peut-être était-ce pour cela au demeurant que Mouloud Feraoun (1913-1962) aura intitulé son célèbre roman "la terre et le sang"? Ce sang pur, chaud, bouillonnant, fertile qui a irrigué au long des siècles par ses abondantes rigoles les terres numides de Massinissa, Jugurtha, Firmus, Ben Boulaïd.... Un jour, un chibani m'a informé à Lyon que ses tripes se réchauffaient vite dès que ses pieds foulaient le sol du bercail, qu'il se sentait hors d'atteinte, dans un univers parallèle qui n'est pas tout à fait celui de ceux qui l'accueillent ni non plus celui de ceux dont il vient de quitter le territoire. Dans sa tête, deux vies s'affrontent, lentement, longuement, patiemment sans pouvoir s'éviter ni se dépendre, encore moins s'entrechoquer : la vie d'ici et de là-bas. Comment peut-on décrire cette exquise joie de retrouvailles, ce lieu inconnu de l'espérance, cet entre-deux qui nous permet l'évasion, l'ivresse, et un défoulement à nul autre pareil à nos poitrines oppressées par le fardeau de l'absence? Comme si la solitude, l'abandon, l'érosion de soi, les tourments de ces années de "froid", car l'exil s'apparente à une banquise de glace, se diluent dans une alchimie nouvelle. Rien à voir avec la plate mièvrerie de l'hexagone. Ici, c'est le ressourcement auprès des siens. La délivrance. On entend partout les chuchotements des nôtres, leurs voix abasourdies, les cris de bébés, quelques rires par ici, quelques clins d'œil par là, paires d'yeux étincelants rassemblées en ronde et scrutant chaque détail de notre physionomie, nos traits de visage, notre corps dans l'attente d'ouvrir la valise, le coffre-fort des cadeaux, point de mire des regards, boîte à surprises. Un émigré sans valise est comparable à un arbre sans branches. Sans racines! Car la valise est le propre destin de l'exilé, sinon sa carte d'identité. Les Pieds-Noirs d'Algérie n'étaient-ils pas obligés de quitter leur terre natale sous les menaces du fameux slogan "la valise ou le cercueil"? Prendre sa valise signifie que l'on s'égare quelque part, que l'on coupe le cordon ombilical qui nous rattache à notre matrice originelle, que l'on assume pour de bon notre destinée de nomade. Un homme qui s'en va est un soleil qui se couche, une vie qui se déplace, du doute, du stress, du vide avec cette touche de flottement, ce zeste d'amertume derrière le dos, ce soupçon d'aventure dans le vent. On n'a pas parfois besoin de grand-chose pour que s'ouvrent les vannes de la curiosité et que se trouve démarrée la quête, peut-être illusoire, hypothétique, peu évidente, de nous-mêmes, nos origines dispersées, nos racines enfouies «une identité-racine, écrit le martiniquais Edouard Glissant (1928-2011) ne tue pas autour d'elle, mais au contraire, étend ses racines vers d'autres», rayonne, brille. Ironie du hasard, 50 ans après l'indépendance, ces enfants du pays «la grande fratrie» comme dirait le romancier Yasmina Khadra pleurent encore à chaudes larmes cette terre qui les a vus naître. Ce pays du paradis terrestre, ses paysages oniriques, son désert magnifique, ses oasis paradisiaques, ses foggaras prodigues, ses gens simples, ses amours naïves, ses plaines fécondes, son eau douce, ses dialectes exotiques...sa baraka! L'Algérie est belle et rebelle. Une femme au corps de déesse, à la poitrine généreuse : la Mitidja, la Soummam, l'Atlas, les Bibans...etc., dont la rage de vie, les excès de nerfs, les extravagances et les emportements fougueux coupent le souffle. Elle habite les contes de mille et une ivresses. Elle envoûte et ne peut qu'arracher une larme à ses enfants, ses amants, ses amoureux. La larme de nostalgie. En exil, les hommes ne sont qu'absence, une existence transparente, sans poids, sans goût, sans horizons intérieurs, hélas! Une fois, assis dans un café d'une ville hexagonale, en train de prendre un verre avec quelques copains, j'ai été surpris par le regard d'une vieille d'allure européenne -- au fait j'ai su par la suite qu'elle est pied-noir-- qui insistait sur moi. J'ai beau tenter de me détourner, la dame continue de me fixer comme pour vouloir se confier, me dire quelque chose, me livrer un secret inavouable, puis, me sourit incessamment. Un sourire plein de demi-teintes et de pans d'ombre avant de s'approcher enfin près de moi, glissant dans mon oreille à trois reprises «one two three vive à l'Algérie!». Un chant qui remonte à très longtemps, aux ères révolutionnaires de «We want to free Algérie!» que les supporters algériens avaient entonné la veille lors de la rencontre du Mondial de 2010 entre l'Algérie et l'Angleterre qui s'est soldée par un nul, donc, l'élimination quasi certaine des Fennecs avant le match contre les Etats-Unis. Après un bref silence, elle s'est accroupie à mes genoux en me soufflant, dynamique, un brin joyeuse, «tu es algérien non?», «oui, bien évidemment, mais comment vous l'avez deviné?», «c'est simple, sourit-elle, je l'ai lu dans tes yeux, après tout, tu peux me tutoyer, je suis ta sœur». Ah! Qu'ils sont curieux ces yeux qui remplacent en une minute une carte d'identité! Quelques secondes après, son mari la suit, et me dit alors sur un ton compatissant ; terriblement nostalgique «personne ne peut guérir de la magie de l'Oranie, du charme de ses filles, des rivages au sable fin de Mostaganem, des siestes caniculaires de Relizane, des