En ce vendredi 27 décembre, le 45ème du genre, les esprits sont tendus et l'atmosphère est électrique aux abords du centre ville de Sétif, lieu rituel du rassemblement du hirak. Plusieurs dizaines de casques bleus de la police anti-émeute y sont présents, non pas pour faire de l'intimidation mais pour éviter l'affrontement entre d'une part, les troupes du hirak, habituellement pacifiques, et d'autre part un groupe de contre-hirakistes composé d'une trentaine de jeunes gens adossés à la clôture du mess des officiers tout proche du siège de la wilaya. Une muraille humaine en tenue bleu sombre est dressée sur la ligne médiane du boulevard de l'ALN pour séparer les parties antagonistes. Mais cette force sera juste dissuasive. A aucun moment, elle ne sera mise à l'épreuve. Les troupes du hirak, près de 2000 personnes, cinquante fois plus nombreuses que celles de l'adversaire, appliquent scrupuleusement le mot d'ordre de « selmya » et font semblant d'ignorer la provocation. Certains hirakistes en rigolent : « il y a dans ce groupe de baltagias (nervis) des têtes connues qui étaient il n'y a pas si longtemps avec le hirak » et de dire « ce sont nos frères, nous n'avons rien à leur offrir si ce n'est que de partager avec eux notre dignité ». Les hirakistes s'adonnent à cœur joie à leurs slogans habituels qu'ils essaient de remettre au goût du jour et surtout à l'actualité. Le nom du défunt général, ex chef d'état major, disparaît de la clameur et c'est au tour de celui du nouveau président de la république d'être raillé, sans ménagement. Par contre, du côté du groupe de contre-manifestants l'excitation est à son comble. On glorifie le nom du général major défunt. On salue l'armée adulée par le verbe et même par la main portée à la tempe en salut militaire. « Djiche echaab khawa khawa wel Gaid Salah maa ecchouhada » (armée et peuple sont frères et Gaid Salah avec les martyrs). On retourne, maladroitement jusqu'à l'absurde, le slogan du hirak : « Dawla askaria machi madania » (Etat militaire, non civil) !!! Mais les plus inouïs ce sont les slogans totalitaires et haineux envers les contestataires du hirak : ceux-là sont traités de « zouwawa » (zouaves) et « khawana » (traitres), de harkis et de « Ouled Fransa » (enfants de la France), une vieille rengaine usée jusqu'à la corde pour paraître plus patriote que l'autre. Les Kabyles sont, eux aussi, violemment pris à partie. On moque la bannière identitaire et culturelle berbère : « chiffon de la fourchette » (en allusion à la lettre tifinagh portée au cœur de ce symbole). On remet aussi au menu les antiques propos totalitaires de Benbella « l'Algérie est arabe, arabe ». La foule hirakiste répond alors indirectement en chœur : « Les Algériens khawa, khawa. Hebbou ifferkouna bel adawa » (Les Algériens sont des frères. On veut nous séparer par la discorde). La police est là, isolant efficacement et sans violence ce petit groupe mystérieusement bien bravache. Elle n'utilisera pas de violence sur aucune des deux parties. Elle restera vigilante contre tout débordement qui n'aura finalement pas lieu ce vendredi 27 décembre à Sétif. Il est 14h 30. Un immense drapeau national flotte bien haut sur la foule qui décide de se mettre en marche. Elle prend la direction du nord de la ville et empruntera joyeusement l'avenue de l'ALN, puis la rue du Champ d'azur (Ararsa). Aux abords du siège de Radio Sétif, on arrosera bruyamment les environs du « ya sahafa ya, ya echiatine, ya el medhlouline », (Journalistes brosseurs sans dignité). En débouchant sur le bd des entrepreneurs (Harrag Senoussi), la procession protestataire bifurque vers l'ouest pour reprendre l'avenue de l'ALN (route de Bejaia) puis en direction du centre ville par l'avenue d'Ibn Sina. A l'approche de l'hôpital Saadna Abdenour, par respect aux malades, les marcheurs se mettent en mode silencieux sur quelques dizaines de mètres. Cette marque de respect et de civisme a été appliquée quelques dizaines de minutes auparavant devant un domicile mortuaire. Elle est aussi systématiquement utilisée à l'appel de la prière. Après, le bd Cheikh Laifa, le hirak a immanquablement droit à l'effet « tunnel » de la trémie passant sous la place de Bab Biskra. Un petit moment d'euphorie et de transe collective procuré par l'amplification de la clameur par le béton du tunnel. Au sortir de la trémie vers le stade Guessab, les marcheurs passent sans s'arrêter ni même ralentir devant le palais de justice (fermé en jour de repos) et le commissariat central. Aucune incivilité ou hostilité envers la police. Juste un slogan phare : « Atelgou el masdjounine, ma baouche el cocaïne » (Libérez les détenus. Ils n'ont pas vendu de la cocaïne). Les quelques policiers de faction devant leur siège semblent détendus, ils sont depuis longtemps rassurés sur le caractère foncièrement pacifique des gens du hirak. Ils sont juste pour le cas-où. Les marcheurs regagneront enfin leur point de départ où ils retrouveront le petit groupe bruyamment hostile, ceinturé par la troupe anti-émeute. Au nom de la miraculeuse formule de la « selmya » et par sagesse collective, il est tout simplement ignoré. A cause des risques de débordement, le hirak décide de rompre de suite les rangs et sa foule s'effiloche rapidement. Chacun rentre chez soi. Bonne et paisible année à toutes et à tous. Selmya, selmya. Vive l'Algérie démocratique et fraternelle. H.ZITOUNI