Encore un après midi printanier en ce vendredi 31 janvier 2020. Un ciel bleu d'azur où moutonnent des nuages blancs courant vers l'est. A peine une fraîcheur ressentie par ceux légèrement vêtus. Il est 14 heures passées et la foule est déjà là qui grossit rapidement, coincée entre l'imposant Park Mall et le siège préfectoral, le lieu habituel du rassemblement du hirak sétifien. Ils sont tous là : de nombreux visages qui sont devenus mutuellement familiers depuis le 22 février. On se salue, on se serre la main, on s'embrasse, on jauge du regard l'ampleur de l'attroupement qui continue de grossir. Et on est déjà satisfait, même content qu'il fasse beau et que la mobilisation citoyenne reste consistante. Les femmes sont franchement plus nombreuses ce vendredi : près d'une centaine. Sur le trottoir, au bas du bâtiment de la wilaya, on observe une exposition de coupures de journaux relatant les péripéties du hirak. C'est une initiative d'un citoyen. Sur la chaussée, comme un essaim compact, bat le cœur même du hirak de Sétif. Il est jeune, vigoureux et bouillonnant. Il est formé de jeunes gens et de jeunes filles. De cet agglomérat humain fusent les slogans repris en chœur par la foule qui l'entoure. Le catalogue y afférent, sans cesse renouvelé et enrichi, est mis en phase avec l'actualité. Exit les chants dédiés aux personnages sortis du radar de l'actualité. Bonjour à tout ceux qui sont entrés en scène sans que le hirak ne les ait invité. A tout seigneur, tout honneur, c'est, bien entendu, le président de la République, qui forme la cible privilégiée du hirak, surtout après ses propos sur l'exploitation du gaz de schiste. Ce projet controversé soulève le tollé général chez le hirak par le risque qu'il fait encourir à l'environnement, aux ressources naturelles et au monde vivant. Les citoyens - faut-il le rappeler ? – sont branchés et mieux informés des choses de ce monde grâce aux TV satellitaires et au Net. Toutefois, les premiers slogans, devenus des « classiques » dans l'anthologie hirakiste persistent : « Klitou leblad ya esserakine » (vous avez pillé le pays espèce de voleurs), « Dawla madania machi askaria » (Etat civil, non militaire), « Echaab youridou el istiklal » (Le peuple veut l'indépendance), « Djazair horra démocratia » (Algérie libre, démocratique), « ya hna ya entouma, ma ranache habsine » (ou c'est nous ou c'est vous. Nous ne nous arrêterons pas). On peut dénombrer à présent près d'une vingtaine de slogans clamés tout le long du parcours et du sit-in du hirak. Presque chaque vendredi l'anthologie hirakiste s'enrichit au gré de l'actualité et les contestataires redoublent de créativité artistique parfois féroce, souvent alliant humour et acidité, jusqu'à parfois l'excès même. Les slogans trahissent parfois les courants idéologiques qui traversent le mouvement contestataire. Mais jusque là, ce qui unit les contestataires du hirak semble plus fort que ce qui les sépare. Mais les tentations totalitaires et exclusives restent présentes même si les méfiances et les partis-pris s'estompent. Aujourd'hui, il est fait honneur à la Palestine que les puissances de ce monde veulent définitivement charcuter au nom d'un plan de paix cynique. Le drapeau de ce pays martyr flotte au milieu d'une floraison de drapeaux tricolores. La bannière identitaire berbère fait paisiblement aussi son apparition. Elle ne choque apparemment plus personne et ne provoque aucune animosité chez les forces de l'ordre. Ceux là, peu nombreux, ce vendredi comme le précédent, ont l'œil observateur et vigilant pour parer aux mauvais coups de provocateurs qui se seraient infiltrés au sein du mouvement contestataire, fondamentalement pacifique, mais par vocation ouvert à tous. Les « jaunes » belliqueux que d'aucun désignent sous le terme de baltagias qu'on dit commandités par des milieux occultes ou interlopes ne donnent plus signe de vie depuis plusieurs semaines déjà. Et c'est tant mieux pour la quiétude générale. On n'observe plus, depuis le 12 décembre, d'arrestation de manifestants ou d'intervention musclée des forces de l'ordre contre le hirak à Sétif. Du coup, l'hostilité verbale à coup de slogans ironiques envers les hommes bleus, est redescendue au point zéro. Le hirak, dont le caractère pacifique n'est jamais pris à défaut y compris dans ses moments les plus durs, devrait pouvoir mener sa contestation en toute quiétude et en bonne intelligence avec ceux en charge de le protéger, lui aussi, des éventuels dangers qui peuvent le guetter. A 15 h tapantes, la foule se met en ordre de marche puis s'ébranle sur l'avenue de l'ALN vers le nord. Par délicatesse, le carré d'avant-garde est réservé principalement aux femmes. Mais d'autres dames et demoiselles se mêleront au milieu de la procession. Au niveau de la patte d'oie de l'ex commissariat (mouhafadha) du FLN, les marcheurs prendront la direction de l'est en passant par la rue de Casablanca, puis du quartier des poissonniers. Au niveau du CEM Bekhouche, ils emprunteront la rue du 24 février pour bifurquer vers le quartier de Bouaroua puis déboucher sur l'avenue du 1er novembre ( ex avenue de Constantine). Tout le long de ce parcours durant lequel il est fait étalage de tous les chants et slogans contestataires, le hirak a charrié quelques centaines d'autres personnes. Sur cette avenue médiane et rectiligne de la ville on peut évaluer l'ampleur de la procession à près de 3000 manifestants. Non, certainement pas, le hirak à Sétif, n'est pas mort. Ni, nulle part, ailleurs, au vu des informations rapportées par les médias. Après avoir fait vibrer de ses chants et « youyous » la longue avenue du 1er novembre, les marcheurs rejoignent sans encombre leur point de ralliement habituel et le hirak commence à perdre de son volume. Il est 16h 30. Apparemment impassibles, les quelques hommes bleus, voient la foule se disperser paisiblement. Ils en sont probablement satisfaits : encore un vendredi sans incident. Ne restent sur les lieux que les plus jeunes. Pour quelques instants seulement. Le terrible froid des hauts plateaux sétifiens les dissuadera sans doute de s'y attarder. H.ZITOUNI