vignes et du vin du Mascara..». Sur ces entrefaites, non seulement cela m'a ému mais m'a mis aussi des journées entières sur la piste d'une réflexion ambiguë et subtile sur cet impossible oubli. J'en avais retiré personnellement, je dois le dire en ce papier, un certain sentiment de fierté quant à l'évocation panégyrique de la beauté de mon pays. Sentiment mêlé d'une pathétique compulsion hélas, quelque chose qui ressemble à une atroce auto-culpabilisation parce que je suis comme la plupart des jeunes de ma génération, victime des ravages de l'école fondamentale. Autrement dit, à côté de la plaque des questions de la mémoire, de l'histoire et de l'héritage de la diversité que nous ont légués les anciens. Quel dommage! Racontant en mots crus sa souffrance après sa fuite de la Grèce des colonels en 1974, la chanteuse Angélique Ionatos est justement comme remontée, prise dans le courant de cette lutte acharnée au quotidien contre l'oubli de ses racines en hexagone, sa terre d'exil « je n'ai pas choisi l'exil, écrit elle, je l'ai subi et j'en ai souffert. Pour m'intégrer, donc, pour survivre sur la terre «d'accueil», il m'a fallu pour quelque temps renoncer à mon identité. Et pour commencer, il fallait apprendre la langue étrangère, sinon on n'existe pas». Est-il possible en fin de compte de s'intégrer dans une société d'accueil pour s'y désintégrer, s'y oublier, s'y effacer, bref mourir à petit feu? Atroce dilemme suspendu comme une épée de Damoclès sur la tête et la conscience de chaque immigré, chaque exilé...chaque réfugié, etc. La poésie y est sans doute le seul remède. Elle allège les morsures de l'exil, rend celui-ci moins lassant, plus attirant, chantant, mélodique! La poésie est une lumière qui baigne, douce, apaisante, sans fausses notes dans la lourdeur des désespoirs muets, des blessures secrètes, des douleurs silencieuses. Lorca ne s'était-il pas glissé dans la peau d'un poète à NewYork, ville où il a vécu entre 1929-1930, alors étudiant à l'université de Columbia afin d'apaiser cette brûlure-là? New-York l'a obnubilé au point du désespoir. Au point où en seulement 7 mois de séjour, il a ficelé 33 magnifiques poèmes! Un lieu cauchemardesque où nichent des sentiments croisés de folle joie et d'orpheline solitude, d'opulence et de pauvreté, d'égalité et du racisme. Une ville insomniaque, hystérique, fantastique. On dirait un vampire aux ailes déployées à la recherche de sa proie. Proie d'un poète aussi fragile que sensible. Roseau écoutant les échos du monde, ses bruits, et ses cris profonds. Pierre poncée et polie par le jusant de la mer sur les grèves. New-York a transfiguré la sensibilité de Lorca à telle enseigne qu'il se soit accouplé avec sa démence et initié aux remous de ses bas-fonds. Milieu prospère au sein duquel pourtant la condition des noirs du Harlem City des années 1920-1930 était des plus déplorables! Mais en barde de l'amour bavard, de la tendresse coquette et de la virilité tranquille, Lorca n'avait jamais ménagé l'effort de courir derrière cette silhouette volatile...mobile de l'exilé, du transhumant, de l'opprimé, de l'apatride. Qu'il est triste de voir quiconque en venir-là! Car un homme sans pays est un corps sans cœur, sans esprit...sans asile! Qu'il est à plaindre ce gitan qu'il avait porté au bout de sa plume, homme de voyage, gitan de son Andalousie natale, berceau de métissage, de diversité et de culture, jeté en pâture aux aléas du temps, au délire des frontières ! L'exil n'est-il pas en fin de compte faiseur de paradoxes? Et le poète n'est-il pas souvent cet être désabusé et déçu de la vie qui est, pourtant, à l'intérieur de lui-même, une fabrique d'espoir, une machine de volonté, et une cendre incandescente dans une cheminée éteinte? "España en el corazón" (Espagne au cœur) écrit Pablo Neruda (1904-1973) pour décrire ce sentiment dur, impitoyable, contradictoire, nostalgique, terrible qui le remettait dans le giron de l'Espagne-nourrice --la lointaine puissance colonisatrice-- alors républicaine et résistante face aux phalanges du caudillo Franco! Dans son «Canto General», une encyclopédie détaillée d'une Amérique latine exilée d'elle-même, hors du cercle du rêve d'amitié et de fraternité, morcelée, écartelée par les conquêtes impérialistes de l'oncle Sam, il crie sa rage, son exil d'une réalité amère. C'est en escaladant le mont de Machu Picchu au Pérou que Neruda s'était investi cette mission de «chanter sous les ailes clandestines de sa patrie» pour reprendre sa propre expression. Sa patrie, c'est sa langue, sa culture, ses traditions, ses plaines, ses canyons, ses fleuves, tous ces pays de l'Amérique du Sud unis dans la fraternité qui l'appellent à une prise de conscience collective de son identité latine. Ironie du sort, quelques jours seulement après que le socialiste Salvador Allende ait été déposé le 11 septembre 1973 dans le palais de la Moneda par les milices du généralissime Pinochet, Neruda lui-même a rendu l'âme, laissant la porte grande ouverte à l'exil de centaines d'intellectuels, médecins, hommes de lettres chiliens partout dans le monde etc., et à l'esquisse de la plus sanglante période du Chili moderne. Et le rêve du poète enterré, hélas! Enfin l'exil n'est pas un mot léger à porter. Au contraire, c'est un sentiment lourd qui forme à l'école de la vie...décidément...